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Fiche de lecture en format word

Jean Echenoz, Ravel, Paris, Minuit, 2006. [Viviane Asselin]

LIGNE NARRATIVE ET LIGNE BIOGRAPHIQUE

Ligne narrative et ligne biographique

Si on avait à résumer le roman, on se rabattrait très certainement sur la ligne biographique qui s’y déploie. La quatrième de couverture l’exprime d’ailleurs fort bien : « Ce roman retrace les dix dernières années de la vie du compositeur français Maurice Ravel (1875-1937) ». Mais si c’est là l’intrigue – ces faits et gestes d’une personnalité fictionnalisée qui assurent la progression et la cohésion narratives –, il reste que cette ligne biographique est loin d’épuiser le récit. Même qu’elle est loin de donner un compte rendu exact de ce qui est à l’œuvre dans le roman, de ce à quoi un lecteur qui prendrait connaissance de ce résumé pourrait s’attendre et, à plus forte raison, de ce à quoi est habitué un lecteur de biographies.

Les apartés descriptifs et l’attention aux détails, dont le personnage de Ravel n’est pas toujours le sujet, tendent ainsi à occuper plus d’espace que le récit de la vie du compositeur. On en vient parfois même à chercher sa figure, sa présence, et l’on se demande bien ce que telle longue description ou tel détail apporte au récit (indice de réalisme ? chronique d’une époque ? j’y reviendrai) :

  • « Quant au paquebot France, deuxième de ce nom, à bord duquel Ravel va s’en aller vers l’Amérique, il a encore neuf ans d’activité devant lui avant d’être vendu aux Japonais pour démolition. Navire amiral de la flotte qui assure la traversée transatlantique, c’est une masse d’acier riveté coiffée de quatre cheminées dont une décorative, bloc long de deux cent vingt mètres et large de vingt-trois, sorti voici vingt-cinq ans des Ateliers de Saint-Nazaire-Penhoët. De la première à la quatrième classe, ce bâtiment peut transporter quelque deux mille passagers en plus des cinq cents hommes d’équipage et de l’état-major. Fort de ses vingt-deux mille cinq cents tonneaux, propulsé à une vitesse moyenne de vingt-trois nœuds par quatre groupes de turbines Parsons qu’alimentent trente-deux chaudières Prudhon-Capus développant quarante mille chevaux, six jours lui suffiront pour traverser l’Atlantique en douceur alors que, moins puissamment poussés, les autres paquebots de la flotte s’époumonent à en mettre neuf » (19-20).

En contrepartie, des événements a priori plus significatifs sont rapidement expédiés. La contribution de Ravel à l’histoire de la musique et ses ambitions (101) occupent par exemple moins de place que son intérêt pour la graphologie (46-48). En fait, lorsqu’à l’occasion le narrateur s’arrête à des événements plus significatifs, comme la genèse du Boléro, il tend à les dénigrer, à banaliser leur importance – encore qu’il s’agit généralement plus du point de vue du compositeur que du narrateur :

  • « Il est vrai qu’à la fin d’une des premières exécutions [du Boléro], une vieille dame dans la salle crie au fou, mais Ravel hoche la tête : En voilà au moins une qui a compris, dit-il juste à son frère. De cette réussite, il finirait par s’inquiéter. Qu’un projet si pessimiste recueille un accueil populaire, bientôt universel et pour longtemps, au point de devenir un des refrains du monde, il y a de quoi se poser des questions, mais surtout de mettre les choses au point. À ceux qui s’aventurent à lui demander ce qu’il tient pour son chef-d’œuvre : C’est le Boléro, voyons, répond-il aussitôt, malheureusement il est vide de musique » (80).

Il reste que le narrateur ne cherche pas – vraiment pas – à encenser son personnage, à souligner le génie ou le talent du musicien :

  • « Légèrement assis sous le clavier, que ses mains ne dominent pas mais abordent à plat comme en contre-plongée, la paume au-dessous des touches, il fait courir ses doigts trop brefs, très noueux, un peu carrés. […] Ce ne sont vraiment pas des mains de pianiste et d’ailleurs il ne possède pas une grande technique, on voit bien qu’il n’est pas exercé, il joue raidement en accrochant tout le temps. Qu’il gouverne avec tant de maladresse un piano s’explique aussi par la paresse dont il ne s’est jamais défait depuis l’enfance : lui si léger n’a pas envie de se fatiguer sur un instrument tellement lourd. […] Bref il joue mal mais enfin bon, il joue. Il est, il sait qu’il est le contraire d’un virtuose mais, comme personne n’y entend rien, il s’en sort tout à fait bien. » (44-45).

