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Divers écrivains anglais - Ackroyd

FICHE DE LECTURE « Les postures du biographe »

INFORMATIONS PARATEXTUELLES

Auteur : Peter Ackroyd Titre : La Mélodie d’Albion [English Music] Lieu : Paris Édition : Le Promeneur Collection : Année : 1993 [1992] Pages : 395 p. Cote : BNQ Ackroyd A1829m

Biographé : Divers écrivains anglais; divers peintres et compositeurs. Alors que les peintres et les compositeurs sont davantage mis directement en scène, les écrivains anglais se voient intégrés par le biais de leurs œuvres qui sont transposées dans des chapitres entiers. Pays du biographe : Angleterre Pays du biographé : Angleterre

Désignation générique : Aucune explicite, mais le résumé nous place manifestement devant une fiction. Quatrième de couverture ou rabats : Résumé + Notice biobibliographique Préface : Un «Avertissement» : «Mon inspiration première pour ce roman a été la personnalité du médium victorien Daniel Home et la brève évocation qu’en a faite son fils dans Incidents of my Lifetime. Toute autre ressemblance avec des personnages vivants ou ayant existé, réels ou imaginaires, serait pure coïncidence. Le lecteur averti s’apercevra bientôt que j’ai emprunté des passages à Thomas Browne, Thomas Malory, William Hogarth, Thomas Morley, Lewis Carroll, Samuel Johnson, Daniel Defoe et beaucoup d’auteurs anglais ; le lecteur attentif comprendra pourquoi je l’ai fait. » (9) Ce livre est donc doublement biographique : d’un côté, les grands de la littérature anglaise, de l’autre, le médium Daniel Home. Selon les quelques informations glanées sur ce dernier (Wikipedia), il semble qu’Ackroyd se soit très librement inspirés de sa vie. Il reste, cependant, qu’Ackroyd, pour ses romans, puise souvent son inspiration d’une anecdote biographique ou d’œuvres diverses (ex : Hawksmoor). Il assume donc bien ouvertement son écriture palimpsestueuse.

Autres informations :

Textes critiques sur l’auteur :

LEHMANN-HAUPT, Christopher (1992), « Books of The Times; An Entertainment for the Literary: English Music By Peter Ackroyd »: Article critique qui, simplement, reproche au roman d’Ackroyd d’être prévisible.

LURIE, Alison (1992), « Hanging Out With Hogarth »: Quelques points = 1/ Elle fait remarquer à quel point Ackroyd s’inscrit dans un phénomène contemporain : « “English music,” though highly original, is part of a growing literary phenomenon. More and more often, famous people from the past have begun to appear in contemporary fiction.» 2/ « On its highest level, “English Music” is a meta fiction, a novel about the novel in which at times the real world becomes an image of the creative process. »

GALLIX, François (1997), « English Music de Peter Ackroyd. De l’autre côté du tableau » : * Article qui décrit un chapitre de English Music (le chapitre 12, sur William Hogarth) sans vraiment l’analyser ; il ne fait que décrire les toiles.

ROESSNER, Jeffrey (1998), « God Save the Canon : Tradition and the British Subject in Peter Ackroyd’s English Music ». Quelques points =

« The most striking feature of Peter Ackroyd’s novel English Music (1992) is the incongruity between its postmodern narrative tactics and the conservative ideal of British identity it celebrates. » (104) « Ackroyd spatializes British literary tradition in an attempt to recuperate the cultural legacy of the white English male. » (105) « Ackroyd here establishes a sense of the self as an enigma, and poses the central question of the novel: who – or what – fashions the inheritance that forms the characters as subjects? In answer to this question, Ackroyd suggests that the characters’ fates are decided by an immaterial force working through English artistic tradition. » (110) « So Tim’s life is scripted not simply by his “real” father, but by those who authored or fathered a grand English artistic tradition – a tradition that determines the texts that are written and the social roles inhabited by characters. » (111) « Specifically, Ackroyd mystifies history in this novel in order to support a conservative ideal of English art as transcendent. » (113) « Ackroyd suggests that this tradition is an inescapable inheritance; the characters can’t contest his ideal vision of Englishness. » (118) « Ackroyd suggests that because his inheritance can’t be escaped, Tim doesn’t have to make choices about what aspects of tradition to preserve or disregard: everything he says or does is informed by the English past. » (121) « …any fight with a ghost of the past, a father, or a literary predecessor is futile. » (122)

