Table des matières
Michel Tremblay (1992), Douze coups de théâtre
ORION + POROSITÉ - FICHE DE LECTURE
I- MÉTADONNÉES ET PARATEXTE
Auteur : TREMBLAY, Michel
Titre : Douze coups de théâtre
Éditeur : Leméac
Collection : Babel
Année : 1992
Éditions ultérieures : 2011
Désignation générique : Récits (couverture) / mémorialiste (page de présentation de l’ouvrage et de l’auteur)
Autres informations :
Quatrième de couverture : « Extrait…
Mais mon cœur chavira aussitôt que le rideau fut ouvert (…). Derrière, c’était tellement magique avant même qu’un seul personnage n’apparaisse que j’en eus le souffle coupé. (…) ce morceau de carton ou de bois ressemblait vraiment à un arbre même s’il n’en avait que vaguement l’allure; le ciel, derrière, trop bleu pour être vrai, l’était quand même, comme les fleurs trop grosses, la balançoire trop jaune… Tout était bâti tout croche mais tout était tellement beau! Et que dire de la maison! Une maison comme dans les livres, voilà, c’est ça qui me ravissait le plus : une maison comme dans les livres s’élevait là, devant mes yeux, grande et belle et dont jailliraient, je le sentais, des merveilles. »
Résumé à la première page de l’œuvre :
« Avec Douze coups de théâtre, Michel Tremblay fait œuvre de mémorialiste depuis Les Vues animées (Leméac Éditeur, 1990) jusqu’à Un ange cornu avec des ailes de tôle (Babel, no 221). Les douze récits ici présentés marquent autant de jalons dans l’initiation au monde du théâtre de celui qui allait se révéler l’un des plus grands dramaturges de la francophonie. À travers les yeux d’un Michel Tremblay âgé de six, de douze, puis de dix-sept ans, maintenant un jeune homme, bientôt un écrivain, le Montréal des années cinquante reprend vie. De Babar le petit éléphant à L’Enlèvement au sérail, son éducation culturelle suit un parcours capricieux, gourmand, éclectique, que le lecteur est à son tour invité à emprunter. Douze coups de théâtre est un livre hybride et jubilatoire. Du roman, il a gardé le goût du récit bien construit. Du théâtre, l’art de ménager ses effets. De l’autobiographie, le souci d’une sincérité sans fard. »
Notice biographique de l’auteur : « Né à Montréal en 1942, Michel Tremblay a écrit une œuvre abondante, qui compte quelque vingt-cinq pièces de théâtre et une quinzaine de romans et de récits. D’une grande intensité dramatique, celle-ci donne à entendre la voix des déshérités et des classes populaires et devait faire de son auteur l’un des dramaturges contemporains les plus originaux. Michel Tremblay est traduit dans plus de quinze langues et ses pièces ont été jouées dans de nombreux pays. Au Québec, sa réputation est considérable et elle ne cesse de croître à l’étranger. »
II - CONTENU ET THÈMES
Résumé de l’œuvre :
Douze coups de théâtre regroupe douze récits autonomes, qui s’interpellent les uns les autres pour nourrir le portrait littéraire de l’auteur à travers différents tableaux de son enfance jusqu’à sa vie de jeune adulte. Chaque fragment tourne autour des influences dramaturgiques de Michel Tremblay et des moments décisifs qui ont orienté sa carrière. La dédicace n’est pas anodine : « Pour Rhéauna Rathier, moitié Crie, moitié Française, ma mère; pour Armand Tremblay, moitié Tremblay, moitié Tremblay, mon père. Je les ai aimés, je les ai perdus; je m’ennuie. »
L’œuvre aborde explicitement la mise en relation par le personnage de Michel entre sa vie familiale et sa vocation dramaturgique. Il s’agit d’un hommage à ses parents, montrés comme les principales influences de l’auteur, malgré leur réticence à constater peu à peu que leur fils devient artiste. Sa mère, avec qui il échangeait sur le cinéma et la littérature, s’inquiète maintenant de le voir fréquenter le milieu du théâtre, qu’elle associe alors à l’homosexualité. Un parallèle est construit entre la découverte clandestine du théâtre pour Michel et ses premières expériences homosexuelles. Rhéauna reste l’un des modèles dramaturgiques les plus puissants pour son fils, qui la décrit par les rituels théâtraux de son quotidien. Par exemple, nous assistons au théâtre filial de la sauce à spaghetti dont la recette a été transmise de mères en filles et qui amène le narrateur à constater : « Toute ma vie j’ai vu les femmes de la maison poser les mêmes gestes, comme dans un rituel, sans jamais rien changer…» (p. 240).