Si la ligne biographique du roman retrace les dernières années du compositeur, ces années se résument à cette synthèse énoncée par le narrateur : « De retour en France, ça ne va pas très fort. Ravel fume toujours trop, s’ennuie toujours autant, dort toujours aussi mal, est à nouveau tout le temps mort de fatigue, sans cesse tourmenté par des inflammations ganglionnaires chroniques et autres petits ennuis » (87). La ligne biographique se compose ainsi pour beaucoup de banalités et de répétitions – à l’égal de l’ensemble du roman.

Tout cela – tous ces défauts, ces incapacités – est peut-être avéré, mais on pourrait s’attendre à ce qu’un biographe n’y accorde pas ou peu d’attention. Le personnage de Ravel est, au contraire, presque essentiellement présenté sous l’angle de ses travers. Il faut dire qu’en choisissant de raconter les dix dernières années de la vie du compositeur, le narrateur en est quitte à relater le déclin du corps et de l’esprit qui caractérise cette période, Ravel étant atteint d’une sorte d’atrophie cérébrale qui lui sera fatale.

Arrimage entre ligne biographique et ligne narrative

Il me semble donc, à la lumière de ce qui précède, que la ligne biographique tend à se perdre dans une ligne narrative qui, dans l’ensemble, s’offre comme la chronique d’une époque – certes parcellaire et superficielle. On perd ainsi parfois de vue le récit de la vie de Ravel parmi tous les faits relatés ou, lorsqu’il est question de banalités sur le compositeur, on en perd parfois la pertinence dans l’économie du roman. À ce titre, deux exemples m’apparaissent particulièrement éloquents de ce qui est à l’œuvre dans Ravel.

  1. Après avoir révélé les insomnies du compositeur, le narrateur précise que celui-ci a inventé quelques techniques pour favoriser le sommeil, mais il n’en indique d’abord qu’une seule : « Technique n° 1 » (67), suivie d’une « Objection » (68) à cette technique. Le récit reprend ensuite son cours, jusqu’au chapitre suivant, qui débute abruptement sur la « Technique n° 2 », suivie elle aussi d’une « Objection » (83). La « Technique n° 3 » et son « Objection » interviennent encore plus abruptement, au milieu de l’autre chapitre (113-114). De même, enfin, pour la « Technique n° 4 » (119-120). Bref, ces éléments biographiques de la vie de Ravel se trouvent éparpillés au fil de la trame narrative, au point où, lorsque survient la seconde technique (et même les deux suivantes, inopinément), on avait oublié que le narrateur en avait annoncé l’énumération. Il est même possible que, lors d’une première lecture, le lecteur ait à revenir sur ses pas pour comprendre à quoi cette « Technique n° 2 » fait allusion.
  2. À l’inverse, au détour d’une description qui a peu à voir avec Ravel sinon indirectement (la description du bateau sur lequel il se trouve, par exemple), voilà qu’un détail biographique est livré par le narrateur. Il me semble, dans ce type de cas, que la description devient le prétexte pour introduire une information sur Ravel :
  • « Comme on se retrouve vite en pleine mer, les passagers se sont aussi vite lassés du spectacle. L’un après l’autre ont déserté la baie vitrée pour aller s’émerveiller des somptueux aménagements du France, ses bronzes et ses bois de rose, ses damas et ses ors, ses candélabres et ses tapis. Ravel demeure, préfère considérer plus longtemps possible la surface verte et grise, sillonnée de blancheurs instantanées, dans l’idée d’en extraire une ligne mélodique, un rythme, un leitmotiv, pourquoi pas. Il sait bien que cela ne se passe jamais ainsi, que ça ne marche pas comme ça, que l’inspiration n’existe pas, qu’on ne compose que sur un clavier. » (24).

