1. Degré d’intérêt général
Pour le projet de quête et enquête : Bon
Il s’agit d’un roman où quête et errance sont fusionnées, c’est d’ailleurs dans cette double posture du personnage que se trouve l’intérêt de l’œuvre. Le personnage part à la recherche de son téléphone, dans la ville de Lisbonne, en retournant aux endroits qu’il a fréquentés la veille. Serena, une conquête d’une nuit, doit l’appeler, il lui faut à tout prix retrouver ce téléphone. Or, Serena ne compte pas, c’est Clara qui l’obsède, Clara sa femme, qui a quitté Lisbonne pour rentrer à Montréal. Et Clara déteste les téléphones. Aussi le personnage est-il à la recherche d’un objet qui le mènerait vers une femme qu’il ne veut pas vraiment rejoindre. On sent d’ailleurs l’errance prendre le dessus sur la quête, dans ce roman où le personnage s’égare dans ses fantasmes et revient constamment dans ses souvenirs : le souvenir de la veille, puis les souvenirs avec Clara. Cette forte présence de la pensée laisse peu de place à l’action ; le personnage déambule dans les rues de Lisbonne donc, davantage pour faire revivre sa mémoire que pour trouver le téléphone, qui devient un prétexte plutôt qu’un but. D’ailleurs, il laissera tomber la recherche du téléphone et du même coup l’errance, un peu comme il abandonnera l’espoir de voir revenir Clara :
« J’ai longtemps cru que mon exil avait commencé le jour où Clara m’a quitté pour rentrer à Montréal. Je sais aujourd’hui que c’est lorsque j’ai cessé de chercher le telemόvel que j’ai fait mon premier pas hors du monde. » (p. 251)
Pour le projet de diffraction : -
En général : -
2. Informations paratextuelles
2.1 Auteur : Patrice Lessard
2.2 Titre : Le sermon aux poissons
2.3 Lieu d’édition : Montréal
2.4 Édition : Héliotrope
2.5 Collection : -
2.6 (Année [copyright]) : 2011
2.7 Nombre de pages : 269 p.
2.8 Varia : -
3. Résumé du roman
Fourni sur le site de l’éditeur :
Les vacances se terminent et Antoine a décidé de ne pas rentrer dans son pays. Il aimerait que Clara, sa femme, reste avec lui. Il souhaite recommencer sa vie avec elle ici, dans Lisbonne où tout lui paraît à nouveau possible. Mais Clara préfère rentrer à Montréal. Pour Antoine, Lisbonne prendra alors la forme d’un labyrinthe où les visages des femmes se confondent, se mêlent et le ramènent sans cesse à celui de Clara, dont le souvenir l’obsède. Il lui faut désormais apprendre à vivre sans la femme qu’il aime et trouver du travail dans la ville blanche où il n’y en a pas.
Le sermon aux poissons raconte la désorientation d’un homme qui a choisi l’ailleurs. Un premier roman énigmatique où brillent la grandeur et la singularité du Portugal.
4. Singularité formelle
Aucune.
5. Caractéristiques du récit et de la narration
Dans un roman à la narration hétérodiégétique focalisée sur le personnage d’Antoine s’insère peu à peu une narration à la première personne, qui est nulle autre que la voix d’Antoine. Bientôt les deux types de narrations cohabitent, au sein du texte et parfois même au sein d’une même phrase :
« Mais tu es complètement idiot ! tu feras quoi ici ? tout est bouché, tu seras pauvre, tu auras une vie de misère, tu feras des boulots merdiques d’immigrant, tu vivras dans un trou à rats plein de vermine, de punaises, de puces, tu ne pourras jamais aller voir Clara et elle ne voudra plus venir te voir, elle ne voudra plus de toi parce que tu seras devenu une espèce de paria ! Antoine dit, Tant pis, je reste. Il savait que Manuel aimait beaucoup Clara, en fait il avait souvent eu l’impression que sa sympathie allait toute à Clara, que sans Clara Manuel n’aurait rien voulu savoir de moi, j’étais là avec elle, c’est tout. » (p. 57)
« Je ne sais plus quelle heure il était lorsqu’ils arrivèrent au Restaurante de Paris, j’ai écrit plus tôt qu’ils avaient quitté l’appartement de Susana vers treize heures quinze mais comme c’était pour le dîner, si ça se trouve c’était le soir, je me rappelle un soir où j’ai mangé des fruits de mer (le jour du départ de Clara ? ou le lendemain ?) et aussi un jour, il faisait très chaud, le soleil tapait fort, un jour où j’ai marché dans le Bairro dos Anjos, sur l’Avenida Almirante Reis, et suis passé devant la fontaine aux clochards. » (p. 64-65)