Quant à son père, il tente de lui faire apprécier la culture populaire québécoise en lui offrant des billets pour une partie de hockey, cadeau empoisonné pour le jeune Michel qui s’ennuie jusqu’à l’endormissement. La surdité progressive de son père est pointée du doigt comme l’une des principales causes de son désintérêt pour le théâtre. Dans « Un simple soldat », nous comprenons que le genre de prises de vue filmées au théâtre et la posture des comédiens, qui se parlent entre eux plutôt que de s’adresser aux spectateurs, empêchent son père de lire sur leurs lèvres. À la fin du récit, Michel décide de lui partager face à face l’intrigue d’Un simple soldat, s’appropriant alors son premier récit dramaturgique. Cet art littéraire reste le moins accessible pour son père, alors que Michel reçoit un peu plus tard son premier prix littéraire pour sa pièce Le train. Dans le récit qui aborde ce premier succès, le père est mis en scène par son décalage d’avec ce monde, faisant de son fils un passeur entre la culture populaire et celle de la bourgeoisie littéraire. En somme, Douze coups de théâtre montre l’amour inconditionnel de Michel pour ses parents, mais aussi, pour le théâtre qui l’en éloigne. Dans le dernier récit, le narrateur confirme explicitement le discours latent à toute l’organisation de l’œuvre : « Inadapté j’étais, inadapté je restais, d’un côté comme de l’autre. Je n’appartenais pas plus au monde artistique qu’à celui de l’imprimerie. » (p. 290) Dédiée à ses parents, cette œuvre est un passage entre les classes, insérant comme dans toute l’œuvre de Tremblay des personnages provenant de milieux populaires qui intègrent alors une scène bourgeoise.
Thème principal : Initiation de Michel Tremblay à la culture dramaturgique et influences des mondes culturel et familial qui l’entourent de l’enfance à la vie de jeune adulte.
Description du thème principal : Chaque récit met en scène une pièce de théâtre, un opéra ou la captation vidéo d’une pièce qui a influencé Michel Tremblay dans sa carrière de dramaturge. Sont aussi présentées comme des influences majeures les relations et les expériences qu’il vit avec ses parents et qui n’ont pas été anodines dans les orientations artistiques de l’auteur.
Thèmes secondaires : Accessibilité à la culture dramaturgique dans le Montréal des années cinquante et soixante, homosexualité, classes sociales et cohabitation des langues française et anglaise à Montréal.
III- CARACTÉRISATION NARRATIVE ET FORMELLE
Type de roman (ou de récit) : Récits autobiographiques. Mémoires.
Commentaire à propos du type de roman :
Il s’agit d’un recueil de récits autobiographiques qui se rapproche aussi du genre des mémoires, puisque Michel Tremblay raconte ses influences artistiques et personnelles afin de mettre en valeur la spécificité de son œuvre : un mélange des genres (littérature, cinéma, théâtre, opéra), une représentation des différentes classes sociales de Montréal et leur dynamique, le langage populaire mis en scène dans un contexte culturel bourgeois et ses goûts esthétiques qui balancent du populaire au savant.
Type de narration : Autodiégétique.
Commentaire à propos du type de narration : Il s’agit des réminiscences de Michel Tremblay, racontées à la première personne du singulier, avec un certain dédoublement par la distance marquée entre la voix actuelle de l’auteur qui se souvient et la voix de son personnage-enfant qu’il met en scène.
Personnes et/ou personnages mis en scène : Le personnage principal est Michel Tremblay lui-même, mis en scène aux différents âges de sa vie, mais aussi dans le présent de l’écriture. Apparaissent aussi sa mère, son père, sa tante Robertine, son frère Jacques, ses amis dans le milieu artistique, ses amis dans le quartier du Plateau Mont-Royal, le frère François (son enseignant) et un amant anonyme.
Lieu(x) mis en scène : Montréal. L’appartement familial (surtout la chambre à coucher et la salle à manger), les différents lieux de diffusion de théâtre (Théâtre du Nouveau Monde, une église Anglicane d’Outremont, le Théâtre de la Verdure au Parc Lafontaine, le théâtre Orpheum, le théâtre Saint-Denis, le théâtre des Quat’sous).
