FICHE DE LECTURE
INFORMATIONS PARATEXTUELLES
Auteur : MOHRT, Michel Titre : Benjamin ou Lettres sur l’inconstance Édition : Paris, Gallimard Collection : L’un et l’autre Année : 1989 Appellation générique : Aucune explicitement mentionnée Bibliographie de l’auteur : Œuvres littéraires et ouvrages critiques, notamment : Monsieur l’Ambassadeur (adapté du roman d’Henry James, Les Ambassadeurs), Montherlant : « homme libre » (probablement un essai), Vers l’ouest : souvenirs de jeunesse (écrits intimes), Deux indiennes à Paris, Les moyens du bord, La campagne d’Italie, La prison maritime, Le serviteur fidèle, Mon royaume pour un cheval, Album William Faulkner, etc. Quatrième de couverture : Rien de bien particulier pour les questions qui nous intéressent : reproduction d’une phrase écrite de la main de B. Constant : « Je vous salue de tout mon cœur », d’après photographie Archives Gallimard (même chose sur la première de couverture). Rabats : Oui. Rabat supérieur : Extrait d’une lettre (apocryphe, il va de soi, puisque nous sommes dans le monde de la fiction) du personnage d’Isabelle du Colombier à celui de Benjamin Hermenches (en date du 28 janvier 1989), où elle en vient à évoquer le « motif » aussi bien que le « modèle » que représente Benjamin Constant dans les lettres de Hermenches ainsi que dans sa relation à du Colombier : « Je crois, mon cher Benjamin, que vous êtes inconscient autant qu’inconstant. Dieu sait si ma patience, ma mansuétude envers vous sont grandes! J’ai à peu près tout accepté : vos dérobades, vos mensonges, vos insolences… Mais vous pouviez réfléchir un instant avant de m’envoyer de telles lettres où vous vous trahissez. Quel alibi que ce Constant! Vous en parlez trop bien. Il faut vraiment tout vous pardonner ou ne plus vous voir. Isabelle du Colombier P.c.c. M.M. » . Rabat inférieur : Une notice concernant la collection L’un et l’autre (telle qu’elle apparaît sur tous les ouvrages de la collection), suivie de la mention des titres déjà parus. La notice au sujet de la collection est la suivante : « Des vies, mais telles que la mémoire les invente, que notre imagination les recrée, qu’une passion les anime. Des récits subjectifs, à mille lieues de la biographie traditionnelle. L’un et l’autre : l’auteur et son héros secret, le peintre et son modèle. Entre eux, un lien intime et fort. Entre le portrait d’un autre et l’autoportrait, où placer la frontière? Les uns et les autres : aussi bien ceux qui ont occupé avec éclat le devant de la scène que ceux qui ne sont présents que sur notre scène intérieure, personnes ou lieux, visages oubliés, noms effacés, profils perdus ».
LES RELATIONS (INSTANCES EXTRA ET INTRATEXTUELLES)
Auteur/narrateur : L’auteur ne s’implique pas en son nom propre au sein du récit. Il n’y a par ailleurs aucun narrateur à proprement parler. L’ouvrage adopte la forme épistolaire et nous offre la correspondance entre 4 personnages, lesquels nous sont présentés juste avant le premier chapitre par le biais de notices qui ressemblent aux didascalies d’introduction d’une pièce de théâtre. Ces personnages sont Benjamin Hermenches (écrivain et journaliste de 38 ans qui travaille aussi pour la télévision; s’intéresse à Constant), Martin Conti (écrivain de 68 ans, auteur d’une quinzaine d’ouvrages; a consacré un essai à Constant, mais témoigne d’idées archaïques, voire antidémocratiques), Isabelle du Colombier (romancière à succès de 50 ans qui, nous dit-on, « [a] guidé les premiers pas de Benjamin Hermenches dans la vie littéraire et dans le monde » (p. 9)) et Sylvie Desaix (jeune actrice de 29 ans supposément découverte par Jean-Paul Rappeneau ). Narrateur/personnage : Chaque personnage est en fait tour à tour narrateur, assumant le rôle de destinateur dans l’échange épistolaire. Sujet d’énonciation/sujet d’énoncé : 4 sujets d’énonciation « indirects » pour un sujet d’énoncé : Constant. Benjamin Hermenches semble d’ailleurs présenter certains traits de caractère qui le rapprochent de son homonyme Constant : « Il [Constant] venait assez souvent dans ce repaire du calvinisme pour fuir Coppet et les reproches de Minette, et voir des filles. Cela me le rend sympathique. Humain, trop