Tout se passe comme si la description de ce moment de navigation permettait d’introduire la manière de composer de Ravel, information a priori significative qui se donne toutefois, dans cette hiérarchie de la narration, comme secondaire (autre exemple, p. 62-63). D’autant que l’élément biographique apparaît parfois subrepticement, risquant même de passer inaperçu :

  • « Il est aussi possible d’explorer le paquebot [il y a vraiment une fixation sur les bateaux!]. Bien que les passagers de première ne puissent pas entrer en contact avec ceux des classes inférieures, chez qui l’ambiance est plus relâchée, l’espace reste assez vaste pour qu’une telle visite occupe toute une journée. […] Ensuite il [Ravel] peut remonter vers les aménagements des superstructures, poursuivre sa lecture au café-terrasse, flâner près du gymnase ou jeter un coup d’œil au court de tennis sur le sun deck. Une seule fois, car il est peu croyant, il visite la chapelle qui, traditionnellement comme on le sait, est le premier espace aménagé sur un paquebot lors de construction puis le dernier à investir en cas de malheur » (42-43; je souligne).

Il n’en demeure pas moins que, au final, ce qui assure la progression et la cohésion de la ligne narrative, c’est la ligne biographique, de la tournée de Ravel en Amérique jusqu’à sa mort, en passant par la création du Boléro et l’apparition des symptômes de la maladie. Si on entend « récit » au sens strict – dont la progression ne s’embarrasse pas de descriptions –, ce sont donc et la ligne biographique et la ligne narrative que l’on perd de vue dans la profusion de détails.

PARTICULARITÉS NARRATIVES

STRUCTURE DU RÉCIT

Linéarité

Si, dans l’ensemble, le narrateur respecte la chronologie des dix dernières années de Ravel, il se permet à l’occasion des prolepses. En fait, non seulement s’en permet-il mais, en anticipant certains moments clés de la vie du compositeur, il tend à désamorcer la tension propre à une narration chronologique. La prolepse qui clôt le premier chapitre a d’ailleurs quelque chose de « spectaculaire » : « Il [Ravel] part en direction de la gare maritime du Havre afin de se rendre en Amérique du Nord. C’est la première fois qu’il y va, ce sera la dernière. Il lui reste aujourd’hui, pile, dix ans à vivre » (18) – encore que la quatrième de couverture, qui annonce que le roman porte sur les dernières années de Ravel, situe d’emblée le lecteur.

TECHNIQUES NARRATIVES

Identité et autorité du narrateur

D’abord, on se questionnera sur l’identité du narrateur, question d’autant plus difficile à répondre que, privilégiant parfois la narration indirecte ou un point de vue autre, il brouille ainsi la ligne entre son discours et celui de Ravel ou de tel autre personnage. L’incipit est d’ailleurs révélateur de cette confusion :

  • « On s’en veut quelquefois de sortir de son bain. D’abord il est dommage d’abandonner l’eau tiède et savonneuse, où des cheveux perdus enlacent des bulles parmi les cellules de peau frictionnée, pour l’air brutal d’une maison mal chauffée. Ensuite, pour peu qu’on soit de petite taille et que soit élevé le bord de cette baignoire montée sur pieds de griffon, c’est toujours une affaire de l’enjamber pour aller chercher, d’un orteil hésitant, le carreau dérapant de la salle de bain. Il convient de procéder avec prudence pour ne pas se heurter l’entrejambe ni risquer en glissant de faire une mauvaise chute. La solution de cet embarras serait bien sûr de se faire fabriquer une baignoire sur mesure, mais cela représente des frais, peut-être encore plus hauts que le devis d’installation du chauffage central, toujours insuffisant bien que récent. » (7-8)

Scène intime qui laisse croire qu’il s’agit ici de la perspective de Ravel, mais certains détails paraissent alors curieux, dont le fait de préciser que la baignoire est « montée sur pieds de griffon ». Le pronom indéfini « On » n’arrange rien à la confusion, lequel annonce une généralité alors qu’il s’agit visiblement de Ravel en particulier (je reviendrai sur l’usage des pronoms).

