I - MÉTADONNÉES
Titre : Le livre des peurs primaires
Auteur(s) : Guillaume Vissac
Date de mise en ligne : 18 mai 2011, publie.net, Collection Temps réel
Adresse : http://ulaval.publie.net.acces.bibl.ulaval.ca/fr/ebook/9782814503021/livre-des-peurs-primaires
Présentation ou résumé :
« Ce sont des fragments pris à la vie quotidienne. La vie ordinaire, celle où chaque jour nous sommes confrontés aux autres, dans la ville.
Gestes, paroles de chaque instant. Et même dans la solitude, la pensée, la confrontation à nous-mêmes, il y a la question posée au dehors, au temps, au devenir.
Le travail de l'inquiétude a toujours été le territoire de la littérature, récit ou poème.
Confrontons-le à l'immédiat, au présent. Faisons de ces blocs d'inquiétude notre affirmation esthétique, la beauté qui surgit, se dresse et compense.
Dans la première version de son Livre des peurs primaires, Guilaume Vissac avait accumulé 100 fragments qui devenaient une nouvelle écriture de la ville. Dans cette seconde version, non seulement ils sont complétés de 31 nouveaux fragments, mais l'expérience même de la lecture va changer: en contrepoint de la lecture linéaire, chaque fragment renvoie à un autre dans une multiplicité de nouveaux parcours. »
Processus de création du personnage/de l'univers/ du récit :
Le plus intéressant dans cette oeuvre est le double parcours de lecture qui permet d'articuler les fragments de façons différentes : on peut soit les lire dans l'ordre chronologique (ce que j'ai fait, question de commodité), soit dans l'ordre suggéré (en cliquant sur le lien qui se trouve à la fin de chaque fragment et qui nous mène au suivant). Le personnage se manifeste seulement par sa voix : on a affaire à un narrateur qui imagine comment différents moments banals de sa vie pourraient tourner au drame. On a donc accès à une réalité fantasmée et angoissante, mais bel et bien imaginée puisque presque tous les fragments de la première partie se terminent par « ça n'arrivera jamais ».
II- CONTENU GÉNÉRAL
Résumé de l’œuvre : Durant la première « saison », un narrateur visiblement angoissé, hypocondriaque, a des visions d'horreur : des corps écrasés dans une rame de métro, des explosions, des épidémies. Malgré sa peur et son malaise, le narrateur se rend à l'évidence : rien de cela n'arrivera jamais… Dans la seconde partie, le narrateur semble submergé par sa propre imagination et sa peur; une tumeur imaginée envahit son crâne, la migraine apparaît dès qu'il commence à y penser… mais pourtant, rien de ce qu'il imagine ne se passe vraiment, sauf peut-être la mort de son lapin domestique et les examens médicaux qui lui prouvent qu'il n'a rien.
Thème(s) : peur, mort, maladie, parole.
III – JUSTIFICATION DE LA SÉLECTION
Explication (intuitive mais argumentée) du choix : le titre figure dans la bibliographie du projet. La narration autodiégétique fait en sorte que le lecteur est vraiment plongé dans la pensée torturée du personnage, ce qui laisse présager une rupture surtout interprétative.
Appréciation globale : Réalité et délire sont indissociables dans les fragments; le tout devient rapidement répétitif, mais on peut, à force de répétitions, faire des liens entre les fragments et reconstituer un récit. L'intérêt me semble plutôt moyen…
IV – TYPE DE RUPTURE
Validation du cas au point de vue de la rupture
b) interprétative : Difficulté/incapacité à donner sens au monde (à une partie du monde) de façon cohérente et/ou conforme à certaines normes interprétatives; caducité ou excentricité interprétative; etc.
- Comme c'est le cas dans quelques autres romans du corpus, Le Livre des peurs primaires est porté un narrateur qui « augmente » sans cesse la réalité par ses fantasmes, ici suscités par des peurs (peur de l'échec, de la maladie, de la violence, d'une catastrophe, etc.) - je dirais que l'on a affaire à une excentricité interprétative. Aussi, le personnage se persuade de l'existence de certaines de ses illusions - sa tumeur au cerveau, entre autres, dont il ressent les symptômes, mais qui n'existe pas.
V – SPÉCIFICITÉS POÉTIQUES
Incursions de fictions diverses, surtout tirées de la télévision américaine (Dexter, Six feet under, etc.); d'ailleurs, les fragments son regroupés en « saisons » , comme les épisodes d'une série télé.
Configuration narrative : Les fragments peuvent être lus soit en ordre chronologique, soit selon un ordre imposé par des liens à la fin de chaque page. Je n'ai que brièvement suivi cette piste, mais elle me semble livrer les fragments selon leurs thèmes, de façon plus « cohérente » que l'ordre chronologique. Il n'y a pas de repères temporels dans l'oeuvre; elle se présente plutôt comme un ensemble de note prises au quotidien.