humain… Je sais que vous me reprochez de lui ressembler, surtout par ses défauts. Mais qu’y puis-je, si je me sens avec lui des affinités? Ce n’est pas par hasard que j’ai écrit ce scénario de télévision et ne serait-ce que parce qu’il me donne l’occasion de venir à Genève et à Coppet, où nous allons demain repérer les lieux du tournage, je me félicite d’en avoir eu l’idée, et que A2 ait accepté de le réaliser » (p. 12). Quant à elle, Isabelle du Colombier m’apparaît un peu, du moins au début (et selon le point de vue d’Hermenches dans ses lettres), comme une Ellénore contemporaine, en ce qu’elle semble reproduire certains comportements ou certaines idées mises de l’avant par l’Ellénore de Constant. Pour nous en convaincre, citons un extrait de la lettre de Hermenches à du Colombier du 8 octobre 1988, où il est question d’un amour contrarié : « J’ai revu le château avec plaisir. Vous rappelez-vous la visite que nous y fîmes, il y a… mon Dieu, je ne sais plus! Comme j’étais amoureux! Je le suis toujours… Vous n’arrêtiez pas de souligner la différence d’âge entre nous, comme pour montrer l’impossibilité de cet amour, alors que vous êtes toujours jeune! Vous suspectiez l’authenticité de mes sentiments, y voyant peut-être un calcul, parce que vous étiez une romancière connue, et moi, un débutant (je le suis toujours!…) » (p. 15) . Pour sa part, Martin Conti veut se rapprocher de Constant l’homme politique (plutôt que l’homme dans son intimité, comme c’est le cas pour Hermenches ), estimant qu’ils ont vécu à des époques somme toute assez semblables : « Il y a d’évidentes similitudes entre l’époque qu’ont vécue Constant et ses amis et celle qu’ont vécue les hommes de ma génération » (p. 43). Ancrage référentiel : Bien réel, bien concret : lieux, personnages (d’auteurs [contemporains ou de l’époque de Constant], de cinéastes [ex. Godard, p. 11], d’acteurs…), dates, occupations, événements, idées, œuvres et matière de celles-ci, extraits d’œuvres de fiction et de critique, de journaux intimes et de lettres — dont il faudrait néanmoins vérifier s’ils sont authentiques (par exemple, un extrait d’un des Lundis de Sainte-Beuve, p. 20)… -Un élément qui se veut à teneur référentielle mais qui contribue en fait davantage à ancrer le texte du côté de la fiction, surtout lorsqu’on se rappelle sa présence dans Adolphe de Constant : une « Note de l’éditeur » (placée tout à la fin du volume) concernant la provenance de la correspondance qui a été étalée sous nos yeux dans l’ouvrage . Cette note se lit comme suit : « Cette correspondance nous a été adressée par Mlle Porporato, amie de Benjamin Hermenches, à qui il l’avait confiée avant de quitter la France. Certaines lettres ont un contenu érotique susceptible de choquer le lecteur, et c’est pourquoi nous ne les avons pas publiées. En tête du recueil, M. Hermenches a écrit, en guise d’exergue, cette simple phrase tirée d’un des Journaux de Benjamin Constant, et à laquelle nous n’avons pas trouvé un sens précis : ‘Weimar, Weimar, l’Amérique, l’Amérique’. Depuis sa disparition, Benjamin Hermenches n’a pas donné signe de vie. Dangeau, 28 avril 1989 » (p. 147). (-Les notes en bas de page qu’on dit aussi être de l’éditeur [p. 65, 66, 68, 69, 116, 137, 140] ont d’ailleurs le même effet que la note de fin de volume que nous venons d’évoquer.) Indices de fiction : Ils se veulent justement les plus ténus possibles , mais l’ensemble de la situation apparaît bien évidemment comme fictive (le scénario sur Constant, l’essai que lui consacre le personnage de Martin Conti…). Topoï : Constant homme et œuvre : ce qu’il a été, ses relations, les idées qu’il a défendues, ses œuvres…, le tout présenté par le biais de « discussions épistolaires » à propos d’une série télévisée à tourner puis d’un livre à écrire. Biographé : Benjamin Constant, bien sûr, comme le laisse d’ailleurs entendre d’entrée de jeu le titre de l’œuvre. Pacte de lecture : Interne : tentative de saisie de Benjamin Constant par le biais d’un scénario de série télévisée écrit par Benjamin Hermenches et que s’apprête à réaliser un certain R., puis par le biais d’un livre que veut lui consacrer Hermenches et pour l’élaboration duquel il