SYNOPSIS

Résumé ou structure de l’œuvre : Ce roman est séparé en deux trames narratives : la première est l’histoire de Timothy Harcombe, narré par Tim lui-même sous le mode autobiographique (il est un homme âgé revivant sa vie) et la deuxième est celle des rêves de Tim à propos de l’«English Music», la Mélodie d’Albion. Les chapitres alternent donc entre la narration autodiégétique de Tim et la narration essentiellement hétérodiégétique des rêves de Tim, où il entre littéralement dans différentes œuvres anglaises. Il m’a semblé pertinent, étant donné le caractère original de cette œuvre, d’en offrir un résumé détaillé =

Tim est né à Londres et n’a jamais connu sa mère qui est morte en couches. Il vit avec son père une existence humble mais confortable, celui-ci étant un guérisseur dans un théâtre (la « salle des fêtes »), menant une vie de bohème, n’envoyant pas son fils à l’école mais se chargeant lui-même de lui donner une certaine éducation qui consiste essentiellement en une attention au « monde invisible » (26), à une « mélodie d’Albion » : « Nous discutions plutôt de ce qu’il nommait “la Mélodie d’Albion” – expression dans laquelle il englobait tout ce qui était musique, histoire, littérature et peinture anglaises. Avec lui un sujet menait toujours à un autre ; il commençait par William Byrd ou Henry Purcell pour en venir à expliquer Tennyson ou Browning ; il passait des écrits de Samuel Johnson aux tableaux de Thomas Gainsborough, des pavanes et des gaillardes aux odes et aux sonnets, du Londres de Daniel Defoe à celui de Charles Dickens. Et dans mon imagination, en l’écoutant discourir, tout cela formait un monde que je croyais contemporain – présent encore dans la petite pièce ou nous nous trouvions. Il nous entourait tous les deux, pas moins réel que les fantômes que j’aperçois quelquefois dans la vieille salle de réunion. » (33-34) Son père lui lisant Alice au pays des merveilles et le Voyage du Pèlerin, Tim fait son premier rêve où il se retrouve dans ces deux univers, devenant un personnage de fiction à qui la narration et le sens échappent complètement. Puis, le lendemain (chapitre 3), Tim assiste à une des nombreuses réunions des amis de son père (qui sont des « rescapés » d’une douleur ou d’un handicap, ayant été guéris par Clément Harcombe lors d’une de ses séances) puis, après une visite au cimetière où Clément tente de faire accepter tranquillement l’idée à son fils qu’il devra aller chez son grand-père maternel, il amène celui-ci à une représentation cinématographique des Grandes espérances. Ce sera son deuxième rêve, où il entrera non seulement dans l’histoire, rencontrant Pip, Mlle Havisham, Estella, Orlick (les personnages du roman de Dickens), mais aussi Dickens lui-même (99-100).

Considérant que cette éducation un peu vagabonde que donne Clement Harcombe à son fils n’est pas appropriée, il est alors décidé que Tim ira vivre chez ses grands-parents maternel à la campagne. Tim, se sentant abandonné par son père, restera quelques mois en solitaire chez ses grands-parents avant de guérir sa grand-mère de ses tremblements et de prendre la fuite avec des « amis » de son père, Margaret et Stanley, venus le chercher pour le ramener à son père. Cependant, à leur arrivée à Londres, ils réalisent que Clément Harcombe a disparu.

