Ce personnage est caractérisé par l’impossibilité de le définir de manière stable et concrète. Ses contradictions, ses changements d’idée multiples et son refus de s’inscrire dans une continuité lui confèrent un caractère insaisissable. L’identité que l’on pourrait en certaines occasions lui attribuer est perpétuellement remise en question par le cours des événements, un possible délire ou encore par des problèmes de mémoire. Leur définition, finalement, réside presque entièrement dans cette impossibilité de s’établir – ou même ce désir de ne pas s’établir – de façon stable qui devient parfois, par le fait même, l’enjeu principal de son récit.
Des exemples notables :
Certainement pas – Chloé Delaume ;
Le docteur Lenoir, dans une enquête inspirée du jeu de Clue, tente de démontrer qu'il a été assassiné par six personnes avec six armes différentes. Les personnages sont alors tour à tour présentés. L’amnésie du personnage de Mademoiselle Rose amène un paradoxe, car elle ignore tout de son passé, donc de sa propre personne. Elle ne s’identifie plus à son propre corps, lorsqu’elle le regarde dans le miroir. Le fait qu’elle se souvienne de l’Histoire, mais pas de sa propre personne, lui enlève des repères, d’où son trouble identitaire : « Ainsi Aline Maupin ne savait plus rien d'elle, mais du reste du monde n'avait rien oublié. Elle se souvenait des guerres, de l'âge du capitaine, de la règle de trois et de Coco Chanel [et la liste continue]. » (p.41)
Les restes de Muriel – Patrick Boulanger ;
Après le suicide de Muriel, son ex-compagne, Marc s’isole dans son appartement dans le souvenir de celle-ci, ses rapport avec les femmes étant toujours extrêmement ardus. Il se laisse déchoir. Un certain paradoxe réside dans le fait que le personnage souhaite changer son destin malgré le fait qu’il reste concrètement passif. Il a aussi des excès de violence imprévisibles et inexplicables. Quand on pense le connaitre, un comportement incohérent avec le personnage que l’on connaissait survient.
La volière – Annie Chrétien ;
Un homme, le traducteur, qui ne se souvient plus de rien, se demande ce qui est arrivé à sa femme. Celle-ci s'est volatilisée avec la voiture. Certains délires paranoïaques, doublés d’une amnésie et du fait que le personnage ne fasse pas la différence entre réalité et fiction, expliquent toutes les incohérences identitaires du personnage. Le lecteur ne peut se fier aux évènements décrits par le narrateur : « Le traducteur s'était-il vengé? […] Était-il ce genre d'homme? Était-il le plus cruel des deux? […] Il ne se souvenait plus de rien, ne se rappelait pas. Vide, vide, vide. Une coquille vide, une tête emmurée. […] Quel genre de famille avaient-ils formée? Par quel genre d'absence étaient-ils habités? » (p. 58).
S comme Sophie – Pierre de Chevigny ;
« Le narrateur a un fils de trois ans et deux maitresses. Il pense souvent à une ancienne amoureuse, du nom de Sophie, qui l’a quitté ou… qu’il a tuée à coups de couteau, il ne sait trop. Il a entrepris une thérapie avec une psychologue chez qui il se rend régulièrement. Il se dit fou. » (quatrième de couverture). Le personnage ne sait plus distinguer la réalité du fantasme, ses souvenirs sont brouillés. Le paradoxe identitaire est ici, intérieur, puisque, malgré des hallucinations et des traumatismes, il semble vivre une vie normale. Le lecteur ne peut jamais se fier à ses anecdotes. Celui-ci est aussi confus du point de vue de la temporalité des évènements, ce qui mène vers un quasi-total chaos du récit.
Les revolvers sont des choses qui arrivent – Véronic Marcotte ;
Arrielle est internée après avoir tué sa mère. Elle souffre d’hallucinations. Elle a une interprétation confuse de la réalité. Elle imagine de nombreuses choses, comme l’existence d’un frère ainé. L’intériorité d’Arrielle est inaccessible tant au lecteur qu’à elle-même. Par exemple, elle croit avoir tué sa mère par amour.
