Outils pour utilisateurs

Outils du site


ranx:un_peuple_en_petit
I- MÉTADONNÉES ET PARATEXTE

Auteur : Jean Rolin

Titre : Ormuz

Éditeur : P.O.L.

Collection :

Année : 2013

Éditions ultérieures :

Désignation générique :

Cote : 1

Quatrième de couverture :

« Unissant le golfe Persique à la mer d’Arabie, le détroit d’Ormuz voit transiter une part importante du pétrole et du gaz de l’économie mondiale. De temps à autre, l’Iran menace de le bloquer, cependant que les Etats-Unis y font défiler leurs navires de guerre. En gros, c’est ce que l’on désigne comme une zone de tensions, et comme un enjeu stratégique. Or Wax, un personnage aux contours indécis, a formé malgré tout le projet de le traverser à la nage.

Y parviendra-t-il, avec l’aide du narrateur et en dépit de difficultés innombrables, ou bien va-t-il plutôt se noyer dans le détroit, pour en finir ? »

II- CONTENU GÉNÉRAL
Résumé de l’œuvre :

Wax, passionné d’histoire navale et d’ornithologie, a décidé de traverser à la nage le détroit d’Ormuz. Il a chargé le narrateur de raconter cette épopée et de faire « l’inventaire de toutes les choses, des plus infimes aux plus majestueuses, susceptibles d’être décrites, chacune dans sa catégorie, comme la plus proche du détroit d’Ormuz » (140) On lit donc le roman comme ce journal du narrateur, qui s’attarde finalement bien plus à cette tache descriptive (donnant lieu à quelques uns des plus passages du roman) qu’à faire le récit de l’exploit de Wax, exploit d’ailleurs sans cesse reporté ou diminué : Wax disparaît durant des jours, hésite quant au point de départ, ne s’entraîne pas, décide de tricher en ayant recours à des navettes, etc. Il finira par disparaître en mer, et la dernière page nous le montre fumant à la dérive, attendant d’être secouru ou de mourir noyer, sans que l’une de ces deux options lui semble préférable.

Thèmes :

Échec, voyage, relations internationales, monde maritime

III – JUSTIFICATION DE LA SÉLECTION
Explication (intuitive mais argumentée) du choix :

D’abord, il y a le personnage de Wax, insaisissable, presque toujours absent, silencieux la plupart du temps, au comportement incohérent et difficilement compréhensible, qui retarde sans cesse le moment d’agir et prépare d’ailleurs tellement mal ce passage à l’acte que c’en est presque du sabotage (acte manqué freudien, dans la mer, symbole maternel, bla bla bla ?). Et puis il y a le narrateur lui-même, tellement occupé à tout noter que lui aussi finalement agit peu ; il semble de plus incapable d’interpréter correctement ce qui l’entoure. L’intertextualité omniprésente (allusion aux journaux, aux événements historiques, citations d’auteurs, références aux mythes chrétiens, à des œuvres picturales et littéraires, etc.) diffère également l’action d’une certaine façon. C’est, comme le titre l’indique, comme si c’était le détroit qui était ici personnage principal, trop grand et trop étrange pour que Wax et le narrateur puisse réellement y faire face.

Appréciation globale :

Très bien écrit, drôle (certains passages rappellent Toussaint ! par exemple : «Au sortir de la douche, dont le pommeau m’était resté entre les mains, je constatai qu’il ne s’y trouvait aucune serviette éponge, et j’hésitai quelques temps à utiliser pour m’essuyer le tapis de prière que j’avais vu plié sous la table de nuit, à côté de l’habituel exemplaire du Coran, me demandant si cet usage indu, s’il venait à s’ébruiter… » (27) ), c’est une lecture agréable (et peut-être même instructive, compte tenu du grand nombre d’informations à caractère géo-historico-politico-économique contenu), fascinant sur le plan narratif.

IV – TYPE DE RUPTURE
Validation du cas au point de vue de la rupture :

On notera qu’une grande partie de la démonstration suivante relève de la narration, mais comme c’est surtout là que les ruptures se manifestent, j’ai jugé pertinent de tout mettre ici.

==a) actionnelle :

Sans description physique, comme dépourvu de corps et affublé d’un patronyme discutable, Wax est ce qu’on pourrait appeler un personnage intangible, même pour le narrateur : « il m’était difficile de décrire Wax, comme s’il avait suffi de quelques semaines de séparation pour que ses traits s’effacent presque complètement de ma mémoire » (128) « Wax – qui prétend avoir autrefois reçu une formation de nageur de combat, une assertion invérifiable, comme presque tout ce qui concerne son passé… » (17), adroit « avec les gestes précis du nageur de combat qu’il n’a sans doute jamais été » (17) « À l’époque – et bien que je le soupçonne, une fois de plus, d’avoir emprunté le passé de quelqu’un d’autre, ou enjolivé le sien dans des proportions impossibles à déterminer -, Wax aurait servi en qualité de radio, ou de maître d’hôtel (cela dépend de son interlocuteur, et de son niveau d’alcoolémie à l’heur où il se lance dans ce récit)… » (38) ; « à l’époque où il naviguait … (si même il naviguait) » (104) ; il s’est lié à une prostituée, « s’il faut l’en croire » (104), en lui lavant les pieds ; « Wax prétend » telle chose, mais plus loin : « personne n’est obligé de le croire » (39)

