Jean ECHENOZ, Ravel, Paris, Minuit, 2006.
1. Propriétés du personnage
a) Caractéristiques physiques
Ravel est petit. C'est le plus souvent par sa taille qu'il est décrit: « Mais son trait principal est sa taille, dont il souffre et qui fait que sa tête paraît un peu trop volumineuse pour son corps. Un mètre soixante et un, quarante-cinq kilogrammes et soixante-seize centimètres de périmètre de cage thoracique, Ravel a le format d'un jockey donc de William Faulkner ».
La première description de Ravel traite davantage de ses vêtements : « Canne pendue à son avant-bras, gants retournés sur le poignet, il a l’air d’un parieur élégant voire d’un propriétaire dans les tribunes du prix de Diane ou au pesage d’Enghien, mais éleveur moins soucieux de son yearling que de se démarquer des jaquettes grises classiques ou des blazers en lin. » (p. 11) Impeccablement habillé et très soigné (cheveux blancs peignés vers l’arrière), il aime porter des vêtements extravagants (qui sont décrits avec moult détails (matière, style, couleur)). Il est coquet, voire précieux : « Outre une petite valise bleue bourrée de Gauloises jusqu'à la gueule, les autres contiennent par exemple soixante chemises, vingt paires de chaussures, soixante-quinze cravates et vingt-cinq pyjamas qui, compte tenu du principe de la partie pour le tout, donnent une idée de l'ensemble de sa garde-robe. Il a toujours pris soin de la composition de celle-ci, de son entretien et de son renouvellement. Quand il ne les a pas précédées, il a toujours suivi les dernières tendances vestimentaires » (p. 26) Ses chaussettes sont généralement assorties à sa cravate (p. 12).
Inadaptation de son corps à sa tâche: Ravel n'a pas pu s’enrôler pour la PGM à cause de son physique jusqu'à ce qu'on finisse par « l'incorporer sans rire comme conducteur au service des convois automobiles, section poids lourds bien entendu. C'est ainsi qu'un jour on avait pu voir un énorme camion militaire descendre les Champs-Élysées, contenant une petite forme en capote bleue trop grande agrippée tant bien que mal à un volant trop gros, surmulot sur un éléphant. » (p. 36-37) Aussi, son manque d'adresse au piano s'explique par la forme de ses mains et sa « paresse dont il ne s'est jamais défait depuis l'enfance ». (p. 44)
Au moment du récit, il a cinquante-deux ans (p. 21), on sait qu'il est un fumeur invétéré de Gauloises (p. 9-10, 21), que « son visage aigu rasé de près dessine avec son long nez mince deux triangle montés perpendiculairement l'un sur l'autre. Regard noir, vif, inquiet, sourcils fournis, cheveux plaqués en arrière et dégageant un front haut, lèvres minces, oreilles décollées sans lobes, teint mat. Distance élégante, simplicité courtoise, politesse glacée, pas forcément bavard, il est un homme sec mais chic, tiré à quatre épingles vingt-quatre-heures sur vingt-quatre. » (p. 21-22)
b) Caractéristiques psychologiques
Ravel est distrait et souvent en retard (p. 9, 10-11). Il dort peu et mal (p. 67). Le roman présente d'ailleurs trois techniques censées faciliter l'endormissement ainsi que trois objections à ces techniques.
À la fin du roman, il n'est « même plus de mauvaise humeur, même plus d'humeur » (p. 120). Ravel est un homme souvent nerveux, qui souffre d’un manque constant de sommeil. Il n’est pas très loquace et semble routinier (il trouve amusant, sur la croisière, de pouvoir reconstituer en pleine mer son ordinaire terrien). C’est un homme qui s’ennuie beaucoup : « Or l’ennui, Ravel connaît bien : associé à la flemme, l’ennui peut le faire jouer au diabolo pendant des heures, surveiller la croissance de ses ongles […] Combiné à l’absence de projets, l’ennui se double aussi souvent d’accès de découragement, de pessimisme et de chagrin… » (p. 65) « Ravel [chez lui] peut avoir fort à faire même s’il n’en fait rien, jusqu’à ce qu’il faille bien finir par aller se coucher. » (p. 31).
Ce n’est pas dans la nature de Ravel de se lier aux autres personnes spontanément : « S’il a renoncé à la froideur distante de sa jeunesse, il n’est pas devenu pour autant homme à se jeter au cou des gens. » (p. 34) Il a toutefois une disposition d’humeur légère et un penchant à s’amuser d’un rien. Il aime le cinéma, la musique et la lecture.