Ce sera l’occasion pour Tim d’entrer dans l’univers du Sherlock Holmes de Sir Arthur Conan Doyle, mais par la voix d’un détective appelé Austin Smallwood et qui dira ne pas connaître ni ce Sherlock Holmes ni son auteur, et cela afin de partir à la recherche du père disparu. Ce chapitre, extrêmement métanarratif, est un des plus intéressant de tous parce que ce détective se questionne sur son identité de personnage : « Je me demande, dit le détective, si Mr. Sherlock Holmes a jamais compris qu’il n’était que l’émanation d’un auteur ? Il était manifestement d’une grande perspicacité ; peut-être a-t-il essayé de débrouiller les indices qui menaient à son créateur. » (136) Et tente de déjouer les plans de l’auteur : « Je ne t’accompagnerai pas et, comme cela, je déjouerai les plans de l’auteur. J’ai les miens de mon côté. » (139) Son père n’étant pas retrouvé, Tim va vivre pendant quelques semaines chez Margaret, une naine vivant de façon autonome et semi-recluse dans une petite maison de Londres. Au bout de quelques semaines, son père, qui était simplement déménagé avec Gloria, une jeune femme séduisante mais mythomane, vient le voir pour lui dire qu’il habite désormais avec cette dernière et ne peut le reprendre. Tim doit donc repartir avec son grand-père, mais, paniqué, il se sauve et retourne à sa maison londonienne où il fera son quatrième rêve… il deviendra Robinson Crusoë sur son île (chapitre 8) : « Il se souvint en effet comment, dans une autre histoire qu’il avait lue, un naufragé à son image avait entrepris de rédiger un journal de ses labeurs et de ses souffrances. À coup sûr, il pouvait lui aussi s’embarquer dans un semblable voyage (pour ainsi dire) et consigner par écrit son existence sur l’île? » (168) Mais Tim n’a pas le choix : il doit retourner vivre chez ses grands-parents qui l’envoient à l’école. Là-bas, il se fera ami avec Edward Campion, un estropié solitaire. Il passe trois ans à l’école où un professeur de musique fait son initiation à cet art. Ainsi, le rêve suivant de Tim est qu’il se retrouve, avec deux autres enfants, comme élèves du célèbre compositeur William Byrd (chap. 10) Lorsque Tim quitte l’école, il retourne à Londres pour vivre avec son père dans son petit appartement. Son père étant devenu « voyant », il se met à l’accompagner dans son travail, lui servant de secrétaire mais aussi, comme au temps du Théâtre, d’assistant indispensable à la divination. Après une visite chez une dame hantée par une ombre, Tim et son père passe devant la maison de William Hogarth, peintre, et Tim entre dans un nouveau rêve où il se retrouve à l’asile de Bedlam en compagnie d’Hogarth (dont une des gravures représente cet asile). Avec Hogarth, il visite Londres (et sans doute des lieux importants pour les peintures d’Hogarth). À son réveil, Tim va aider la vieille dame à se débarrasser de son fantôme, puis, plus tard, reçoit une lettre anonyme lui demandant de se rendre à une adresse et il tombe sur Gloria, la femme mystérieuse et désaxée ayant déjà vécue avec son père. Celle-ci lui tient des discours mensongers sur son père et lui fait des avances déplacées. Subjugué, Tim continue de revenir chez Gloria tous les samedis (mais leur relation demeure platonique), puis, un jour, il tombe sur Stanley (celui avec qui il a fugué quelques années plus tôt) qui mène toujours une existence sans but, en dépit du fait qu’il ait été guéri de ses tremblements par Clement Harcombe et son fils bien des années plus tôt. Au bout d’un temps de ce manège, toutefois, Tim décide de changer de vie, quitte son père et devient, comme Stanley, gardien de nuit dans un musée. Il fera un autre rêve devant un tableau de Gainsborough. Cependant, peu avant son rêve, il annonce qu’il lit Tristam Shandy, Pamela et Wuthering Heights (302), œuvres que l’on retrouvera dans ses rêveries d’abord inspirées de la toile de Gainsborough.

Le rêve qui suit est donc le plus hétéroclite de tous mais dont la narration est sans doute la plus lisse, c’est-à-dire la moins empruntée puisque toutes les œuvres auxquelles il est fait référence ne peuvent être pastichées au niveau du style de crainte de créer une incohérence. Dans ce chapitre, donc, Tim se promène et rencontre divers personnages empruntés à Pamela, WH, Mill on the Floss, etc., mais aussi dans divers tableaux, dont ceux de Richard Wilson et John Martin.