Types de lieux : Sont mis en scène les différents lieux de transmission de la culture dramaturgique de Michel Tremblay, entre le privé et le public. La totalité des récits se passe à Montréal, surtout sur le Plateau Mont-Royal, mais aussi autour du Quartier latin, dans le Parc Lafontaine et dans Outremont.
Date(s) ou époque(s) de l'histoire : L’histoire est située entre 1948 et 1964, c’est-à-dire dans l’enfance, l’adolescence et la vie de jeune adulte de Michel Tremblay.
Intergénéricité et/ou intertextualité et/ou intermédialité :
Pour ce qui est de l’intergénéricté dans l’œuvre, plusieurs genres se recoupent. Les récits autobiographiques s’apparentent aux mémoires, puisqu’ils éclairent les particularités esthétiques de l’œuvre de Tremblay maintenant reconnues par la critique, notamment sa mise en scène de la classe populaire à laquelle appartenaient ses parents. Aussi, le dernier récit représente explicitement le premier prix littéraire obtenu par Michel Tremblay et mentionne le fait que plusieurs écrits dormants étaient déjà réalisés, notamment Les belles-sœurs, œuvre majeure de son parcours. Les récits empruntent également à l’écriture théâtrale dans sa présentation des histoires sous la forme du tableau et par l’importance des dialogues.
Une intertextualité se présente d’abord par l’influence des dramaturges qui ont marqué Michel Tremblay et dont la stylistique se fait sentir à l’intérieur même des récits qui les abordent. Ensuite, nous retrouvons une certaine forme d’intra-intertextualité lorsque les récits indépendants s’interpellent les uns les autres ou lorsque des scènes précisent un aspect rencontré dans un des autres récits autobiographiques du recueil ou dans un des autres tomes du projet autobiographique de Tremblay.
Particularités stylistiques ou textuelles :
Décrit dans la biographie de l’auteur comme s’inscrivant dans le genre des mémoires, il est intéressant de noter que les récits sont tout de même autonomes les uns par rapport aux autres et ne se rattachent pas toujours de manière évidente au type d’écriture dramaturgique qu’a ensuite développée l’auteur. Aussi, la chronologie se disperse-t-elle non seulement dans la succession plutôt thématique des récits, mais plus encore, en divers temps de l’histoire de l’auteur qui se rencontrent dans un même récit : celui de la jeunesse, celui de l’adulte écrivain qui s’est rendu compte de l’influence que l’événement de jeunesse a pu avoir sur lui et celui de l’écrivain qui tente d’en rendre compte. Dans les particularités textuelles de l’œuvre, il est intéressant de noter les jeux de transpositions et de transfigurations, non pas seulement mis en scène pour qualifier la relation qu’entretient le personnage de Michel avec le théâtre, mais aussi performés dans l’énonciation des récits, qui seront souvent concentrés autour de scènes très visuelles qui feront intervenir des personnages de manière théâtrale. Le sujet du théâtre se transpose donc dans la présentation théâtrale de la vie de l’auteur. L’énonciation elle-même témoigne de l’influence des expériences vécues par Michel Tremblay sur sa manière de les transmettre.
IV- POROSITÉ
Phénomènes de porosité observés :
- Porosité entre les niveaux de langue (populaire-soutenu / enfant-adulte).
- Porosité entre les genres (théâtral, romanesque, autobiographique).
- Porosité du populaire et du savant.
- Porosité d’esthétiques contradictoires (réalisme magique, baroque minimaliste, tragi-comédie).
- Porosité entre les voix du personnage, du narrateur et de l’auteur.
- Porosité du réel et de la fiction.
Description des phénomènes observés :
- Porosité entre les niveaux de langue.