C’est un homme peu croyant. Son commentaire sur sa lecture du journal L’Intransigeant, faute d’avoir trouvé Le Populaire, laisse croire qu’il aurait un point de vue politique de gauche. Hélène lui demande qu’elles sont les nouvelles et il lui répond : «Pas grand-chose […] pas grand-chose. De toute façon, c’est un journal de droite, n’est-ce pas. » (p. 17) Il est toutefois pointilleux et capricieux sur l’interprétation que l’on fait de ses pièces et il refuse de prendre d’élèves. Intransigeant: Échanges musclés avec Wittgenstein qui a considérablement modifié une des partitions de Ravel: « Les interprètes sont des esclaves. », écrit Ravel à Wittgenstein.
Il ne veut pas donner à Gershwin les moyens pour viser encore plus haut que son succès universel. Il ne s’en fait toutefois pas avec les commentaires méchants des jeunes compositeurs à son égard, il apprécie leurs œuvres quand même.
Son processus de création peut être long. Il parle d’une période de gestation qui peut durer des années, durant lesquelles il ne peut écrire. Il aime les automates et les machines. Il aime regarder une fabrique près de chez lui. C’est de celle-ci qu’il s’inspire pour son Boléro. Il met un point d’honneur à ne laisser nul signe de travail dans son bureau, ni crayon, ni papier.
Son rapport à sa célébrité semble ambigu. Parfois, il semble l’apprécier (il trouve naturel que ses amis viennent le chercher et ne les remercie pas) et parfois, il semble mal à l’aise. Il trouve ridicule d’assister à l’inauguration de sa propre plaque, il est contrarié lorsque l’on joue pour lui sa composition sur le bateau.
c) Caractéristiques relationnelles
Sans être détaché du monde, il n'est pas non plus le plus chaleureux: « S'il a renoncé à la froideur distante de sa jeunesse, il n'est pas devenu pour autant homme à se jeter au cou des gens. » (p. 34) « Distance élégante, simplicité courtoise, politesse glacée, pas forcément bavard, il est un homme sec mais chic, tiré à quatre épingles vingt-quatre-heures sur vingt-quatre. » (p. 21-22)
Il aime bien la solitude, ce que la tournée ne lui permet pas toujours.
On ne connaît à peu près rien des amours de Ravel, hormis les propositions de mariage qu'il a faites et qu'on lui a faites, toutes tombées à l'eau et à peine mentionnées dans le roman. Le narrateur affirme qu’« on ne sache pas qu’il ait amoureusement aimé, homme ou femme, quiconque. » (p. 84)
Ingrat sans le savoir: au retour de sa tournée: « Hilare, Ravel trouve naturel qu'ils [ses amis] aient fait le voyage du Havre pour venir l'accueillir et ne pense pas un instant à les en remercier. Eh bien, leur dit-il seulement, j'aurais bien voulu voir que vous ne fussiez pas venus. » (p. 61) Toutefois, il est entouré de plusieurs amis fidèles et de beaucoup d’admirateurs qui lui font un triomphe partout où il va. Il entretient d’importantes amitiés avec, entre autres, Hélène Jourdan-Morhange et Jacques de Zogheb, qui le sauve de l’ennui : « le sentiment de solitude lui serre la gorge plus douloureusement que le nœud de sa cravate à pois. Je ne vois qu’une solution : appeler Zogheb. C’est le 56 à Montfort, pourvu qu’il soit là. Au téléphone, alléluia, Zogheb est là. (p. 66) » Il prend également soin de lui à la fin de sa vie. Il est également entouré de sa gouvernante, Mme Révelot.
d) Le cadre dans lequel il évolue
Ravel vit son histoire de 1927 à 1937.
Sa maison de Montfort-l'Amaury est “petite” et “compliquée” (p. 9), à son image, peut-être. Il aime retourner où il a grandi, à Saint-Jean-de-Luz : « Les choses s’arrangent toujours quand il revient dans son pays » (p. 106)
Il fait aussi quelques visites à Paris et, lors de sa tournée en Amérique, visite vingt-cinq villes américaines et canadiennes. Les lieux qu’il visite, les gens qu’il fréquente, les itinéraires qu,il emprunte et ses moyens de transport sont décrits avec précision (recours presque systématique aux noms propres, que ce soit des villes ou des marques de voitures).
Il fréquente les soirées mondaines du milieu musical, assiste à des spectacles et à des hommages (pour lui ou pour d’autre). Pourtant, il s’ennuie presque toujours. Dans le paquebot qui le mène en Amérique, il est en première classe et n'a donc pas de contact avec les autres classes. Cela semble cependant le contrarier un peu.
e) Son rôle dans l'action
Ravel est l'objet de la biographie. Il est le centre du récit (toutes les actions décrites ont rapport avec lui) et le seul personnage à être décrit en détail et en profondeur.