Après trois ans de travail au musée, Tim se décide à retourner voir ses grands-parents et apprend par eux que son père est devenu magicien de cirque (comme il l’avait été dans sa jeunesse, lors de sa rencontre avec sa mère). Lorsque le cirque est en ville, Tim se résout à renouer avec son père qui, alors, lui confie que c’est lui, Tim, qui a le pouvoir de guérir les gens, ce pouvoir allant avec celui de ses rêves anglais : « Ainsi, il savait depuis toujours que mes rêves n’étaient qu’une partie d’un pouvoir plus vaste que je possédais, le pouvoir de guérir les malades et d’entendre les voix des morts. » (345) Cette réunion avec son père est l’occasion pour Tim de réentendre la poésie de William Blake dans un long poème (chapitre 16) chantant les vertus d’Albion.

Avant ou pendant ce rêve, Tim tombe malade et c’est son père qui le guérit. Il va ensuite en convalescence chez ses grands-parents, mais, lorsqu’il sera sur pied, il devient magicien ambulant avec son père et, ensembles, ils décident de guérir Edward, mais cette guérison demande tant d’énergie à Clément, qu’il meurt. Le dernier rêve de Tim sera donc un retour aux sources, au « livre préféré » (372) du père, soit la Morte d’Arthur de Thomas Malory, une compilation d’histoire anglaises et françaises de Merlin. Après la mort de son père et son enterrement, Tim résume le reste de sa vie : la mort de ses grands-parents, son héritage de leur maison, la rémission d’Edward et la fondation de sa famille qui devient comme une deuxième famille pour Tim qui demeurera tout seul jusqu’à la fin de ses jours.

Topoï : Les thèmes se répercutent d’une histoire à l’autre ; le poids de l’héritage, les visions, les fantômes, le passé. Tim le dira lui-même : « Je devinais également que tout cela était lié à ma présence aux réunions – en sa compagnie dans la vieille salle je voyais aussi des fantômes : étaient-ils si différents de ceux qui m’avaient hanté un instant auparavant? » (101) Par ailleurs, si l’héritage anglais est magnifié, il n’est pas certain que l’héritage de Tim soit auréolé du même prestige : « Était-ce possible – était-ce là la vraie nature de mon héritage, une sorte de désenchantement passé de génération en génération? Je ne parlais donc jamais de mon père à quiconque, même pas à Stanley, et les années passèrent. » (326) Ackroyd met souvent en scène des personnages marginaux, entièrement dominés par leur destin et ayant peu de libre arbitre; les personnages principaux (tout comme les personnages secondaires) mis en scène ici ne font pas exception, si ce n’est que Tim a des dons de voyances extraordinaires, ce qui ne l’empêche pas d’être un homme sans ambition. Ex : « …de temps à autre, j’imaginais d’ailleurs, horrifié, que j’occuperais un jour moi-même une place insignifiante dans les marges de l’existence. » (20) / « Je crois que mon malaise venait de la crainte que j’avais de devenir comme eux – un énième personnage pâle, vaincu, défait, une silhouette brouillée dans la lueur de réverbères londoniens. » (69)

En somme, si l’idée d’un héritage littéraire qui nous permet de nous inscrire dans une filiation est transcendante et positive (parce que cet héritage est adoré), d’un point de vue plus individuel, cela n’est pas nécessairement aisé à porter, du moins si on se réfère aux personnages d’Ackroyd qui, dans certains cas, se voit écrasés par un passé (ou un déterminisme) qui les confine en eux-mêmes. Par exemple, Tim dira à propos de son ami Edward : « S’il avait trouvé son port d’attache, ainsi qu’il le disait lui-même, ce sentiment se doublait d’un autre : sentiment d’échec, de la futilité de toute chose. Il y avait un prix à payer pour tout : avoir retrouvé ses origines, être rentré au bercail, signifiait aussi, dans son cas, accepter de ne pouvoir changer. » (333) Tout ça pour dire, finalement, que les romans d’Ackroyd sont traversés par la même idée, mais oscillent entre deux tendances : d’un côté, ils sont une constante célébration de la culture anglaise et, de l’autre, ils ont en eux quelque chose de terriblement lourd (le destin des personnages). Mais cette tendance se limite aux romans, sans pour autant que, dans les biographies proprement dites, les biographés ne soient vus comme des saints; ils sont plutôt des figures emblématiques, des jalons de son propres parcours d’écrivain.