Dès le premier récit, « Babar le petit éléphant », est introduit un phénomène de porosité à travers les niveaux de langue utilisés dans l’œuvre. À un premier degré, l’univers linguistique du personnage de Michel enfant (six ans) est représenté en fonction de sa classe sociale populaire d’origine et entre en décalage avec le langage soutenu des personnes de la classe bourgeoise qu’il est amené à fréquenter. Dans ce récit, Michel est invité à assister à sa première représentation théâtrale par la tante d’un ami qui provient d’un milieu artistique adoptant le langage de la bourgeoisie. Sont alors mis en scène de manière ironique les quiproquos engendrés par le décalage qui existe entre les niveaux de langage populaire et soutenu, représentés comme étant du même ordre que ceux qui pourraient être engendrés par l’écart entre le langage de l’enfant et celui de l’adulte. Après avoir expliqué que les mères du quartier ne parlaient jamais avec la mère de Daniel, ami issu de la classe bourgeoise, l’auteur met en scène un différend entre elle et lui, concernant la leçon qu’il a apprise par cœur de ses parents :
« Ça fait que quand la lumière est verte on peut traverser mais quand la lumière est rouge c’est les chars qui traversent. » Petite grimace de la mère de Daniel. « Michel, on ne dit pas ‘‘char’’, on dit voiture. » Je me repris donc. « Les voitures partent quand la lumière est rouge. » Autre petite grimace de la mère de Daniel. « Mais non, les voitures elles aussi partent au feu vert. –Ben non. Si tout le monde part quand la lumière est verte, tout le monde va partir en même temps pis on va toutes se tuer! (p. 18-19)
Le discours des parents de Michel, qu’il avait appris par cœur, est donc disqualifié par la mère de Daniel, d’abord parce que le niveau de langage qu’il utilise lui paraît fautif, puisqu’elle corrige le terme « char » par celui de « voiture », mais également parce que le contenu lui semble aussi erroné, les voitures démarrant à la lumière verte et non à la lumière rouge. C’est alors la tante de Daniel rappelle que ce quiproquo vient du fait que Michel est un enfant. La distance entre ce que dit Michel et ce qu’il faudrait dire en tant qu’adulte est alors attribuée à son statut d’enfant. Pourtant, lorsque Michel accompagne Daniel et sa tante pour assister à sa première représentation théâtrale, cette dernière le corrige encore sur des termes qui lui viennent de ses parents, le langage de la classe populaire étant montré comme un langage qu’on se permettait de corriger lorsqu’on appartenait à une classe supérieure. Ainsi, Michel lui demande :
« Un théâtre, c’est là qu’y’a des vues, hein? » Elle n’eut pas l’air de comprendre immédiatement ce que je voulais dire. « Ah! du cinéma! Non, non, Michel, le cinéma est projeté dans les salles de cinéma, et le théâtre est joué dans des théâtres. » […] J’avais envie de lui demander : « Du théâtre qui est joué dans une église, ça s’appelle comment, d’abord? » (p. 31-32)
S’imprègne donc dans le langage de Michel celui de ses parents, qu’il tend à corriger lorsqu’il fréquente la culture artistique. Pourtant, la force de ce niveau de langage et ses couleurs particulières originales sont aujourd’hui reconnues comme la singularité de l’auteur et le titre, Les vues animées, est un clin d’œil ironique par lequel il rend hommage à cette poésie sienne qui l’a rendu écrivain.
- Porosité générique (théâtral, romanesque, autobiographique).
Puisque l’œuvre faite acte de mémoires en même temps que de récit autobiographique, les différents genres littéraires pratiqués par Michel Tremblay apparaissent en plusieurs endroits. Les récits ont du théâtre de grandes mises en scène imagées, ponctuées de dialogues très expressifs et de coups de théâtre. Par exemple, dans le récit « Le hockey », le narrateur raconte le jour où son père lui a offert d’assister à une représentation du Canadien de Montréal comme s’il s’agissait d’un grand drame dans sa vie, allant jusqu’à qualifier cet instant de « soir fatidique » (p. 211). Le narrateur raconte cet instant sous le mode du théâtre social qui s’y joue, décrivant surtout les personnages, l’ambiance, le décor et le type de dialogues installés dans cet espace, plutôt que la partie en elle-même, qu’il n’a pas vue puisqu’il s’est endormi. Il explique : « Au contraire du public de cinéma que j’avais côtoyé jusque-là, celui du hockey était familier (on s’abordait, on se demandait d’où on venait, on se donnait rendez-vous devant les stands à hot-dogs…). » (p. 215) Il en va de même avec le rituel des gestes posés par sa mère lorsqu’elle prépare la sauce à spaghetti, qu’il décrit de manière théâtrale et qu’il associe explicitement à une mise en scène quotidienne : « Toute ma vie j’ai vu les femmes de la maison poser les mêmes gestes, comme dans un rituel, sans jamais rien changer. » (p. 240) C’est aussi sous le mode de l’exagération, de l’hyperbole, qui érigent sa mère au statut d’un héros de roman, que dans la même scène le narrateur exprime : « c’est ce soir seulement que tout ça prend sa place, sa signification dans ma vie, dans notre vie : le ciment de notre famille, la gardienne de nos trésors et de nos laideurs, l’organisatrice de notre existence va disparaître, et ce qui nous guette, mon père, mes frères et moi, c’est la désagrégation à petit feu dans la douleur d’être séparés de l’être qui nous a, tous, les plus influencés. » (p. 241) De plus, entrent en contradiction les descriptions réalistes par rapport au point de vue avoué du narrateur, qui n’a pas vraiment été témoin de tout ce qu’il raconte et qui vient remettre en question une part de référentialité à son récit, comme dans cet extrait sur sa mère : « C’est une des images les plus puissantes que j’ai gardées d’elle : son corps massif penché par en avant, ses seins lourds qui tendaient le tissu de sa jaquette légère d’été, l’inquiétude, la peur dans ses yeux, son menton qui tremblait, et pourtant je ne l’ai pas vue puisque je ne la regardais pas! » (p. 63)
- Porosité du populaire et du savant.