Voix : celle du narrateur est la seule présente dans l'oeuvre. Vers la fin (chronologique) de l'oeuvre, les fragments font souvent état d'une perte de vocabulaire, de la vacuité des mots, comme si l'oeuvre ne pouvat se terminer que lorsque les mots seront taris. Ex: « Je perds mes mots, ceux censés dire. Je fais tourner le moulin de la tête pour les traîner droit sur la langue mais ne viennent pas. Bientôt privé de vocabulaire en tête, je me contenterai de faire des sons ou bien des gestes avec les yeux, les mains ou les moignons du corps. Ou bien, tu sais, comme dans ces langues obscures dont on apprend seulement à dire qu’on sait pas dire ou bien aussi qu’on comprend pas ou bien à peine « où sont les toilettes » mais jamais plus, le voilà mon avenir. » (F. 230)
Certaines phrases sont hachées, réduites à l'essentiel (donc sans déterminants, sans sujet ou parfois sans verbe), comme des notes ou des pensées incomplètes.
VI - AUTRES REMARQUES
L'existence numérique du personnage est mentionnée à plusieurs reprises; comme ce denier n'existe que par sa pratique d'écriture, les traces qu'il laisse sont les seules preuves de son existence. Par exemple, les fichiers représentent du temps de vie archivé : « Pour une raison X, pour une raison Y, la compression échoue. Déjà supprimées de leur carte mère les images concernées retombent, illisibles, décomplexées, dans le vide du wallpaper. Je tente de les ouvrir, une à une, pour un résultat identique : bouillie, bouillie et bouillie de pixels. Ce n’est pas seulement 30 fichiers de perdus mais bien un mois de vie dématérialisée. A jamais disparue. Et c’est tout le projet qui clapote. Et ma vie à l’envers, genre, littéralement.» (fragment 99) ou « gvissac dorénavant ne parle qu’à coup d’#hashtags et d’@robase, au son des gazouillis numériques & ne lâchera plus un seul mot à voix haute » (F. 155)
Extraits :
« Un lien quelconque se brise entre pupille et narine : le nerf optique fait une boucle et se rompt, trop tendu derrière la paupière. Sentence énoncée lente dans la bouche d’un médecin myope : vous avez perdu l’usage de votre œil droit. Je porte un bandeau, comme les pirates, qui m’oblige a abandonner lunettes, verres et branches et adopter mono-lentille à gauche. Outre l’aspect purement esthétique de la chose, je me demande simplement si ce bandeau sera à même de couvrir aussi toutes ces fictions du bord de l’œil qui n’en finissent plus de crépiter autour de moi. » (Fragment 81)
« Il me quitte et je reste seul : bien sûr que c’est invivable, chaque seconde encore plus douloureuse que la précédente. Mais mon unique point de fuite se bouche déjà : ma vie sans lui, je l’ai déjà écrite. Alors qu’en faire et vers quoi m’orienter ? Je me pose la question qui résonne entre les murs vides de notre ancien lieu de vie. Une autre crise du logement, autre fiction, déjà perdue. » (Fragment 82)
« Diagnostique à sens unique, quelque part entre deux radiographies orbite droite : intolérance à la lumière, émanation, ondes visuelles, qui proviennent sèches et dures de tout type d’écran, LCD, tactile ou encre grise. Je ne peux plus travailler, ne peux plus vivre. On me raconte à mesure que je les rate les avancées technologiques pour lesquelles je n’existe plus, lentement je me décompose. Mais non, plutôt crever, je ne pourrai pas ne pas m’y perdre ni relever la tête : je ne pourrai pas. » (Fragment 84)
« Puis-je encore corriger ? Revenir en arrière, sauter quelques pages, remonter la reliure, faire en sorte que ces passages tragiques, péripéties, éléments perturbateurs, n’aient tout simplement pas lieu, n’émergent pas dans l’économie narrative et se retiennent d’apparaître. » (f. 102)
« Ma peur primaire la pire n’est pas une peur, n’est pas la pire, c’est une vision plutôt, et le qualificatif le plus approprié serait vraisemblable. Dans ma peur primaire la pire qui ne l’est pas, l’homme (il y a toujours un homme), de dos (il est toujours de dos), arrache un livre d’une vieille bibliothèque trop pleine. Il feuillette des pages blanches, repose le livre sur une table vide et quitte le champ, le cadre, l’image. Alors la vue s’élève, en plongée sur le livre, qui s’appellerait simplement Autobiographie(s), au-dessus du titre, il y aurait mon nom. Au dos, quatrième de couverture, une seule phrase le résume, sous forme de définition : Autobiographie(s) : n.f., récit d’un mec qui n’avait rien à dire.» (F. 180)