Rapports auteur-narrateur-personnage : Les changements de narrateur sont très fréquents chez Ackroyd et c’est ce qu’il fait ici. Une narration autodiégétique pour Tim, narration autobiographique classique et narration hétérodiégétique pour les chapitres de « rêves ». Le roman est donc de facture classique, mais c’est dans le traitement du sujet qu’il est plus innovateur (transpositions d’œuvres). Ainsi, on peut considérer que, si l’auteur n’est pas impliqué directement dans le texte, il fait, à un second niveau, la même chose que son personnage-narrateur : « Mr Ackroyd himself, like a trance medium, brings the dead back to life and causes them to speak. » (Lurie, 1992)

I. ASPECT INSTITUTIONNEL

Position de l’auteur dans l’institution littéraire : Jusqu’à maintenant, j’ai lu les œuvres d’Ackroyd un peu au petit bonheur… Cependant, je postule qu’il y a une progression logique, voire une évolution dans son rapport au biographique, et cela de ses premières œuvres à teneur biographique jusqu’à aujourd’hui, et son rapport à l’institution d’Ackroyd qui s’est taillé tranquillement une place importante dans l’institution. Ce serait à vérifier tant à travers les stratégies d’écriture d’Ackroyd qu’avec la réception critique de chacune d’elle.

Position du biographé dans l’institution littéraire : Ackroyd ici biographie les œuvres de ceux qu’il considère comme étant les grandes figures de l’Angleterre.

Transfert de capital symbolique : Roessner (1998) apporte certains éléments biographiques fort intéressants : « In the early 1990’s, Ackroyd finds himself in an analogous position as his claim to a grand literary heritage is contested. […] but the middle-class, white English male also must construct an argument to ground his identity and legitimize his interpretation of tradition. Like Eliot, Ackroyd spatializes a literary tradition to defend his claim to inherit it. » (1998: 115) Je dispose encore somme toute de peu d’information pour creuser cette piste, mais il est clair qu’Ackroyd se construit un « background » significatif, et sa capacité à assumer son héritage à mesure qu’il le construit (ses œuvres étant de qualité) vient renforcer cette position.

II. ASPECT GÉNÉRIQUE

Oeuvres non-biographiques affiliées de l’auteur : ne s’applique pas.

Place de la biographie dans l’œuvre de l’auteur : Centrale. L’intérêt de cette œuvre est dans son traitement nouveau de l’idée maîtresse d’Ackroyd, c’est-à-dire qu’ici, ce sont davantage les œuvres que les auteurs qui sont biographées.

Stratégies d’écriture et dynamiques génériques : Les personnages de ce roman (dont la psychologie est somme toute assez sommaire), tout comme sa trame narrative (qui est à la fois éclatée mais très classique), donne l’impression d’être vis-à-vis d’un conte pour adulte davantage que devant un roman. Un conte servant à faire découvrir et à exalter la culture anglaise. Ce « conte » est donc quasi entièrement dominé par la réécriture, ce qui est la principale stratégie d’écriture d’Ackroyd. D’ailleurs, dans le premier chapitre, une conversation entre Tim et son père est un clin d’œil à la fois complexe et simpliste : « - Timothy! Il existe une quantité de mots nouveaux. N’utilise pas toujours les anciens.