recourt à Conti. Thématisation de l’écriture et de la lecture : Très marquée, puisqu’il est question ici, dès le départ, d’un scénario de télévision que Benjamin Hermenches consacre à Constant (p. 12), puis d’un livre, toujours au sujet du même (p. 38). L’échange épistolaire permet d’ailleurs à Isabelle du Colombier et à Benjamin Hermenches, d’une part, et à ce dernier et à Martin Conti, d’autre part, (et même, une fois de plus, à Hermenches lorsqu’il s’adresse à Sylvie Desaix) de réfléchir, de discuter sur la vie et l’œuvre de Constant, et sur la littérature en général, donnant ainsi très souvent dans la critique littéraire. C’est ce que fait ici Conti dans sa lettre du 5 décembre 1988 à Hermenches : « Remarquez aussi que, chez Constant, le récit s’élève sans arrêt jusqu’à la réflexion morale. Dès les premières pages, on tirerait un long florilège de maximes dans la tradition des moralistes du XVIIe siècle… C’est la démarche d’un essayiste, non d’un romancier » (p. 55). Une réserve, toutefois : à la manière de Constant dont Conti dit, dans l’extrait de lettre qu’on vient de citer, qu’il emprunte une démarche d’essayiste, l’ouvrage de Mohrt, surtout dans certaines lettres de Hermenches et de Conti, va un peu trop loin dans l’illustration des idées de Constant, le faisant ressembler, par moments, davantage à un essai qu’à une biographie imaginaire. Attitude de lecture : Convient fort bien. Hybridation, Différenciation, Transposition : Hybridation : les faits réels (qu’ils appartiennent au passé des individus concernés [connus par le biais des journaux ou lettres qu’ils ont laissés], ou au présent de la vie littéraire les concernant [comme lorsqu’on évoque les biographies réelles à eux consacrées, ex. p. 24]) sont intégrés à une situation fictive de tournage de série télévisée puis de travail en vue de la rédaction d’un ouvrage sur Constant. Transposition : Sur le plan générique, d’une part, des éléments réels appartenant aux journaux intimes de Constant (dont Hermenches avoue d’ailleurs qu’ils l’ont passionné, p. 23) servent de matière au scénario puis au projet de livre de B. Hermenches, eux-mêmes sujet des lettres échangées entre celui-ci et les autres personnages mis en scène dans la biographie imaginaire de Mohrt. Soulignons par ailleurs que la forme « intime » (lettres, journaux) qui est celle qu’a privilégiée Constant (dans ses œuvres aussi bien que dans sa vie privée) est transposée ici au monde de la fiction, l’ouvrage de Mohrt adoptant la forme épistolaire. Sur le plan du contenu, d’autre part, des éléments appartenant à l’univers de la fiction « réelle » (du biographé) passent à celui de la réalité fictionnelle : Benjamin Hermenches, réalisateur d’une série sur Benjamin Constant puis aspirant auteur d’un ouvrage à lui consacré, devient un véritable Adolphe , personnage de papier que l’on a lui-même très souvent comparé à son créateur. Autres remarques : -Intéressant cette forme épistolaire que prend ici la biographie imaginaire, le tout tournant par ailleurs autour d’un scénario de télévision puis d’un projet de livre eux-mêmes largement inspirés des œuvres de fiction (qu’on dit à teneur autobiographique), mais également des journaux intimes de Constant. Donc de nombreux genres impliqués, et une imbrication originale (à « paliers multiples ») de la réalité et de la fiction. -Il pourrait également être pertinent de faire une analyse comparative de cet ouvrage et de celui de Borer (Rimbaud en Abyssinie), dans la mesure où tous deux présentent la vie du biographé en empruntant la voie d’un scénario de série télévisée/de film à réaliser qu’ils discutent par divers biais. -Simple remarque : il arrive que des noms propres de personnes ne soient indiqués dans le texte que par les initiales de l’individu en question, comme c’était pratique courante dans la littérature du XIXe siècle, et bien sûr chez Constant (par exemple, dans une lettre de Hermenches à Conti : « J’ai eu l’honneur de vous être présenté chez Mme J.D. et vous avez bien voulu m’encourager », p. 39, ou encore : « avec R., le réalisateur », p. 13, ou : « J.P. qui fait Constant, ne sait pas monter à cheval », p. 15). Lecteur/lectrice : Caroline Dupont