Collection Poétique
BARONI, Raphaël, La tension narrative. Suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil (coll. poétique), 2007, 437 p.
Bilan narrativité
Raphaël Baroni, La tension narrative. Suspense, curiosité, surprise, Paris, Seuil (Poétique), 2007.
Objet de la démonstration
Baroni se prête à une poétique de l'intrigue en remettant à l'agenda des questions qui, jusqu'à tout récemment, avaient été refoulées par les théoriciens du récit : celles de l'intérêt et du plaisir pris à la lecture, à l'écoute ou au visionnement d'un récit - et donc celle, corollaire, de la pertinence de celui-ci. La réponse que le chercheur entend défendre se situe dans un trait fondamental de la narrativité : la tension narrative. Il aborde ainsi le récit par le biais de celle-ci, laquelle, éprouvée par le lecteur, suscite chez lui des effets thymiques (affectifs, passionnels), dont le suspense, la curiosité et la surprise. De manière plus générale, Baroni se prête donc à une exploration - voire à une réhabilitation - de la dynamique des passions dans le récit. Il propose moins un « nouveau » modèle du récit qu'une réactualisation des modes de fonctionnement canoniques de celui-ci, à la lumière des fonctions thymiques du discours narratif qui le rendent intéressant pour le lecteur.
Définitions pour récit / narrativité / autres termes centraux
Tout au long de son étude, Baroni utilise indifféremment les termes de « narrativité » et de « récit ». Pourtant, il affirme d'emblée souscrire à la définition de la narrativité formulée par Sternberg, lequel considère le récit comme une forme que la narrativité peut emprunter :
- « “Je définis la narrativité [narrativity] comme le jeu du suspense, de la curiosité et de la surprise entre le temps représenté et le temps de la communication (quelle que soit la combinaison envisagée entre ces deux plans, quel que soit le medium, que ce soit sous une forme manifeste ou latente). En suivant les mêmes lignes fonctionnelles, je définis le récit [narrative] comme un discours dans lequel un tel jeu domine : la narrativité passe alors d'un rôle éventuellement marginal ou secondaire […] au statut de principe régulateur, qui devient prioritaire dans les actes de raconter / lire” » (Sternberg, « Telling in time (II) : Chronology, Teleology, Narrativity » [1992], traduit par Baroni, p. 42).
Pour la définition du récit, Baroni s'inspire dans l'ensemble des travaux de Jean-Michel Adam en sémiotique. Celui-ci présente un récit qui prend en charge la description d'un devenir actionnel ou événementiel qui implique une chronologie. Baroni le formule ainsi : « [U]n texte structuré par une mise en intrigue dont la perception dépend du devenir d'une tension » (p. 42). Le récit repose ainsi sur une relation d'interdépendance entre tension et intrigue, deux dimensions narratives qui se définissent réciproquement à partir d'un point de vue thymique et structurel. À ce titre, Baroni entend réconcilier les pôles sémantique et compositionnel (la force et la forme) qui fondent le récit.
On le voit, à l'instar de Ricoeur dont l'influence est partout sensible (Temps et Récit 1), il assimile le récit à sa mise en intrigue. Il reprend du philosophe les principales caractéristiques de ce concept : chronologie, vectorialisation et téléologie du discours narratif, avec ceci de nouveau qu'il montre que la configuration des événements dans un ensemble discursif cohérent est gouvernée par l'action d'une dynamique tensive interne qui s'articule pour l’essentiel autour du couple compositionnel nœud-dénouement. Si Ricœur réduit l’importance de ce couple en lui préférant les notions générales de « commencement », de « milieu » et de « fin », Baroni en revendique la présence nécessaire, dans une définition plus étroite de l’intrigue qui met de l’avant un principe d’incertitude et d’incomplétude. Le processus de mise en intrigue reposerait donc à la base sur un discours réticent qui s’ingénie à retarder la communication d’une information que l’interprète souhaiterait connaître d’emblée — tout en se complaisant dans cette attente calculée.