  1. Dis-m’en un alors, ‘pa. Père.
  2. Palimpseste. Cherche-le dans le dictionnaire quand on sera rentré à la maison. » (25)

Si Tim ne cherchera jamais le mot dans le dictionnaire, Ackroyd, quant à lui, met clairement les cartes sur table pour l’interprétation de son livre – quoique d’une façon assez grosse. Mais ce n’est pas la seule occasion où Ackroyd se plaira à une certaine mise en abîme : « Attendant qu’Obstiné lui vienne en aide, il se tourna vers lui mais Timothy intervint, tout excité : “Je ne savais pas que les histoires pouvaient devenir vraies, et me voilà au beau milieu d’une! Croyez-vous qu’on pourrait écrire un livre sur moi ? – Il faudrait qu’il soit bien étrange, puisque tu n’es vraiment pas ce qu’on pourrait appeler un personnage, grommela Docile. Ce devrait être une allégorie, ou une vision, quelque chose comme ça. – Est-ce là le Livre qui ne meurt jamais? lui demanda son compagnon d’un air hésitant.– Je l’ignore. Je croyais que toute chose mourait. – Pas d’après Alice – Obstiné tendit une main vers l’enfant. Ne t’inquiète pas, lui dit-il. Ne l’écoute pas. Tu pourrais bien devenir un personnage, après tout. Au revoir. ” » (38-39, je souligne)

Ou encore, à un degré vraiment moindre, dans cette conversation entre Dickens et Tim : « Je vous reconnais maintenant. Vous êtes Charles Dickens, répliqua Timothy doucement. Est-ce que vous revenez souvent ici? – J’ai souvent souhaité revenir, et j’en ai souvent eu l’intention, mais j’en ai toujours été empêché par de nombreuses modifications de ma trame narrative. Que c’est triste, ce qui m’est arrivé à cet endroit ! » (99, je souligne) Phrase « prêtée » à Sherlock Holmes, probablement inventée par Harcombe (?) – Il y a, en tout cas, une indétermination de l’autorité narrative dans toute l’œuvre – : « Si nous connaissions à l’avance les étranges coïncidences qui traversent notre vie, le fardeau et l’héritage du temps qui passe, le merveilleux engrenage des événements qui se répercute de génération en génération, aboutissant aux effets les plus extraordinaires, toutes les fictions, avec leurs conventions et leurs conclusions prévisibles, en deviendraient abominablement arides et inutiles. À présent, mon cher Watson, permettez-moi… » (103)

Thématisation de la biographie : Pas comme tel, le roman s’y prêtant peu. Cependant, il reconduit ici encore et toujours la même idée, la même vision du biographique, à savoir que tout n’est que reprise et réécriture, tout n’est que palimpseste ou copie. Ackroyd le dit parfois de façon subtile, parfois de façon évidente, mais reconduit souvent cette idée à différents niveaux de son œuvre. Voici un exemple, ici dissimulé à l’intérieur de l’histoire ; il s’agit du détective Austin Smallwood, réfléchissant au fait que Tim lui a dit qu’il ressemblait à Sherlock Holmes : « Et j’ai fait une découverte curieuse. Il m’apparaît clairement aujourd’hui que la musique anglaise change rarement. Les instruments peuvent changer, la forme varier mais l’esprit semble toujours demeurer le même. L’esprit survit. J’imagine que c’est cela que nous appelons l’harmonie. » (135) « J’ai aussi pensé à ton ami, Arthur Conan Doyle. C’est bien son nom, n’est-ce pas? Bien sûr. J’ai une mémoire excellente pour ces choses-là. Ce que tu me racontes de ses histoires les plus réussies m’amène à croire qu’il a lu les livres de Dickens. L’Aventure de l’escarboucle bleue n’est ni plus ni moins qu’une extraordinaire refonte d’Un conte de Noël. Je dirai de même que, tout en prétendant ne pas l’aimer, il a vu les pièces de Mr. Oscar Wilde et qu’il est étrangement fasciné par le sort de ce monsieur. » (135) Autre exemple; il s’agit d’un personnage de naufragé sur l’île de Robinson (il n’est jamais nommé; c’est sans doute Robinson lui-même ou encore Defoe ?) : « Aucun livre n’est vieux. On dit que l’âme d’un homme peut se transporter chez un autre et il en irait de même pour les mots qui, au fil du temps, retrouvent des hommes et des esprits semblables à ceux qui les ont enfantés. Le monde est aujourd’hui ce qu’il était jadis, tout comme cet îlot ne changera jamais. […] Non, certes, les livres ne peuvent pas vieillir. Mais il faut les raviver par une érudition, une invention subtiles. De même qu’en accostant sur ces rivages tu leur as redonné vie, il te faut t’appliquer à faire revivre les choses anciennes et les périodes passées. Faire vibrer la mélodie d’antan. […] En contemplant cette île où tu te trouves présentement et en découvrant les traces de son antiquité, tu comprendras les limites de notre existence nouvelle. Ainsi nous comprenons la Grande-Bretagne actuelle en lisant les livres anglais des époques passées. Quand les ossements du roi Arthur furent déterrés, notre race admira un fragment de ses origines; ainsi nous pouvons proclamer et ériger notre valeur sur les piles de nos ancêtres. » (171-172, je souligne)