La porosité du populaire et du savant apparaît surtout par le traitement non hiérarchisé d’œuvres dramaturgiques qui ont influencé l’auteur, que ces pièces soient télédiffusées (Un simple soldat), qu’il s’agisse d’un théâtre social (« Le hockey ») ou que ce soit une mise en scène de Babar adressée aux enfants, une pièce d’été jouée à l’extérieur (La Tour Eiffel qui tue) ou sa première composition récompensée (Le train). Cette manifestation de la porosité passe aussi par le langage populaire reproduit par l’enfant et celui savant maîtrisé par l’auteur qui sait habilement en rendre compte. Ce mélange plus ou moins indifférencié du populaire et du savant crée souvent un effet ironique dans le texte, notamment à travers les scènes de la vie intime de Michel, montrant souvent le rituel d’un souper minimaliste qui précède le visionnement de grandes pièces de théâtre par Michel. L’exemple le plus frappant de l’effet ironique provoqué est celui du récit « Le temps des lilas », dans lequel la mère de Michel fait brûler les « petits poissons des chenaux » rapportés par son père. C’est donc avec honte que Michel doit se rendre ensuite au théâtre pour visionner Le Temps des lilas de Marcel Dubé : « C’est donc convaincu de puer le poisson à plein nez que je pris le tramway pour me rendre au théâtre Orpheum où se donnait depuis quelques semaines la nouvelle pièce de Marcel Dubé, Le Temps des lilas, dans une mise en scène de Jean Gascon, avec quelques-uns des plus gros canons du théâtre montréalais de l’époque […]. » (p. 110-111)
- Porosité d’esthétiques contradictoires (tragi-comédie, réalisme magique, baroque minimaliste).
Des affiliations esthétiques contradictoires s’allient sans créer de dissonance apparente dans l’œuvre de Tremblay. Nous avons relevé plus haut cet extrait dans lequel Michel comprend, sous le mode tragi-comique, que le décès de sa mère approche : « c’est ce soir seulement que tout ça prend sa place, sa signification dans ma vie, dans notre vie : le ciment de notre famille, la gardienne de nos trésors et de nos laideurs, l’organisatrice de notre existence va disparaître, et ce qui nous guette, mon père, mes frères et moi, c’est la désagrégation à petit feu dans la douleur d’être séparés de l’être qui nous a, tous, les plus influencés. » (p. 241) Un réalisme magique vient aussi souvent remettre en question la référentialité et le sérieux des récits, notamment la description que le narrateur fait de son lit d’enfant :
« Le lit de fer dans lequel je dormais depuis ma naissance était mon royaume, le seul endroit de la maison où je pouvais me retrouver vraiment seul quand je le voulais. C’était une espèce de tombereau à côtés coulissants, assez vaste pour que j’y dorme encore même si c’était un lit de bébé, une citadelle imprenable élevée contre les habitants du garde-robe ou les bilous qui s’amassaient sous le lit de mes parents et qui se transformaient, la nuit, au dire de mes frères, en mal faisants petits démons friands de doigts et d’orteils d’enfants tannants. » (p. 27)
De plus, la profusion de détails insignifiants qui parent le récit d’un événement minimaliste du quotidien fait apparaître une porosité stylistique intéressante entre le baroque et le minimalisme, comme nous pouvons le noter dans cet extrait qui suit la longue description du parc Lafontaine en temps de chaleur et qui s’attarde encore plus sur la description du zoo du Parc Lafontaine détruit pour donner place au Théâtre de la Verdure, qui est finalement l’objet central du récit : « Moi, j’étais là pour le Théâtre de Verdure qui venait d’ouvrir ses portes sur les décombres du petit zoo qui puait tant mais que j’avais tellement aimé enfant. Le Jardin des Merveilles n’existait pas encore et on venait de démolir les quelques cages malpropres où se morfondaient pendant tout l’été deux ou trois renards malades, un ours qui sentait le yable, des oiseaux de proie aux ailes rognées et, mon endroit favori entre tous, la pauvre petite pièce d’eau grillagée où survivaient tant bien que mal des tortues à la carapace ramollie. » (p. 44)
- Porosité entre les voix du personnage, du narrateur et de l’auteur.