Si Baroni insiste sur la présence d'une tension narrative dans le récit, il n'est pas le seul théoricien. Seulement, il se distingue en misant sur sa force, tant compositionnelle que passionnelle. Il la décrit comme le * « phénomène qui survient lorsque l’interprète d’un récit est encouragé à attendre un dénouement, cette attente étant caractérisée par une anticipation teintée d’incertitude qui confère des traits passionnels à l’acte de réception. La tension narrative sera ainsi considérée comme un effet poétique qui structure le récit et l’on reconnaîtra en elle l’aspect dynamique ou la “force” de ce que l’on a coutume d’appeler une intrigue » (p. 18).
De ce fait, la tension constituerait le « coeur vivant de la narrativité » (p. 17), le sens, même, du récit (p. 35), et ce, parce qu'elle active et soutient la fébrilité et l'intérêt du destinataire.
Toutes ces définitions inscrivent le récit dans une conception forte et resserrée : la transgression sur laquelle s'élève l'intrigue, instigatrice d'une tension qui retient l'intérêt du lecteur, appelle de ses voeux un rééquilibre et, donc, une résolution apaisante. Baroni présente donc un récit qui réussit son unité ; il est certes discordant en ce que, tout au long de son parcours, il multiplie les chemins virtuels qui catalysent les incertitudes, mais cette pluralité de chemins virtuels ne peut être observée, selon lui, que depuis la fin, d'où son insistance sur celle-ci.
Fonctions attribuées au récit
Par cette idée centrale de tension qui structure le récit et qui inscrit le discours dans sa propre téléologie, la posture de Baroni favorise la fonction cardinale du récit. S'il conçoit que celui-ci puisse résister à cette « avancée vers le sens » jusqu'à son point final, il soutient que l'interprétation / la lecture d'un récit est toujours téléologique, qu'elle ne peut être élaborée et complète qu'en fonction de la fin.
En vertu de ses affinités avec une sémiotique des passions, l'auteur prête aussi une fonction thymique, voire pragmatique au récit : il retrace les principaux types d'affects que l'on peut associer à la dynamique de l'intrigue et que le lecteur est susceptible d'éprouver (curiosité, suspense, rappel, surprise). La pertinence d'un récit s'évalue en grande partie, voire essentiellement par l'intérêt qu'elle suscite chez le destinataire ; intéresser : voilà donc la fonction que devrait avant tout assumer le récit.
Enfin, il reconnaît au récit une fonction anthropologique et cognitive, en tant qu'il est une ressource mentale de base, constituante de l'identité subjective des êtres humains. L'intrigue permet d'éclairer notre rapport au monde en soulignant « notre incapacité à lire les pensées d'autrui, à saisir les intentions cachées derrière les gestes, à comprendre les événements dans lesquels nous sommes enchevêtrés, à ressaisir un passé irrémédiablement opaque » (p. 406), et ce, en dépit de nos diagnostics incessants. Nous n'en aimons alors que davantage les récits car, contrairement à notre expérience temporelle, la narrativité fait oeuvre d'unité et de logique ; elle « représente la seule médiation symbolique capable de représenter l'ineffable, de créer un espace à l'intérieur duquel l'indétermination du futur et du monde s'inscrit dans l'harmonie et l'intelligibilité d'un discours » (p. 406). Par cette mise en ordre artificielle, le récit permet aussi à l'individu d'avoir prise sur les tensions qui, dans la vie quotidienne, paraissent insupportables: * « “Concevoir [lire, écouter, visionner…] une histoire, c'est le moyen dont nous disposons pour affronter les surprises, les hasards de la condition humaine, mais aussi pour remédier à la prise insuffisante que nous avons sur cette condition. Les histoires font que ce qui est inattendu nous semble moins surprenant, moins inquiétant : elles domestiquent l'inattendu, le rendent un peu plus ordinaire. “Elle est bizarre, cette histoire, mais elle veut dire quelque chose, non ?” : il nous arrive de réagir ainsi, même en lisant le Frankenstein de Mary Shelley” » (Bruner, cité par Baroni, p. 409).