« Serena était en sueur, il était déjà vingt-trois heures mais il faisait encore chaud, Antoine eut envie de lécher sa peau, il pensait de moins en moins à Clara, je me dis en repensant à cet épisode que ma vie ces dernières années fut une constante valse aux adieux, d’ailleurs ce livre m’ennuyait profondément, je déteste ce genre d’examen clinique de la réalité, je n’en avais même pas lu la moitié mais préférai n’en rien dire, pour ne pas la faire fuir, détourner plutôt la conversation, il dit, Je préfère les histoires floues, le fantasme, en ce moment, pas exemple, je fantasme, pas toi ? » (p. 109)
Le « je » prend de plus en plus de place et retrace en quelque sorte les pensées et actions d’Antoine à ce moment précis de sa vie où il perdait le contrôle. Or, le « je » étant Antoine, il exerce un certain travail de reconstitution où l’imagination et l’invention deviennent les outils privilégiés, la représentation du réel étant brouillée par la mémoire faillible et les facultés affaiblies par l’alcool. On remarque en effet que plusieurs souvenirs racontés semblent empruntés, c’est-à-dire que des résonnances entre différents passages du roman montrent que le narrateur fait de fausses associations lors de la recréation de ses souvenirs. D’ailleurs, de fortes incohérences se glissent dans le discours du narrateur « je », qui, dans la citation qui suit, insiste sur l’inconscience d’Antoine devant une situation, situation qui est pourtant racontée tout à fait consciemment par le « je » Antoine :
« Je me permets d’ajouter qu’Antoine n’avait que la clé de l’appartement de Susana, pas celle de la porte donnant sur la rue, par conséquent, il n’aurait pu entrer dans l’immeuble. Mais même longtemps après les événements, cette idée ne lui traversa jamais l’esprit et, bien que cela n’eût aucun sens, il resta convaincu d’avoir abandonné Susana. » (p. 235) [narration incohérente]
Structure temporelle : Les trames temporelles sont multiples ; chaque chapitre est divisé en plusieurs parties qui se situent à différents moments dans les souvenirs d’Antoine, et ceci est organisé de façon non linéaire. Il est d’ailleurs souvent difficile pour le lecteur de se situer dans le temps, quelques repères aident malgré tout, notamment le « avant » et le « après » Clara. Néanmoins, la non-fiabilité de la narration tend à brouiller la temporalité, tout comme la visite constante des mêmes lieux.
Commentaire métatextuel sur la posture du personnage : « C’est quoi en fait, cette pièce ? les interrompit Antoine. Luís réfléchit quelques instants, comme s’il allait dire quelque chose de fondamental, puis, Je veux parler du divorce entre le théâtre et la réalité, Non non, le coupa Antoine, je veux dire, quelle est l’histoire, quel est le drame ? Luís réfléchit de nouveau et dit, Il n’y a pas de drame, tout est basé sur un personnage qui s’invente des drames pour se donner l’impression que sa vie vaut la peine d’être vécue, c’est une impulsion de départ mais je ne suis pas encore sûr de ce que ça deviendra, j’en suis aux premiers balbutiements, c’est pour ça que je ne peux rien te dire, […] Et l’histoire ? demanda Antoine, il y a une histoire ? Luís répondit, Je pense que ce sera l’histoire d’un type immobile dans un lieu public, il ne parle pas, il observe les gens, il les laisse parler et, à partir de ce qu’ils disent, il s’invente une morale, un monde, il essaie d’oublier ce qu’il connaît de Lisbonne et de reconstruire la ville dans son esprit à partir de ce que les gens disent, bref il rêve, et je veux montrer son rêve insensé. » (p. 188-189)
6. Narrativité (Typologie de Ryan)
6.1- Simple
7. Rapport avec la fiction -
8. Intertextualité -
9. Élément marquant à retenir