Il serait difficile de déterminer clairement dans le récit à quelle instance appartient la voix qui nous est donnée à lire. Le narrateur adopte parfois le point de vue de l’enfant, d’autres fois celui de l’adulte qui rend intelligible les fabulations de l’enfant et presque toujours à la fin des récits, la voix de l’auteur commente ce décalage par rapport à sa pratique ou sa conception de l’art. Par exemple, lors de la description du personnage de Babar, le narrateur adopte le point de vue de l’enfant, mais utilise un vocabulaire dépréciatif et comique pour représenter le malaise vécu par l’enfant en d’autres termes : « lui aussi était transposé, je savais bien que quelqu’un se cachait sous la grosse bedaine et la trompe molle, mais j’y croyais parce que je voulais y croire. » (p. 36-37) La voix de l’auteur apparaît quant à elle dans ce type de bouclage du récit, notamment dans « Tristant und Isolde », qui met en scène l’aventure qu’a eue Michel à l’adolescence avec un comédien admiré par sa mère. Le narrateur termine le récit en indiquant clairement l’influence qu’aura eu cette aventure sur le cours de sa carrière, puisqu’il lui aura fait découvrir Wagner : « Nous n’avions vraiment pas été les partenaires idéaux mais, et j’en suis encore infiniment reconnaissant à cet acteur, cette aventure m’avait fait découvrir l’un des plus grands héros de ma vie (pas l’homme, le musicien)! » (p. 195).
- Porosité du réel et de la fiction.
Comme nous l’avons remarqué dans la section concernant la porosité générique, plusieurs marques de fictionnalisation (oublis, hésitations, exagérations, dramatisations) s'insèrent au sein du récit autobiographique. Plus encore, le procédé de transposition est utilisé par Michel Tremblay afin de distinguer le point de vue de l’enfant et celui du narrateur adulte, le premier confondant souvent les fictions dramatiques auxquelles il assiste à la réalité. C’est ce qui se produit lorsque le personnage de Michel enfant veut se lever sur sa chaise pour avertir Babar du danger qu’il court comme le font les autres enfants et qu’il ressent une réelle culpabilité de ne pas être capable de prendre la parole en public pour épargner son idole, comme s’il perdait conscience du cadre fictif de l’histoire racontée dans la pièce. Pourtant, ce n’est pas seulement l’illusion référentielle propre à la fiction qui est montrée dans cet extrait, mais bien la confusion de cette fiction avec les sentiments réels qu’elle fait naître chez l’enfant et dont se souvient le narrateur adulte. Finalement, la contamination réciproque du réel et de la fiction apparaît dans le dernier récit du roman, « Le Train ». Dans celui-ci, le narrateur raconte la réaction qu’a le jury de Radio-Canada devant lequel il doit défendre sa pièce Le train. Les évaluateurs de son texte critiquent l’incohérence de la description du train dans la pièce par rapport au lieu de l’intrigue, puisque l’histoire se déroule en Amérique et que le train est conforme à ceux retrouvés en Europe. Pour sa défense, Michel avoue : « Écoutez, j’ai pris le train une fois dans ma vie, pour aller chez ma tante Marguerite à l’île Perrot, et j’étais trop petit pour remarquer ces choses-là, c’est la seule explication que je peux vous donner. Ma connaissance des trains me vient probablement des films européens que j’ai vus et des livres que j’ai lus… Chus désolé… » (p. 267). Le schème d’intelligibilité par lequel il est en mesure de se figurer un train appartient aux descriptions qui lui ont été transmises par des œuvres majoritairement européennes, d’où sa conception décalée. Par cet exemple, nous comprenons que les fictions lues par Michel ont forgé sa conception imaginaire de la catégorie « train » et ont donc réellement influencé sa manière de remettre en scène un train dans des fictions, aussi américaines soient-elles.
Auteur(e) de la fiche : Karine Gendron