Ce côté irréel fait écho à son incapacité actionnelle : Voyant un sous-marin jouet, « Wax perd tout intérêt pour ce qu’il était en train de raconter » (34), soit le récit d’exploits invraisemblables, pour se remémorer l’époque où il retroussait son pantalon pour jouer dans le bassin, « même s’il est vraisemblable qu’à l’époque il portait plutôt des shorts », ajoute le narrateur, réduisant encore à néant la parole de Wax et sa réalité dans le monde. Cet épisode permet aussi de suggérer que Wax se complait dans le jeu et l’enfance, mais refuse de s’inscrire effectivement dans le monde réel ; il n’agit pas. Il voit une belle femme, « mais il se contente de faire quelques pas sur le quai » avant de tomber dans un fauteuil (61). En promenade sur la plage, le narrateur abandonne à regret « en train de barboter dans trente à quarante centimètres d’eau, à plat ventre, l’homme qui ambitionnait de traverser le détroit d’Ormuz à la nage » (50) Et si il démontre une intention, alors c’est le narrateur qui échoue à en évaluer les résultats : « …il (Wax) avait décidé, pour des raisons que j’ignorais alors et dont je ne sais rien de plus aujourd’hui, de débarquer dans cette ville » (46)

Même le narrateur, personnage quantitativement plus présent, mais tout aussi immatériel, semble dénué d’intentions ; il ne répond qu’au « caprice » (140) de Wax, comme si ce dernier « agissait », ou du moins conservait une trace de son passage à travers le narrateur, qui au sein du récit est confiné à son rôle de scribe ; il aimerait voir quelque chose « (bien que Wax, je le précise, ne m’eût jamais chargé d’une mission de ce genre) » (29) « (Wax, afin d’étoffer le récit de son exploit qu’il me souhaitait voir écrire, m’avait suggérer de répertorier, lors de mes pèlerinage, toutes les créatures et tous les objets … susceptibles d’êtres décrits, chacun dans sa catégorie, comme le plus proche du détroit d’Ormuz.) » (31) « Wax … m’avait adressé des signes impérieux pour que je note aussitôt cette information… » (45) S’il s’entraîne à la nage, c’est à la demande de Wax qui veut qu’il l’accompagne au début de son périple (76) « Wax, me disais-je, aurait été content de voir ça – et de noter aussitôt » (103) Si il développe une intention d’agir propre, elle est généralement absurde et vouée à l’échec avant même son application : s’emparer d’un radar représente « une tentation, certes, à laquelle sans doute il m’aurait été difficile de résister si, à ce moment-là, j’avais eu sous la main une petite troupe d’hommes en armes. » (142) Le narrateur n’agit donc qu’en fonction des autres, pas seulement de Wax, jamais selon ses propres intentions : il donnerait peut-être à un passant, s’il n’avait craint « de déchoir aux yeux d’Amin en faisant preuve d’une telle complaisance. » (192)

L’action est donc continuellement différée dans ce roman décrit comme « l’histoire de la tentative de Wax » (33), tentative, et non pas accomplissement. « Wax aimerait leur botter le cul, mais il s’en abstient » (34), d’autant qu’il faudrait pour cela un certain effort physique auquel il se refuse. « Exploit, même truqué, qu’il va tenter d’accomplir » (18) Exploit voué à l’échec de l’aveu même du narrateur : « Il sera probablement en train de se noyer dans le détroit » (209) « Depuis son échouage sur le rocher d’al-Makhruq, il n’a pas repris son entraînement, si tant est qu’il l’ait jamais commencé. » (208)

En gros, Wax a bien une intention (traverser à la nage le détroit d'Ormuz), mais ne possède pas, ou ne met pas en place, les moyens de la réaliser. « Si l’on excepte les modalités de sa récupération, par les soins du loueur de voitures, à la limite des eaux territoriales omanaises, il n,a fait aucun progrès dans l’organisation de sa tentative, négligeant les précautions les plus élémentaires, renonçant finalement à solliciter des sponsors, ou à explorer les moyens de teinter cette entreprise d’une coloration politique… » (208)

Monde trop grand pour le changement : Certains passages laissent penser que le monde est simplement trop vaste (ou l’homme trop insignifiant) pour que des gestes, même les plus modestes, méritent d’être exécutés : « … le paysage (était) d’une telle âpreté minérale, si anguleux, si coupant, que l’on hésitait à y porter la main, pour se saisir d’un fossile… » (143) ou encore, devant un graffiti se lisant « no more love » : « Il était étrange de penser que quelqu’un – quelqu’un de passage puisqu’il s’exprimait en anglais – s’était donné tant de mal pour faire part au monde, dans un lieu aussi retiré, d’une réflexion aussi banale, ou même simplement pour défier, ou maudire, sa petite amie. » (144)

==b) interprétative :