« C’est la première fois de ma vie que je vois un mort, sauf au salon funéraire, On ne le voit pas, dit Antoine, on ne peut pas dire qu’on le voit, ce mort n’a pas de visage pour nous, C’est vrai, mais ça ne vaut pas dire que nous n’avons pas d’yeux, conclut Clara. On se serait cru dans un roman de Saramago. » (p. 15)
« Il se remit à la recherche du telemόvel, d’habitude, il le laissait sur une petit étagère à côté de la porte d’entrée ou alors sur le chargeur, dans la cuisine, mais il n’y était pas, ni dans ses poches de pantalon ni nulle part. » (p. 23)
« C’était un message totalement embrouillé et ridicule, je m’étais laissé emporter par un élan spontané, c’était à cause du rêve, je n’avais d’ailleurs jamais voulu avoir d’enfant, et toute cette confusion fit que Serena crut à une espèce de déclaration. » (p. 24)
« En retournant les coussins du sofa, il trouva un minuscule flacon de parfum presque vide que Clara avait laissé là, son odeur était encore dans l’appartement. Toujours cherchant le téléphone, il s’imagina qu’en plus du parfum elle avait peut-être laissé pour lui un signe, un mot qui le laisserait espérer, malgré ce qu’elle avait dit, qu’elle reviendrait auprès de lui. Mais il ne trouva rien. Ni signe ni téléphone. » (p. 24-25)
« Antoine ne se rappelait plus en détail ce qu’il avait fait la veille mais bon, il avait bu, c’était sans équivoque, et devait avoir égaré son téléphone quelque part dans Lisbonne, aucune idée où. Il s’envoya trois ibuprofènes, prit une douche. Puis il déjeuna rapidement et partit à la recherche du téléphone. » (p. 41)
« Il y avait des trous dans son parcours, dans sa mémoire, il retrouvait les points de repère habituels mais entre eux plusieurs motifs effacés, arrachés, il y avait des trous dans la mosaïque. » (p. 92)
« Serena était en sueur, il était déjà vingt-trois heures mais il faisait encore chaud, Antoine eut envie de lécher sa peau, il pensait de moins en moins à Clara, je me dis en repensant à cet épisode que ma vie ces dernières années fut une constante valse aux adieux, d’ailleurs ce livre m’ennuyait profondément, je déteste ce genre d’examen clinique de la réalité, je n’en avais même pas lu la moitié mais préférai n’en rien dire, pour ne pas la faire fuir, détourner plutôt la conversation, il dit, Je préfère les histoires floues, le fantasme, en ce moment, pas exemple, je fantasme, pas toi ? » (p. 109)
« Elle fut de toute évidence surprise de le voir, Qu’est-ce que tu fous là ? demanda-t-elle, J’ai perdu un truc, répondit-il, elle dit, Ta femme ? Il la trouva vraiment vache de le lui rappeler, il dit, Oui, c’est ça, ça me fait beaucoup de peine, toutes les autres femmes sont désormais pour moi totalement insignifiantes, Sara dit sans s’émouvoir, Bon, comment puis-je te venir en aide ? et lui, Tu es pressée ? je te dérange ? elle, Oui, j’ai très mal dormi, à cause des voisins et surtout de toi, Pourquoi tu dis ça ? demanda-t-il, et il était sincère, il se souvenait d’être passé la veille mais plus trop de ce qu’il avait dit ou fait, il n’était pas si soûl pourtant, lui semblait-il […] » (p. 115)
« à Montréal il y a Clara, c’est tout, mais est-ce que ça se compare ? une personne, l’amour qu’on a pour une personne et des vieilles pierres ? parce qu’à Montréal il n’y a rien, que du béton, c’est l’esprit qui est en ruine à Montréal, ce sont les ruines de l’esprit que l’on préserve, tout ne s’équivaut pas, n’est pas pareil, à Montréal il y a Clara et pas ici, ici il y a Sara, putain de bordel qu’est-ce qu’on en a à foutre de Sara ? pris avec Sara alors que je ne veux que Clara, ce qui empêche la fuite, la solitude et le silence, c’est l’amour, et alors il pensa un tout petit peu à Serena et se dit, Est-ce qu’il faut vraiment passer par tout ça pour supporter l’ennui qu’on traîne de sa propre vie ? aller jusqu'à perdre ce qu’on aime pour comprendre qui on est, pour vivre juste un peu comme on croit qu’il faut vivre ? » (p. 142-143)
