Table des matières
Michel BIRON (2010), La Conscience du désert. Essais sur la littérature au Québec et ailleurs
Montréal, Boréal (Papiers collés).
par Pierre-Luc Landry [16 novembre 2010]
1. Commentaire général
Bien plus recueil (collection « Papiers collés ») que monographie; il n’y a pas dans l’ouvrage de Biron — il ne me semble pas, en tous cas — de grande réflexion d’ensemble qui le traverse d’un couvert à l’autre : il s’agit ni plus ni moins d’une collection d’essais et de textes précédemment parus ici et là (par exemple, dans L’Inconvénient, dans Voix et images, dans Liberté, etc.). De cette conscience du désert dont le titre et l’avant-propos parlent il ne sera pas souvent question. J’y consacre néanmoins le prochain point, puisque le concept vaut la peine qu’on s’y attarde un peu.
2. Sur cette conscience du désert
Image assez puissante, mais peu développée dans le texte. Biron, en avant-propos, la fait émerger de la façon suivante :
« L’écrivain canadien-français, comme l’écrivain contemporain en général, ne se définit pas comme un écrivain de la rupture. Ou plutôt si, il voudrait bien rompre, mais rompre avec quoi? Il n’y a personne autour de lui pour lui donner la réplique. Même lorsqu’il se révolte, cet écrivain se heurte le plus souvent au silence et finit par se plaindre à qui veut l’entendre qu’il écrit dans un désert. Comment écrire contre le silence? La plainte elle-même ne tombe-t-elle pas dans le néant? Si violente soit-elle, l’œuvre la plus audacieuse ne risque-t-elle pas de perdre son sens si elle ne s’oppose à rien qui lui offre une véritable résistance? » (p. 9)
Cette conscience du désert s’accompagne donc d’une suite de questions que le critique pose à ce même néant qui aurait avalé la plainte des écrivains contemporains. Ce sentiment du vide, ce « mythe dépressif » écrirait Gérard Bouchard (p. 28), n’est pas spécialement contemporain, puisque Biron le relève à l’époque de Crémazie, qui déplorait à peu près la même chose que l’écrivain contemporain. Biron ajoute d’autres questions à celles déjà posées :
« Mais le sentiment d’écrire dans le vide, qui était celui de Crémazie, est-il vraiment disparu? Et ce sentiment n’est-il pas aussi, à bien des égards, ce qui donne à la littérature la plus neuve et la plus lucide, comme celle de Crémazie lui-même, une certaine désinvolture par rapport aux hiérarchies esthétiques? N’est-ce pas en assumant pleinement plutôt qu’en niant ce sentiment de vide que les meilleurs écrivains d’ici font œuvre? » (p. 28)
Dans la section intitulée « Paris n’existe pas » (p. 63-74), Biron s’attarde à l’institution et au milieu littéraire québécois, qu’il considère indépendants de l’institution parisienne plus que n’importe quel autre milieu littéraire francophone dans le reste du monde. Il affirme que « [n]ulle part ailleurs au monde, peut-être, une littérature de si petite dimension ne s’est-elle dotée d’une institution littéraire aussi visible et aussi vivante, à tel point d’ailleurs qu’elle est vite apparue, de l’extérieur, à la fois comme un modèle enviable et comme une sorte d’aberration sociologique, l’exception qui confirme la règle du centralisme parisien » (p. 71). Néanmoins, il relève encore une fois un certain sentiment de solitude au Québec, où « [t]out se passe comme si l’institution littéraire québécoise ne reconnaissait pleinement que les écrivains qui refusent de se laisser enfermer dans la littérature » (p. 72). Cette solitude, qui porte dans la partie suivante le masque de Samuel Chapdelaine, père de Maria du même nom, serait, en quelque sorte, non seulement une réponse à la question nationale, mais aussi une caractéristique de la modernité québécoise, qui aurait un petit quelque chose de non romanesque selon Biron. Idées à l’œuvre dans les extraits suivants :
« La recherche paradoxale de la solitude [de Samuel Chapdelaine, dans l’exemple étudié] constitue peut-être une forme de réponse à l’éternelle question nationale ou à l’épuisante demande de sens politique. Cela est vrai d’écrivains marginalisés par la Révolution tranquille, comme Saint-Denys Garneau, Gabrielle Roy ou Anne Hébert, mais ce l’est tout autant d’écrivains célébrés par la Révolution tranquille. Toute l’œuvre d’un Réjean Ducharme, pour prendre l’exemple le plus évident, thématise cet effort désespéré du sujet pour se dégager du groupe, pour éloigner du héros « les amateurs et les amatrices de fleurs de rhétorique » ou ceux qui s’obstinent à vouloir son bien. » (p. 88)
« À bien y penser, c’est peut-être la modernité québécoise tout entière qui a quelque chose de non romanesque : le personnage y est presque toujours un déserteur, il tourne le dos à la société au lieu de jouer les intrus. À l’enracinement dans le « nous » communautaire il substitue un enracinement plus mystérieux, plus archaïque et plus poétique que romanesque. Il va là où la société n’est pas, là où le conflit n’est pas. Pas de voisins, pas de groupe à l’horizon. Sa solitude chronique est son seul héritage. » (p. 90)
3. À propos du contemporain
Même si le livre n’est pas exclusivement consacré à la littérature québécoise contemporaine, il en est évidemment question et je recueille ici les idées importantes que Biron avance par rapport à cette époque qui nous intéresse.