Chose certaine, le narrateur écrit après la mort de Ravel, mais raconte au présent. Chose certaine aussi, il n’est pas omniscient, ignorant certains faits – et soulignant cette ignorance en l’avouant tout de go : « Rentré chez lui, sans en parler à personne, Ravel écrit à Toscanini. On ne sait pas ce qu’il lui dit dans cette lettre » (81). En fait, décrivant les gestes du compositeur alors que celui-ci est seul, il n’a vraisemblablement pas été un témoin direct de la vie de Ravel. Du reste, on se demandera quelle est la part de réel et d’invention dans ce récit d’une vie dont « on sait très peu de choses bien qu’on puisse en supposer certaines » (85) . Il est d’ailleurs curieux que, d’une vie dont on sait peu de choses, le narrateur ait eu vent de la relation de Ravel avec ses orteils (82) – ou, à l’inverse, s’il s’agit d’une supposition, qu’il daigne prendre le temps d’inventer cet épisode sans pertinence apparente. L’identité et l’autorité du narrateur (en tant que biographe) se révèlent donc plutôt ambiguës.

Métalepses

Absent de l’histoire, mais pas absent du roman : le narrateur affiche parfois sa présence en s’adressant tantôt à son personnage (« Enfin bon, dit-il [Ravel] en se levant avant de retourner nager, des fois que ça marcherait comme La Madelon. Mais ça marchera beaucoup mieux, Maurice, ça va marcher cent mille fois mieux que La Madelon » [76]), tantôt au lecteur, selon toute apparence (« Outre Hélène, bien sûr, et Leyritz qui est un gentil garçon à la voix douce, un petit peu maniéré, il y a donc là pas mal de gens que vous ne devez pas connaître […] » [70]).

Le narrateur est également visible lorsqu’il intervient abruptement sur la façon dont il raconte le récit. Alors qu’il est à décrire le quotidien de Ravel sur le bateau qui le mène en Amérique, il coupe court : « Mais bon, tout cela va un moment et, comme tous ces jours se ressemblent, inutile de s’éterniser, passons sur les trois qui suivent » (43).

Il ne se gêne pas non plus pour commenter l’histoire et, même, pour rectifier un détail préalablement énoncé par lui-même :

  • « Il [Ravel] arrive en souriant, toujours très bien coiffé, costume anthracite croisé, l’œil alerte et le pas vif, assez ému de se retrouver devant les surréalistes qui l’intéressent peut-être plus qu’il ne le laisse paraître et se prête volontiers à l’opération : l’expert pose les mains de Ravel sur une plaque de noir de fumée puis sur du papier blanc et le tour est joué. […] Quant à l’expert, c’est une experte, Mme le Dr Lotte Wolff. On a gardé son commentaire. Il est complètement idiot » (108-109).

Usage des pronoms

Le narrateur passe régulièrement d’un pronom à un autre. Il fait, par exemple, du cas précis de Ravel une généralité presque universelle – lui déniant, d’une certaine façon, le caractère unique qui aurait justifié d’écrire une biographie à son sujet :

  • « Il dort et le lendemain, comme chaque jour de toute éternité sur les paquebots du monde, à onze heures on vous sert une tasse de bouillon sur le pont. Vous êtes couvert d’un plaid épais sur une chaise longue, bien au chaud malgré les embruns, vous buvez votre bouillon brûlant tout en considérant l’océan, c’est très bon. Des chaises longues de ce modèle, que l’on trouvera bientôt partout dans les jardins et sur les plages, sur les balcons et les terrasses, on n’en rencontre alors que sur les ponts des translantiques dont, en mettant pied à terre, elles garderont le nom par attachement » (33).

Ailleurs, le lecteur peut parfois se sentir concerné par un « on » (« On n’est pas obligé de croire cette histoire » [109]), ou par un « nous » (« Nous en sommes là » [110]).

FONCTIONNALITÉ NARRATIVE

Digressions, « épisodes » pour la plupart banaux, dont le lien à l’ensemble tient au fait qu’ils décrivent un aspect de la vie de Ravel… : je crois en avoir déjà suffisamment dit sur ces particularités dans la première section sur les lignes biographique et narrative.

ÉCONOMIE NARRATIVE

Abondance de détails dont la pertinence par rapport à la ligne d’intrigue est douteuse : là encore, ces particularités ont été abordées en première partie.

TRANSFORMATIONS ACTORIELLES

Si le personnage de Ravel connaît une évolution sur le plan chronologique (de sa tournée en Amérique jusqu’à sa mort), on ne saurait en affirmer autant sur le plan strictement romanesque – si je puis m’exprimer ainsi. Ce que j’entends par là, c’est que le personnage apparaît plutôt désincarné, évanescent; son portrait tient à très peu de choses. Le narrateur tend à documenter davantage ses traits physiques, voire certains traits de personnalité, que ses motivations.

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