« Susana dit, Allez ! fais-moi plaisir ! en me tirant à travers la foule à la recherche du moustachu, et moi je voulais retrouver cette fille qui n’était évidemment pas Serena mais je ne la voyais plus ni son amoureux, pourquoi accorder autant d’importance à Serena, pensa-t-il encore, que je n’ai vue qu’une fois dans ma vie ? à qui je n’avais pas écrit avant aujourd’hui depuis des semaines, peut-être même des mois ? à cette fille sur les marches du théâtre national qui n’est même pas Serena, qui n’est même plus sur les marches du théâtre national ? toutes ces femmes amalgamées dans mes pensées, à ce moment, devant le théâtre national, il faut que je règle ça, pensa-t-il […] » (p. 164)
« sans aide, l’homme est aveugle, alors il invente, c’est une belle phrase, tu ne trouves pas ? comme il croyait dans le poisson de Tobias, le padre dans son sermon inventa les anges, ou peut-être l’inverse, comme il croyait dans l’existence des anges, il inventa le poisson de Tobias ! puis, sachant qu’aucun poisson ne peut guérir l’aveuglement, Saramago inventa un monde d’aveugles, finalement ça revient probablement au même, […] » (p. 178)
« Clara ne voudra jamais revenir si tu dragues toutes les filles que tu croises ! Ce n’est pas ça, Manuel, dit Antoine, mais il pensa à ce qui s’était passé plus tôt, sur le Rossio, avec Susana dont il se foutait éperdument, au fond Susana n’était là que parce que Clara n’y était pas, Susana lui importait aussi peu que Serena, aussi peu que Sara dont il ne voulait absolument rien savoir mais qui surgissait une fois de plus dans son esprit à cause de Clara qu’il aimait, Mais qui est Severina exactement ? demanda Vasco, […] » (p. 185)
« J’ai parlé à Sara ce matin, dit Manuel, elle m’a dit que tu étais passé chez elle hier et, Elle a caché le telemόvel, c’est certain, Manuel, j’ai perdu ton telemόvel et Severina, je veux dire Clara ne pourra pas m’appeler, je l’ai cherché partout toute la journée, Elle est à Montréal, dit Manuel, tu es soûl ou quoi ? Je ne parle pas de Sara, je veux dire Clara, je n’ai pas cherché Clara, je parle de ton telemόvel, je l’ai cherché toute la journée mais je ne l’ai pas trouvé, Je m’en fous ! c’est un téléphone à trente euros ! Je vais te le rembourser, dit Antoine, je vais t’en acheter un autre, c’est promis, Puisque je te dis que je m’en fous, tu devrais plutôt essayer de retrouver tes esprits, tu es soûl ? » (p. 186)
« Un jour, je ne me souviens plus exactement pourquoi, j’ai cessé de chercher le telemόvel. » (p. 250)
« Depuis que je vis à Lisbonne, je parle beaucoup moins qu’avant, le silence m’est devenu une espèce d’idéal dans ce monde où tout le monde crie. Pour fuir l’aveuglement, pour trouver des réponses (qui le plus souvent n’existent pas) au marasme de leur vie, les gens sermonnent, cherchent à convaincre leurs semblables qu’ils ont raison, peut-être pour se convaincre eux-mêmes, et nous les suivons trop souvent en oubliant qu’ils n’y voient pas plus clair que nous. José Saramago décrit dans Ensaio sobre a Cegueira des groupes d’aveugles sur une grande place qui écoutent les discours d’autres aveugles, il raconte que ni les uns ni les autres ne semblent aveugles parce que ceux qui parlent tournent la tête vers ceux qui écoutent et ceux qui écoutent tournent la tête vers ceux qui parlent. Ils oublient tous que, si un aveugle guide un autre aveugle, ils tomberont l’un et l’autre dans un trou. » (p. 259)
« Je ne sais plus pourquoi j’écris tout ça, à qui je parle. J’ai parfois l’impression que je ne vis plus que pour regarder passer à côté de moi ma vie au cas où Clara y apparaîtrait, cette nuit, entrerait dans le salão de la Casa do Alentejo et me chercherait du regard tandis que je parle aux poissons, chaque soir j’invente dans le sourire des femmes heureuses le sourire de Clara, chaque nuit je l’espère et me dis que peut-être aujourd’hui, de l’autre côté du ruban rouge, elle entrera bientôt, mais non. La sérénité me sera à jamais inaccessible, mas ao menos fico sό. À la fin, je suis seul. » (p. 268-269)