Un homme effacé – Alexandre Postel ;
Damien North est veuf. À la suite d’une accusation de pédophilie, il est emprisonné. Le personnage ne comprend pas les conventions sociales. Son comportement est souvent incohérent, comme quand il plaidera coupable à ces accusations, sachant qu’il n’est pas coupable. Il voit en lui-même et énonce un problème identitaire, dans le perpétuel doute qui l’habite : « Lui-même était à ses propres yeux un mystère, une énigme. Mais s’il était incapable de connaître, pourquoi attendait-il des autres qu’ils le comprennent ? Ils ne pouvaient rien pour lui. Ce n’était pas leur faute; simplement ils ne pouvaient rien. Entre eux et lui, il n’y aurait jamais rien d’évident. Monstre hier, aujourd’hui victime : tout ce qui avait changé, c’était la nature du malentendu. Mais le malentendu lui-même, le malentendu persisterait jusqu’à la fin des temps. » (p.207)
Un cœur à l’étroit – Marie NDiaye ;
Nadia et son mari, Ange, sont professeurs dans une école primaire d’une petite communauté. Très soudainement, le regard que leur entourage porte sur eux change drastiquement. Tout à coup, on les insulte et les rejette. L’orgueil et l’infidélité de Nadia leur amèneront, à elle et son mari, les persécutions de l’entourage. Le personnage est paranoïaque. Sa perception des autres est complètement chaotique. Nadia sera de plus en plus coupée de la réalité. Cette identité ne se présentera pas sous forme de paradoxe binaire, mais bien comme l’exemple d’une personnalité qui sombre dans l’ombre. Tout, chez elle, autrement dit, dans son identité, se dégrade, ou mute vers quelque chose d’inexplicable. Par exemple, elle se sent grossir, sans s’apercevoir de sa grossesse. Il faut noter qu’elle expliquera son absence de menstruations par une ménopause prématurée.
Anima motrix – Arno Betina ;
Il s'agit de l'histoire d'un homme ayant dans la fin quarantaine, marié et père d'un garçon, qui est en fuite depuis environ trois mois. Il roule en voiture de luxe en Italie sans trop savoir où il compte aller, avec un Pakistanais retenu contre son gré dans sa valise d'auto, sans savoir s'il s'agit réellement d'un homme à sa recherche. Le narrateur affirme qu'on le pourchasse, car on l'accuse d'être lié au terrorisme. Il mentionne à quelques reprises qu'il est un ancien ministre macédonien, mais il dément cette affirmation à autant de reprises, s'inventant plusieurs autres passés. Au début du roman, il reçoit des appels de sa femme, Arté, qui est de plus en plus distante. Un jour, il reçoit un message vidéo de sa femme dans lequel il aperçoit ce qui ressemble à deux personnes faisant l'amour. Comme les visages ne sont pas visibles et que le narrateur n'a jamais vu sa femme nue (cette dernière préférant faire l'amour dans le noir complet), il ne peut savoir avec certitude qu'il s'agit d'Arté. Cette vidéo l'obsède et le blesse. Il continue donc son parcours, mais sans volonté, et coupe la communication avec sa femme. Il sait que ses poursuivants savent où il se trouve. Perdu, il découvre une demeure où il rencontre une femme et son homme à tout faire, un Chinois. Après être resté quelques jours, il fuit encore, accompagné par le Chinois et le Pakistanais, toujours retenu prisonnier dans la valise. Ensemble, ils roulent jusqu'à ce que la voiture rende l'âme. Le narrateur échange sa voiture dans un garage contre deux motos, laissant derrière le Pakistanais. Le Chinois et le narrateur se rendent dans une maison perdue dans la nature. Là-bas, les deux personnages vivent plutôt bien, mais le narrateur se blesse et la fatigue et la fièvre le font délirer. Il finit par partir et se mêle aux sans-abris d'une ville italienne. Il y fait la connaissance de Xénia, une prostituée avec qui il se lie d'amitié et qui lui fait oublier sa femme. Avec elle et une duchesse qu'il connaissait déjà, il voyage jusqu'à Bari. Il accompagne un jeune homme qui doit s'y rendre pour travailler. Une fois rendu, il fait plusieurs autres connaissances : des hommes errant, ayant quitté leur pays et ayant vu la mort, vivant maintenant sans ambition. Il passe quelques jours aux côtés d'un homme inconnu, avec qui il n'échange presque rien, vivant dans une cabane près de la mer. Le roman se termine par quatre fins différentes, ne révélant jamais qu'elle est la véritable raison de la fuite de l'homme, ne fournissant pas plus d'information sur l'adultère potentiel de sa femme et n'indiquant pas ce qui est advenu des autres personnages. La réalité fictive de certains passages reste d'ailleurs très ambigüe. Dans la première fin, il saute d'une falaise et entame la traversée de la mer à la nage. Dans la seconde, il saute à la mer et s'embroche sur un rayon du soleil. Dans la troisième, il saute de la falaise et s'accroche à un avion. Puis, dans la quatrième, il saute et est attrapé par un essaim d'oiseaux qui le dépose dans l'eau, Il faut noter incohérence du discours, des affirmations démenties, puis réitérées. Le lecteur ne peut jamais se fier aux dires du narrateur, dont le comportement rappelle celui d’un mythomane qui ne serait pas concentré sur la cohérence de ses mensonges. Absolument rien n’est certain, ou logique, dans le comportement du personnage. Par exemple, il commet des kidnappings. Il y a une pluralité d’évènements possibles. C’est le mensonge, ou l’incertitude, qui empêche le lecteur de saisir l’identité du personnage : « Le savoir et décider de s'en moquer parce que je ne peux faire autrement » (p. 75).