Comme on le voit, Ackroyd révèle son jeu de façon fort éloquente. Si fortement d’ailleurs qu’on soupçonne un jeu, un clin d’œil à son lecteur, d’autant plus que les paroles prononcées sont presque toujours dans une mise en abyme. Autre exemple, toujours au même personnage : « Tu honores ton père en l’imitant, et nous honorons un auteur de la même manière. Car ce que nous imitons vertueusement, nous l’approuvons et l’admirons; n’aimant pas ressembler à nos inférieurs, nous agrandissons et magnifions ceux que nous copions. Une commémoration générale se manifeste également à travers le temps. C’est pourquoi je te prédis que durant ton séjour ici, tu rêveras de ton pays. Tu entendras sa mélodie ici-même. Qu’est-ce que le temps, en effet, sinon la transmission d’une mélodie particulière d’une génération à l’autre? Néanmoins, il ne suffit pas de l’entendre… […] Il ne suffit pas de l’entendre, encore faut-il la comprendre. Afin de pallier la brièveté de notre existence, de notre passage sur cette terre, il sied de comprendre les temps passés pour pouvoir prétendre que nous les avons connus également. Ainsi, joignant le passé et le présent, il nous est possible de vivre depuis le commencement et, dans un certain sens, d’être aussi vieux que notre contrée. » (173) « Vois-tu ce ruisseau? demanda-t-il à son jeune compagnon. Il se perd en un lieu pour réapparaître en un autre. Ne reconnais-tu pas en ce phénomène un symbole de la mortalité?… comme le style d’un livre, qui ne périt pas avec son auteur, mais refait surface ailleurs, soit raffiné, soit galvaudé. » (178)

Bien sûr, Ackroyd adapte ses idées à chaque personnage (ou alors chaque personnage s’adapte aux idées d’Ackroyd). Ainsi, lorsque William Byrd dit : « Nous n’avons pas été créés pour nous-mêmes, mais pour faire le bien de notre contrée. » (211), je ne pense pas qu’il faille prendre cela au pied de la lettre et croire que c’est la doctrine que défend Acroyd.

William Hogarth déclare : « Je ne pouvois décrire ce que je n’avois point vu, ni songer à emouvoir ceux dont je n’entendois point les interêts & les opinions. Mon désir d’excellence m’amena ainsi à fixer mon attention sur les us d’Albion : la nature britannique seroit mon sujet, le peuple britannique, mon public. Naguere, notre art a été corrompu par l’ignorance & le caprice, qui nous ont induit à apprendre les tours des maîtres italiens & des cognoscenti françois. J’esperois exprimer un jus purement anglais. On dit que les atomes conservent leur substance tout en altérant leur apparence, qu’on peut les varier & les recomposer sans qu’ils soient détruits : il en va de même avec le génie d’Albion. Il peut lui arriver de s’épanouir une saison, puis de s’étioler (comme durant ces dernières années), mais son véritable esprit demeure intact, & prêt à être rassemblé par les generations à venir jusques à la fin des tems – ou de l’Angleterre. Les choses revêtirent donc un sens nouveau lorsque j’arpentai ces rues-mêmes, puisque mon but fut désormais de créer un art anglois. » (256, je souligne) « Nous avons une civilisation prospère & artificielle, dont l’image ne s’estompera pas dans l’avenir. J’ai toujours essayé, dans mon œuvre, de la conserver, & de laisser une description des us & coutumes de notre nation angloise à l’usage des siècles futurs. Toutes nos humeurs & habitudes singulières pourroient autrement reculer dans l’ombre, à l’instar des silhouettes autour de nous aujourd’hui, & comment ceux qui nous succèderont pourroient-ils alors savoir leurs origines? Non, il ne doit pas en être ainsi. Il ne peut pas en être ainsi. Notre mélodie d’Albion doit être tenue jusqu’à la dernière note. » (272)