Au fur et à mesure que le roman avance et que Ravel dépérit, celui-ci devient de plus en plus passif : l'action tourne autour de lui plutôt que ce soit lui qui la provoque: 105-116 « Il n'a pas l'air d'être absolument présent. » Il s'empêtre dans ses mouvements, et a de la difficulté à écrire et parfois à parler. Il passe par une succession de hauts et de bas. Il en vient à ne même plus reconnaître sa propre musique. (p. 105-116)
f) Son discours
On décrit Ravel comme quelqu’un qui aime écrire avec style et s’exprime bien, mais on n’a que peu d’exemples de sa façon de s’exprimer. C’est la première chose qui se détériore après l’accident; il n’arrive plus à écrire, puis perd ses mots, les mélange, les oublie.
g) Constante dans son comportement
Il apprécie la solitude et ressent fréquemment un certain ennui, comme si, avec tout son succès, il lui manquait la motivation nécessaire pour le porter en avant. Dans la cabine du paquebot, par exemple, il sent qu'il n'a « rien d'autre à quoi s'accrocher que [lui]-même » (p. 31).
Même au retour de sa tournée triomphale en Amérique, il son désoeuvrement le pousse vers l'ennui : « Combiné à l'absence de projet, l'ennui se double aussi souvent d'accès de découragement, de pessimisme et de chagrin qui lui font amèrement reprocher à ses parents, dans ces moments, de ne pas l'avoir mis dans l'alimentation. Mais l'ennui de cet instant, plus que jamais démuni de projet, paraît plus physique et plus oppressant que d'habitude, c'est une acédie fébrile, inquiète, où le sentiment de solitude lui serre la gorge plus douloureusement que le nœud de sa cravate à pois. » (p. 65-66)
À la fin du roman, toutefois, sa solitude devient insoutenable sans la musique: « Il est seul chez lui à Montfort, sans illusion. Il y a toujours été seul, mais suspendu à la musique. Maintenant il n'en peut plus de sa vie inutile, se révolte en vain de ne plus servir à rien, d'être enfermé à l'intérieur de soi. » (p. 117-118)
Fume trop, ne dort pas, est toujours fatigué. Très ordonné (du moins au début du roman), à la limite un peu maniaque. Il montre aux gens qu’il se fout de leur opinion (mais quelques indices laissent penser que ce n’est pas le cas).
h) Identité et désignations
Ravel. Son prénom (Maurice) est utilisé une seule fois, alors que le narrateur interpelle le personnage à propos du succès qu’aura son Boléro. Quand Ravel est accompagné d’ami, le narrateur les désigne par on.
Par sa petitesse, Ravel est comparé à Joseph Conrad (p. 29) et à William Faulkner (p. 22).
p. 83 : « organisme nommé Ravel »
i) Passé/hérédité
Son passé est connu du fait de l'aspect biographique du roman. On connaît ses principales oeuvres, sa relation avec ses parents, son séjour passé dans un sanatorium pour soigner une tuberculose, son service militaire pendant la Première Guerre mondiale. Avec le temps, Ravel perd peu à peu la mémoire et en vient, lui, à ne plus connaître son passé ni ses accomplissements.
j) Situation, classe sociale, métier
Il est compositeur, au sommet de sa gloire, mis sur un pied d’égalité avec Stravinski; sa notoriété est mise de l’avant. Il fréquente les plus hautes personnalités de son époque, partout dans le monde, tient parfois salon chez lui.
Situation financière précaire.
k) Psychologie fixe ou évolutive
Évolutive :
Après une montée d’ambition et de succès, (« Ce rayonnement produit aussi peut-être un petit vertige car, lui d’ordinaire ironique et plutôt détaché, voici qu’il s’égare un peu. En plein travail ces derniers mois, avant même d’avoir fini de composer ses deux concertos, il a conçu le plan d’emmener en tournée universelle celui qu’il a écrit pour deux mains – ses propres mains. »), la santé de Ravel se détériore, sa pensée devient plus confuse, sa mémoire lui fait défaut, particulièrement après son accident. Il y aurait des dizaines de citations à insérer sur la dégénérescence, mais voici celle qui est probablement la plus représentative: « il lui faut bien admettre que cette fois sa musique est au-delà de ses moyens, beaucoup trop compliquée pour ses mains qui se contenteront de la diriger. » (p. 94).
