I- MÉTADONNÉES ET PARATEXTE
Auteur : Kim Thúy
Titre : mãn
Éditeur : Libre Expression
Collection : -
Année : 2013
Éditions ultérieures : -
Désignation générique : aucune désignation explicite
Quatrième de couverture :
« Maman et moi, nous ne nous ressemblons pas. Elle est petite, et moi je suis grande. Elle a le teint foncé, et moi j’ai la peau des poupées françaises. Elle a un trou dans le mollet, et moi j’ai un trou dans le cœur. »
Notice biographique de l’auteur :
Après Ru, et À toi, après vingt pays et cinq prix littéraires, Kim Thúy, toujours la même : fidèle maîtresse des mots.
II- CONTENU GÉNÉRAL
Résumé de l’œuvre :
C’est le récit d’une femme vietnamienne qui a immigré à Montréal. Elle apprend à se mouvoir dans ce nouvel environnement et à endosser son rôle d’épouse et de mère. Grâce à ses talents culinaires, elle ouvre un petit restaurant qui deviendra bien vite un atelier-traiteur. Elle fera la rencontre de Julie, une femme qui deviendra rapidement sa grande amie et qui l’aidera dans ses différents projets. Grâce au soutien de Julie, elle lancera un livre de cuisine qui l’amènera à voyager en France et à rencontrer Luc, un homme qui lui apprendra à prendre possession de son corps et qui lui fera découvrir ce qu’est le véritable amour.
Thème(s) : amour, famille, adaptation
III – JUSTIFICATION DE LA SÉLECTION
Explication (intuitive, mais argumentée) du choix :
J’ai hésité à inclure mãn dans ce corpus, car il ne fait pas preuve d’un encyclopédisme déluré. Cependant, ce récit de soi conjugue plusieurs références aux classiques français, mélange la prose et la poésie et fait connaître le Vietnam en détail.
Appréciation globale : Très beau roman qui reflète une grande sensibilité.
Cote : 2,5
IV – CONSTRUCTION GÉNÉRALE DE L'OEUVRE :
Un bref roman de 145 pages dont l’histoire n’est pas linéaire. Chaque souvenir, d’une longueur d’une demi-page à deux pages environ, est résumé par un mot vietnamien et sa traduction dans la marge. L’histoire se construit au fil des réminiscences de la narratrice.
V – ENCYCLOPÉDISME :
Contenu (Types de données imbriquées, à quoi servent-elles dans l'économie générale du roman, dans la construction des personnages, etc.):
Les données imbriquées dans ce récit, qui sont majoritairement d’ordre littéraire et culinaire, témoignent de l’appropriation de la culture d’accueil de la narratrice. Une vie de Guy de Maupassant est son premier contact avec la culture française. Contenu dans une boîte métallique enterrée dans le jardin, car les romans étrangers, à l’époque de sa mère et de sa grand-mère, étaient bannis à cause de la « frivolité de la fiction ». (p.45) C’est par le biais d’auteurs français que la narratrice assimile différents concepts : Cyrano de Bergerac est associé à la figure de l’amoureux (p.46), elle découvre le sens de « lassitude » grâce à Bonjour tristesse de Françoise Sagan, « langueur » chez Verlaine, « pénitence » chez Kafka (p.58). Sa mère lui enseigne ce qu’est la fiction à l’aide d’une phrase de L’Étrange d’Albert Camus, « car il nous était impensable qu’une femme puisse manifester ce désir : “Le soir, Marie est venue me chercher et m’a demandé si je voulais me marier avec elle.” » (p.58) Marius des Misérables devient une figure de héros pour elle, car les mots d’Hugo décrivent également son propre combat. Sa ration mensuelle de porc était emballée dans ces quelques mots : « La vie, le malheur, l’isolement, l’abandon, la pauvreté sont des champs de bataille qui ont leurs héros; héros obscurs plus grands parfois que les héros illustres… » (p.58). La disparité des réalités vietnamienne et française est mise de l’avant lorsque la narratrice indique ne pas saisir le sens de certaines citations, car les émotions évoquées dans ces phrases lui sont totalement inconnues : « (citation de Roland Barthes) “Je rencontre dans ma vie des millions de corps; de ces millions je puis en désirer des centaines; mais, de ces centaines je n’en aime qu’un.” Cet énoncé m’était alors totalement étranger et incompréhensible puisque je n’avais jamais vécu cette sensation d’exclusivité et d’unicité. » (p.108) La culture francophone lui fait découvrir de nouvelles réalités et de nouvelles émotions. Par ailleurs, la narratrice fait découvrir aux gens autour d’elle le Vietnam grâce, en grande partie, à la cuisine. Un passage du livre (p.69-70-71) est consacré au gâteau aux bananes vietnamien et à sa confection traditionnelle. À son arrivée à Montréal, cette dernière fait la connaissance de Philippe, un chef pâtissier, qui réinvente et modernise ses recettes traditionnelles. Ainsi, le lien entre l’Orient et l’Occident s’illustre grâce à la cuisine. À un autre moment, elle explique comment la sauce de poisson et le sirop d’érable se marient (p.81). Le Vietnam n’est pas seulement mis en scène dans les réminiscences de la narratrice, quelques vers de poèmes vietnamiens sont traduits dans le roman. L’un d’eux, le Truyên Kiêù, un poème de 3000 vers qui relate « l’histoire d’une jeune fille qui s’est sacrifiée pour sauver sa famille », fait écho au récit de la narratrice. Les huit premiers vers sont traduits dans le livre et rappellent au lecteur que tout peut changer, que tout peut basculer en un clin d’œil. (p.25) Au fil du récit, la narratrice découvre la littérature et la poésie étrangères. À la page 125, le poème d’Edwin Morgan est transcrit, ainsi que sa traduction française, qui reflète mieux aujourd’hui sa nouvelle réalité et les différentes émotions qu’elle s’est appropriées.
En somme, les données imbriquées dans mãn démontrent la posture hésitante de la narratrice qui apprend à se définir en unissant deux cultures très différentes.
Forme (narration, comment elles sont intégrées) :
La première forme d’imbrication des informations que le lecteur remarque à la lecture de mãn est la traduction de termes vietnamiens dans les marges du livre. Pour chaque nouveau souvenir évoqué, un mot vietnamien et sa traduction française figurent au début du premier paragraphe. Cette utilisation des marges est intéressante, car elle fait découvrir de nouveaux mots au lectorat dont « con sóc — écureuil (p.18), tình ban — amitié (p.54), ma — fantôme (p.67), nhà hàng — restaurant (p.85)… » et transpose dans le livre l’importance accordée, au Vietnam, à l’art de la calligraphie, comme évoqué par la narratrice. De plus, les différents poèmes sont insérés dans le texte en italique et avec une note de bas de page mentionnant la provenance et la personne l’ayant traduit. (p. 19, 25, 81, 87, 125) On retrouve également dans ce récit quelques définitions dont celle du verbe « regarder » : « J’avais lu dans un livre oublié par un client que “regarder”, c’est esgarder, avoir des égards envers quelqu’un. Au Moyen-Âge, pour décrire une situation de guerre ou de conflit, on disait des ennemis : “ « Aucun d’eux n’a de l’autre regard.» Ce mot contient depuis des siècles le respect, certes, mais aussi la préoccupation, le souci de l’autre.” Mon mari n’avait pas à m’offrir ce regard ou cet égard parce qu’il n’avait pas à se préoccuper de moi. » (p.113)