William Blake – mais propos attribués à Milton : « Tout ce qui s’est manifesté au long de deux millénaires, Chaque ligne, chaque syllabe, chaque chant qui a existé, tout est restauré Dans les œuvres anglaises qui demandent encore à être nées; » (352)

Rapports biographie/autobiographie : Ne s’applique pas.

III. ASPECT ESTHÉTIQUE

Oeuvres non-biographiques affiliées du biographé : Toutes les œuvres biographés sont des œuvres d’imagination, donc non-biographiques.

Œuvres biographiques affiliées du biographé : Aucune.

Échos stylistiques : Les échos stylistiques sont évidemment nombreux, Ackroyd se plaisant à imiter le style des œuvres qu’il met en scène. Je ne relève pas toutes les occurrences, mais notons que, lorsqu’il s’agit d’écrivain, Ackroyd se concentre sur une œuvre particulière de celui-ci et la pastiche (il s’agit donc d’une transposition de l’œuvre) ; lorsqu’il s’agit de peintre, Ackroyd fait évoluer son personnage dans les tableaux du peintre et lorsqu’il s’agit de musicien (un seul cas; William Byrd, chapitre 10), Ackroyd met directement en scène le biographé mais aussi ses œuvre théoriques sur l’art. Certains exemples sont plus frappants que d’autres : par exemple, le chapitre sur Alice au pays des merveilles s’inspire de la prose de Lewis Carroll (personnages symboliques, jeux de langage, situations rocambolesques, etc.) ; dans le chapitre sur Robinson Crusoë, il utilise la même rhétorique que Defoe ; lorsque se sont des écrits d’une autre époque, Ackroyd utilise l’ancien anglais, etc.

Échos thématiques : Sans doute nombreux, mais Ackroyd réactive les œuvres dans la mesure où elles servent son propos. Ce ne sont donc pas les thèmes des œuvres qui sont reconduits.

IV. ASPECT INTERCULTUREL

Affiliation à une culture d’élection : Ce livre est une (sur)valorisation de la culture anglaise, mais une culture anglaise essentiellement blanche et mâle (les deux seules œuvres de femmes mises en scène – Wuthering Heights d’Emily Brontë et The Mill on the Floss de Georges Elliot – ne le sont que très partiellement et à l’intérieur d’un chapitre hétérogène) et une culture anglaise totalement indépendante de la culture européenne. L’affiliation d’Ackroyd à cette culture est affirmée ici avec conviction, renforcée par une esthétique relativement simpliste dans les thèmes parce qu’elle rappelle le conte, mais aussi relativement complexe dans la force de la réécriture.

Apports interculturels : Sur l’Angleterre (Clément Harcombe) : « Mais il y a aussi les esprits des paysages. Des nations. Quand on est en Angleterre, on sait qu’on est là et pas ailleurs. L’atmosphère y est totalement différente qu’en France ou en Allemagne. Peut-être pourrait-on même appeler les esprits du temps. Ils font parties de nous, voyez-vous… » (337)

Le rapport au catholicisme (William Byrd) : « Dites-moi donc, petits garnements, pourquoi il y a tant d’excellents compositeurs catholiques dans ce pays d’Albion? […] Tout est dans la cadence. La ligne de beauté. Les catholiques ont ça dans le sang, ça nous vient des rythmes de la messe, du bénédicité. C’est apparenté au génie anglais de la mélodie, des chutes et des remontées, de l’ondulation de la cadence. » (201)

Lecteur/lectrice : Manon Auger

fq-equipe/albion_par_ackroyd.txt · Dernière modification : 2018/02/15 13:57 de 127.0.0.1

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