Lorsque se développe sa maladie dégénérative, il explique que « ses idées, quelles qu’elles soient, lui semblent toujours rester en prison dans son cerveau. » Il souffre de l’attitude dédaigneuse qu’il doit prendre devant ses spectateurs pour éviter que sa maladie ne paraisse. Il n’aime plus que la solitude. Il « se sent plus que jamais hors du monde (p. 112)», « comme s’il n’était pas là, déjà mort (p. 116). » Il est « enterré vivant dans un corps qui ne répond plus à son intelligence, regardant un étranger vivre en lui » (p. 117) « Il est un fantôme toujours aussi bien habillé. » (p. 121)
« Il observe tout cela clairement [sa déchéance physique], sujet de sa chute en même temps que spectateur attentif, enterré vivant dans un corps qui ne répond plus à son intelligence, regardant un étranger vivre en lui. » Au moins, lui dit Marguerite, même s'il ne peut plus produire, son œuvre est là, accomplie, nombreuse et magnifique. Ravel : « Mais comment pouvez-vous dire ça? La coupe-t-il désespérément. Je n'ai rien écrit, je ne laisse rien, je n'ai rien dit de ce que je voulais dire. » (p. 117)
2. Textualisation des procédés de caractérisation
a) Focalisation
Posture biographique, focalisation externe : on parle de ce que l’on sait de Ravel tout en soulignant ce que l’on ne sait pas (le contenu de sa lettre à Toscanini (p. 81), ses amours (p. 85), etc.). Ces manifestations trahissent la présence de l’énonciateur (avec des « peut-être » ou des « croit-on ») qui est relativement discret; sa narration à la fois distante (focalisation externe en général, particulièrement détachée à la suite de l’accident de taxi) et très attachée aux détails du quotidien vise l’universalité (« On s’en veut quelquefois de sortir de son bain. » (Incipit); « On est pas obligé de croire cette histoire. » (p.109); « Mais cette fois c’est lui qu’on est pas obligé de croire. On n’est pas obligé parce que tout va vite et ne fait qu’empirer […]» p. 113), etc.) Le narrateur, projet biographique oblige, avoue lui-même ses lacunes, par exemple, lorsque Ravel saute le menuet alors qu'il dirige sa propre Sonatine: “On peut penser ce qu'on veut de cet incident. On peut croire à un trou de mémoire. On peut supposer que ça le fatigue, de rejouer éternellement cette chose vieille de plus de vingt ans. On peut encore imaginer que, devant un auditoire trop inattentif, il préfère expédier cette exécution. Mais on peut se dire aussi que, pour la première fois en public, quelque chose ne colle plus.” (p. 82) Le narrateur demeure prudent en proposant différentes interprétations d'un même événement. Quand il s'agit de s'éloigner des faits pour interpréter certains événements, le narrateur se tourne vers d'autres personnages: Ravel oublie tout. « Marguerite a beau savoir tout cela [que Ravel a toujours tout oublié], elle trouve quand même qu'il oublie de plus en plus de choses. De son côté, Hélène a remarqué l'an dernier que Ravel manifeste à présent, de temps en temps, une sorte d'absence devant sa propre musique. » (p. 99-100)
Ailleurs, le narrateur avoue lui-même ne savoir à peu près rien des amours de Ravel (p. 84).
À quelques reprises, la mort de Ravel est évoquée à l'avance par le narrateur, par exemple lorsque celui-ci décrit le visage aigu, pâle et creusé de Ravel, qui le fait ressembler à son masque mortuaire (p. 13). De plus, à la page 18, sa mort est annoncée comme devant avoir lieu dans une décennie: “Il lui reste aujourd'hui, pile, dix ans à vivre.” À la page suivante, le paquebot France, que Ravel emprunte pour rejoindre New York, subit le même traitement: “Quant au paquebot France, deuxième de ce nom, à bord duquel va s'en aller vers l'Amérique, il a encore neuf ans d'activité devant lui avant d'être vendu aux Japonais pour démolition.” En poussant un peu, on pourrait dire que le narrateur traite Ravel un peu comme un objet inanimé.
b) Narration
À la troisième personne. La première moitié du roman, consacrée à sa tournée de quelques mois en Amérique, est très lente. Dans la seconde partie, centrée sur la maladie et la déchéance de Ravel, le rythme accélère et plusieurs années passent à toute vitesse, sans que peu de repères temporels soient donnés. Sa mort et l’opération qui la précède sont décrites rapidement, sans les écarts descriptifs que l’on retrouve dans le reste du livre. « Il se rendort, il meurt dix jours après, on revêt son corps d’un habit noir, gilet blanc, col du à coins cassés, nœud papillon blanc, gants clairs, il ne laisse pas de testament, aucune image filmée, par le moindre enregistrement de sa voix. » (124)
c) Discours
Discours indirect. Pas de dialogue. À de très rares occasions, certaines phrases de Ravel ou de ses proches sont rapportées, mais ne sont pas placées entre guillemets.
d) Niveaux de langue
Littéraire, normal pour un roman français.
e) Identification
Directe.
f) Introduction (première occurrence)
Ravel, à la page 8, après qu'on l'ait décrit en train de sortir de son bain.
g) Extraits liés à la rupture du personnage:
p. 117 : « S’il ne reconnaît plus grand monde, il se rend compte de tout. […] Il observe tout cela [la perte de ses moyens] clairement, sujet de sa chute en même temps que spectateur attentif, enterré vivant dans un corps qui ne répond plus à son intelligence, regardant un étranger vivre en lui. »