Univers, univers – Régis Jauffret ;
Une femme regarde cuire son gigot en laissant dérouler ses pensées. Elle semble balloter d’existence en existence. Cette pluralité d’identités est inventée par son imaginaire. Le souhait de changer de vie est le centre du récit. Son comportement incohérent dénote aussi une instabilité, malgré sa passivité, vivant cette confusion devant son gigot : « Elle se laisserait emmener dans n’importe quel hôtel particulier, n’importe quelle chambrette, elle aurait servi de chat, de chien, on aurait pu la mettre comme un écureuil dans une cage dont elle aurait fait tourner la roue toute la journée, pourvu qu’on lui attribue un rôle quelconque qui lui tienne lieu d’identité. » (p. 390)
Ormuz – Jean Rolin ;
Wax, passionné d’histoire navale et d’ornithologie, a décidé de traverser à la nage le détroit d’Ormuz. Il a chargé le narrateur de raconter cette épopée et de faire « l’inventaire de toutes les choses, des plus infimes aux plus majestueuses, susceptibles d’être décrites, chacune dans sa catégorie, comme la plus proche du détroit d’Ormuz » (p.140). L’incohérence identitaire de ce personnage réside dans le sabotage délibéré des projets qu’il avait lui-même élaborés. Le savoir ornithologique dont il fait preuve lui est complètement inutile dans son projet de traverser le détroit d’Ormuz, projet qui est lui même inexplicable et qui semble excentrique et sorti de nul part. Ses compétences et action ne collant pas du tout à ce projet : « en train de barboter dans trente à quarante centimètres d’eau, à plat ventre, l’homme qui ambitionnait de traverser le détroit d’Ormuz à la nage » (p.50)
Villa bunker – Sébastien Brébel ;
Le père et la mère du narrateur emménagent dans une villa située au sommet d'une falaise au bord de la mer, elle est en bien mauvais état et il est impossible d'en faire le tour puisqu'elle semble prendre sans cesse de l'expansion tout étant labyrinthique. Le fils, qui narre l’histoire, décrit lui-même la difficulté qu’il éprouve à saisir l’identité de ses deux parents. Sa mère sera en proie à des hallucinations, exemple parmi d’autres de leur étrangeté et de leurs contradictions.
Le vent dans la bouche – Violaine Schwartz.
Le personnage de Madame Pervenche, fanatique, s’investit d’une mission excentrique, inexplicable : elle est en effet présidente d’une association qui milite pour que la tombe de la chanteuse française Fréhel soit déplacée de cimetière. Elle ne vit plus que par cette obsession. Le fait que le lecteur ne puisse saisir l’identité de Madame Pervenche réside dans le fait qu’elle s’abandonne complètement à son fanatisme, créant une ambigüité quant à son identité, narrant à la place de sa chanteuse préférée, décédée, à qui elle cherche sans cesse une sépulture. Elle s’identifie complètement à cet autre personnage, inexistant mais omniprésent, prenant tantôt ses traits. Un trouble de la personnalité est mis en avant-plan.