L'expérience du récit nous conduirait donc à attribuer aux tensions existentielles un sens ou une valeur potentielle, rendant ces situations plus supportables et plus rassurantes. Ou, au contraire mais de façon tout aussi salutaire, les tensions narratives peuvent contribuer à ébranler un monde qui risque la sclérose : « [L]es récits de fiction, par leur pouvoir de forger des mondes possibles inédits, permettent ainsi d'explorer des virtualités insoupçonnées de la réalité, elles visent alors à nous “défamiliariser” de notre environnement quotidien » (p. 410).
En somme, la fonction anthropologique du récit se traduit par une fonction configurante pour le temps, l'identité et le sujet.
Liens avec la fiction
La position de Baroni est résolument narrative ; la fiction n'est pas ou peu concernée par les visées théoriques de l'auteur.
Approches du récit
Parce qu'il ne propose pas un nouveau modèle de récit sur la base de transformations narratives observées mais qu'il en revisite, plutôt, les modes de fonctionnement canoniques, Baroni est appelé à gérer les acquis et les limites de différentes théories du récit : « Notre propos se situera dans le prolongement de ces différents points de vue et cette poétique de l'intrigue s'enracinera par conséquent dans des perspectives à la fois sémiotique, linguistique, pragmatique, rhétorique, psychologique (cognitive et affective) et interactionniste. » (p. 26).
En fait, son parti pris général pour une sémiotique des passions, laquelle est le résultat d'une réorientation récente de la sémiotique greimassienne, permet dans un premier temps de remettre en question les démarches structuralistes. Il cherche à réconcilier la force et la forme de l'intrigue, celle-là ayant longtemps été occultée par celle-ci dans les modèles structuraux. Or, « la structure n'exprime pas simplement un horizon partagé (entre le texte et le lecteur) sur lequel la compréhension narrative peut s'élever, mais [elle] est aussi une attente de sens, une téléologie qui court toujours le risque de ne pas correspondre à son objet, et c'est ce risque (ou cette indétermination) qui engendre la tension de l'intrigue » (p. 19). Autrement dit, c'est le devenir de la tension, génératrice de passions chez le lecteur et instrument de mesure pour juger de la valeur et de la pertinence d'un texte, qui rythme la narration et la structure.
Si, donc, la poétique de l'intrigue proposée par Baroni participe de l'intérêt soudain pour une sémiotique des passions, elle se distingue de cet effet de mode en s'occupant moins de l’émotion exprimée par le texte (ou l’auteur) que de l’expérience de la narrativité que l’interprète risque de connaître. Cette attention portée aux réactions du destinataire à la lecture des péripéties de l'intrigue dénote la combinaison de deux postures, l'une interactionniste, pragmatique et cognitive, l'autre narratologique. La première mise sur la relation interlocutive qui s'établit entre le texte et son public dans la perspective d'une « lecture modèle » (Eco), c'est-à-dire de l'effet visé par le texte, de sorte que Baroni passe nécessairement par l'analyse des dispositifs textuels susceptibles de susciter des affects. C'est à ce titre qu'il convoque les outils de la narratologie, en particulier les théories de l'action, qui « permettent […] de décrire la dynamique de la tension narrative en tenant compte des compétences “endo-narratives” de l'interprète, c'est-à-dire de la théorie de l'action que les sujets mettent en jeu aussi bien pour participer adéquatement à leurs interactions quotidiennes que pour produire ou comprendre des récits » (p. 28-29).
Cette conjugaison de différentes théories narratives sert une approche intermédiale et plurisémiotique, l'intrigue étant analysée dans des oeuvres littéraires, bédéistiques, publicitaires et cinématographiques.