Wax inadéquat : « Dans l’ignorance des sujets de conversation appropriés dans de telles circonstances, il entretient trop longuement le colonel du goût notoire de son monarque, le sultan Qaboos, pour l’art lyrique… » (35) Devant se rendre chez un amiral qu’il croit avoir fréquenter dans l’enfance, il « conjecture »que celui-ci à dû se marier et qu’il ne peut arriver chez lui les mains vides ; résultat, après l’heure de fermeture, il court de magasin en magasin pour finalement se présenter avec un « bouquet minable » (37) ; même lorsqu’il croit connaître les conventions, il échoue à leur obéir. Dans une réception, on lui pose une question de pure forme et il tourne les talons sans répondre (68). De plus, son savoir ornithologique, le seul qu’on lui reconnaisse vraiment et qui semble générer chez lui un certain enthousiasme, est déplacé et inutile pour sa mission.

Narrateur inadéquat : Soupçonne un chauffeur de taxi d’être celui vu aux nouvelles (105), redoute la police partout, enquête lamentablement sur la disparition de Wax, comme des hommes barbus conversent en anglais au bord de la piscine, il en conclut que « si deux d’entre eux, vraisemblablement, étaient arabes, le troisième… devait être un terroriste tchétchène » (125) Tout au plus peut-il énoncer de pontifiante maxime sur des sujets absolument triviaux, ici le vol des rouleaux de papier hygiénique dans les bateaux par les marins : « tant est grand chez l’homme, lorsqu’il vit nombreux dans un milieu confiné, disposant de ressources limitées, la crainte de manquer de cet article. » (48) Savoir absurde, comme celui de Wax. Commentant la situation d’une île au cœur de conflits géopolitiques sérieux, il n’a rien de mieux à ajouter que : « personnellement, je sais de source sûre que cette île abrite une importante population de mangoustes… » (90)

Communication impossible : Un jardinier répond invariablement « Yes sir ! » en réponse à toutes les questions du narrateur (75), un autre lui fait une réponse absurde, « soit pour couper court à la conversation, soit, plus vraisemblablement, parce qu’il n’avait pas compris ma question, ou moi sa réponse. » (114) Ailleurs le vacarme est tel qu’il l’empêche de communiquer avec le pilote « quand bien même (ils auraient) disposés pour cela d’une langue commune » (135) Bien sûr, derrière tous ces exemples se cache le dépaysement, mais ce dépaysement illustre justement la perte de repères générale dans laquelle évolue le narrateur et qui l’empêche d’interpréter correctement ce qui l’entoure.

Intertextualité : Selon moi, l’intertexte indique clairement l’illisibilité du monde dans le roman. À travers des événements historiques, des récits de voyage, des pièces de musée, le narrateur se replie sur des « certitudes » qui lui épargnent la tâche impossible de donner sens aux choses. Joseph Conrad (10), Phèdre (16), Borgès (26), Jules Verne (34), vidéos youtube (39), Thesiger, explorateur et écrivain britannique (81), le quotidien The National (86), le Golf News (100), le guide Lonely Planet (185), pour n’en citer que quelques uns, se mélangent allègrement aux noms de bateaux réels (plus d’une vingtaine !) décrits par le narrateur. Jamais anodines (pensons aux récits de voyages maritimes de Conrad et Verne ou au destin tragique de l’héroïne racinienne), ces citations ou ces allusions permettent au narrateur de dire finalement bien plus qu’il n’en est lui-même capable tout en laissant à d’autres, absents, le fardeau de donner une signification aux événements bien souvent absurdes qui s’enchaînent dans Ormuz.

V – SPÉCIFICITÉS POÉTIQUES
Validation du cas au point de vue narratif/poétique (voix, fiabilité du narrateur, registres fictionnels, temporels, type de configuration narrative, etc.)

On a vu que comme personnage, les capacités interprétatives du narrateur laissaient à désirer, ce qui le rend peu fiable. C’est finalement par le recours constant à des faits vérifiables en-dehors du texte qu’il arrive à raconter une histoire, car tout ce qui touche l’action lui échappe. Le récit joue aussi avec la temporalité ; la chronologie bouleversée permet de nombreux retours en arrière et plusieurs prolepses (ou prédictions), par exemple les tortues mortes qui inspirent au narrateur une impression désagréable, sorte de mauvais présage par rapport au sort qui attend Wax (51), ou certaines promesses du narrateur à revenir plus tard sur certains points. On a donc une narration homodiégétique qui agit comme instance évaluatrice à de nombreuses reprises. En connotant fortement le discours, non sans humour (« les Iraniens avaient fait sensation, dans les cercles limités où l’on s’intéresse à ce genre de choses, en déployant deux navires de guerre… » (21)) ou en relativisant sans cesse ce qui vient d’être affirmé, mettant en doute sa propre parole : « on devait (les Gardiens ?) nous observer» (31) ; « … une petite falaise (je dis « petite », mais elle doit bien faire tout de même trois ou quatre mètres de haut. » (14).

ranx/un_peuple_en_petit.txt · Dernière modification : 2018/02/15 13:57 de 127.0.0.1

Donate Powered by PHP Valid HTML5 Valid CSS Driven by DokuWiki