Viviane Élisabeth Fauville - Julia Deck
Viviane se remémore sa journée. Son comportement est complètement inexplicable et incohérent. Elle tue son psychiatre, couche avec un suspect de ce meurtre, etc. Le lecteur peut, à la toute fin, réaliser qu'elle s'est imaginé plusieurs de ces évènements, comme la mort de sa mère, il y a plusieurs années. Elle est indéfinissable par le fait qu'elle a d'un côté, une imagination débordante, mais aussi un trouble de la personnalité, balançant entre Élisabeth et Viviane, deux personnages distincts dans sa psyché. Elle s'adresse souvent la parole à elle-même, en se parlant à la deuxième personne du pluriel: « Vous n’êtes pas en mesure de faire des choix. Vous êtes esclave de la nécessité, c’est une position qui vous convient très bien, vous n’en avez jamais réclamé d’autre.» (p.46), «À vrai dire, vous n’êtes même plus certaine d’être retournée, tout à l’heure, dans cet autre appartement que vous fréquentez en secret depuis des années. Les contours et les masses, les couleurs et le style se confondent au loin. Cet homme qui vous recevait, a-t-il seulement existé? […] Malgré le flou qui règne sur vos souvenirs, vous vous sentez très libre.» (p. 10)
Le culte de la collision - Christophe Carpentier
dolescent à tendance psychopathique de dix-huit ans, Tanguy Rouvet s'embarque dans un périple qui durera plusieurs mois et le conduira à Dijon, Chamonix, Toulon et El Elijo en Espagne.Ce dernier tue sa mère, est recueilli par une famille dijonnaise chez laquelle il change d'identité. Après un dur périple en montagne, il est hébergé par un couple chez qui il change encore une fois d'identité.Trois fois, le personnage principal adopte un nouveau prénom. À deux reprises, il déchire sa carte d'identité. Une fois, même, une chirurgie de reconstruction du nez et des oreilles lui donne l'occasion de changer son visage.“La véritable identité d'une personne n'est pas celle dont on hérite à notre naissance, mais celle qu'on parvient à se fabriquer soi-même, à force de tâtonnements.” (p.65)
Nuage rouge - Christian Gailly
Le narrateur, bègue, découvre son ami Lucien mutilé dans les bois; la femme qu'il venait d'agresser, et que la narrateur a croisé couverte de sang au volant de la voiture de son ami, lui a tranché les organes génitaux.Ce narrateur incertain, pleins de questionnements, va être mandaté par Lucien, dépressif et repentant, pour aller au Danemark intercéder en sa faveur auprès de cette femme. Il se nouera alors entre elle, veuve de marin qui ignore qui il est vraiment, et le narrateur, malheureux en ménage, une relation étrange, l'ancien bègue devenant amoureux d'elle et trahissant donc la confiance de son ami Lucien. Celui-ci se vengera: demandant à son ami de l'aider à se suicider, il mourra bel et bien, mais après s'être assuré que c'est son ami qu'on accusera. Le roman se lit donc comme une sorte de confession ou de témoignage du narrateur. L'interprétation et la justesse de la narration sont ici très proches et se recoupent par moments. Mais il y a certains éléments relevant du flou de la voix narrative qui questionnent la connaissance réelle que l’on peut avoir du monde et des évènements. C'est à travers la narration incertaine, indécise, souvent reprise, que l'identité vacillante du narrateur se dessine.
Tibère et Marjorie - Regis Jauffret
Tibère et Marjorie forment un couple depuis une dizaine d’années. Subitement, Marjorie annonce à son conjoint qu’elle veut le quitter et ne veut plus le voir, parce qu’elle l’aime trop. Suite à ce paradoxe, une panoplie d'autres évènements arrivent qui impliquent des membres du parlement et la soeur nymphomane de Marjorie. Marjorie a une peur inexplicable du sexe masculin et de tout ce qui en est un dérivé (fluides corporels). Marjorie est une femme désorientée et contradictoire, qui ne peut pas être seule, mais qui est incapable de se laisser approcher, car elle interprète mal les actions et les dires des gens qui l’entourent. Elle leur prête tous de mauvaises intentions, surtout aux hommes. Son rapport à la sexualité est également déconnecté de la réalité. Elle considère le sexe masculin comme un danger, comme une bête qui se réveille parfois et pourrait la tuer. Elle s’imagine que le ministre des Affaires étrangères a voulu la violer, alors qu’il lui a simplement parlé. À son départ, elle nettoie tout le salon par peur de tomber enceinte : « elle pensait aussi qu’il avait sans bruit vaporisé un nuage de spermatozoïdes dans l’appartement. » (p. 125) Lorsqu’elle était transportée dans une salle de l’hôpital pour y être soignée, elle « se demandait si elle n’avait pas été enlevée par un maniaque qui allait l’entraîner dans une salle d’opération désaffectée et la violer après l’avoir endormie d’une injection de penthotal (p. 35). » Ces interprétations faussées la poussent à agir ensuite de façon déconnectée, comme lorsqu’elle se rend à la Closerie des Lilas avec un soluté dans le bras, en trainant son pied à perfusion ou qu’elle enlève sa culotte devant le ministre pour lui présenter à son tour son sexe. Tibère, son amoureux ne réussit pas à la comprendre ou à suivre ses raisonnements. Selon lui, « Elle avait peut-être une douzaine de petits cerveaux comprimés dans son crâne, qui réfléchissaient chacun dans son coin, et lui conféraient une personnalité cacophonique. » (p. 67) « Elle ne l’étonnait jamais, il savait que ses neurones étaient connectés entre eux par un réseau de synapses beaucoup plus complexe que le sien. Cette organisation lui conférait une personnalité qui n’était pas seulement réversible, mais protéiforme, aléatoire […] » (p. 63-64)