À l’imaginaire de la perte qui domine la critique littéraire contemporaine, Biron oppose une vision plus positive de l’exercice de commentaire des œuvres : il suggère de regarder non pas uniquement ce qui fait défaut à notre littérature actuelle (« absence de grands auteurs, désengagement des écrivains, triomphe de l’image sur le texte, hégémonie de l’industrie culturelle » [p. 7]), mais aussi ce qu’il y a dans cette littérature, c’est-à-dire « une conscience de ce que nous sommes devenus, mais aussi une nouvelle manière d’envisager les œuvres du passé » (p. 7). Il reprend tout de même dans son avant-propos l’idée (presque reçue) de la fin des ruptures, caractéristique de l’époque contemporaine, qu’il illustre à la manière d’une « culture-buffet » « offrant une variété incroyable de mets, du plus raffiné au plus commun (on y trouve en même temps de la poutine et des ris de veau, selon la formule de Suzanne Jacob). » (p. 7) Il ajoute que « [c]’est le propre de la culture contemporaine que de reconnaître pour héritage un futur en loques, en morceaux, un futur décomposé, réduit à des fragments et réfractaire aux formes anciennes de récit. » (p. 119) Il applique cet imaginaire de la fin à la forme même du roman, qui devient mosaïque et toile, à la manière du Web :
« Le roman contemporain, si tant est que le mot « roman » convienne toujours, se présente comme une mosaïque ou, mieux encore, comme la toile du Web, forme complexe et surtout non linéaire, libérée de la servitude de la causalité rigide du post hoc ergo propter hoc, indifférente aux systèmes explicatifs. Ne cherchez pas dans quelle direction ça pointe : une mosaïque ou une toile ne pointe jamais. Ça va dans toutes les directions, par ramifications successives, comme dans la fresque romanesque de Marie-Claire Blais inaugurée par Soifs […], qui rêvait au départ de constituer une trilogie et qui se poursuit aujourd’hui au-delà du troisième roman. Ici comme ailleurs, il n’y a pas de suite prévisible, pas de destin fixé d’avance, mais il n’y a rien non plus à conquérir, no future. L’écrivain contemporain a le sentiment d’arriver après une sorte de catastrophe. » (p. 119-120)
N’empêche, et Biron le précise, que cet éclatement que l’on pourrait qualifier de postmoderne n’exclut pas le souci de structure qui anime toujours certains romanciers; « l’étoilement repose sur un art de la composition. Il faut un centre, ou plusieurs centres, pour que le roman soit autre chose qu’un espace informe. » (p. 127)
Du reste, ce que Biron dit du contemporain, il le dit surtout des personnages des romans actuels, ainsi que des individus qui consomment cette nouvelle culture-buffet. Il mentionne à maintes reprises que le monde contemporain est un monde sans conflits, dans lequel les individus comme les personnages tendent à s’effacer, à disparaître.
4. Finalement
En somme, il me semble que l’on lit le bouquin de Biron davantage pour ce qu’il dit de l’entrée du Québec dans la modernité littéraire que pour ses propos évanescents sur la période contemporaine. À moi, en tous cas, il m’a semblé que l’intérêt de ce recueil résidait là; c’est tout comme si on lisait une autre histoire de la littérature québécoise, qui ne rabâche pas les mêmes lieux communs. Biron ne va pas jusqu’à remettre en question la « Révolution » tranquille comme le font certains historiens et sociologues, mais il propose de regarder « de quoi a l’air la littérature québécoise vue de loin » (p.13), et le résultat est parfois fort surprenant.