FICHE DE LECTURE
INFORMATIONS PARATEXTUELLES
Auteur : Philippe Sollers Titre : Vivant Denon ou le Cavalier du Louvre Lieu : Paris Édition : Plon Année : 1995 Pages : 287 p. Cote : N 5262 D48 S65 Désignation générique : Aucune
Bibliographie de l’auteur : Plusieurs romans et essais (voir bibliographie complète p.287). Aussi quelques biographies fictives d’écrivains (Casanova l’admirable, 1998 ; Studio, 1997) de peintres (Les passions de Francis Bacon, 1996 ; Picasso le héros, 1996 ;) et de musiciens (Mystérieux Mozart, 2001).
Biographé : Vivant Denon ; notons que, par ricochet, d’autres personnages sont biographés et spécialement Voltaire auquel Sollers consacre tout un chapitre.
Quatrième de couverture : Mise en scène de la destinée pour le moins extraordinaire de Denon : «Il a donc traversé tous les régimes ? Louis XV, Louis XVI, la Révolution, la Terreur, le Directoire, le Consulat, l’Empire, la Restauration ? Sans y perdre la tête ? Et vous dîtes qu’après avoir fondé le musée du Louvre, il a fini sa vie tranquillement à Paris, quai Voltaire, comme un collectionneur célèbre visité de partout ? Qu’il a son tombeau très officiel, avec statue, au Père-Lachaise ? Qu’il a connu tout le monde, les rois, les reines, Frédéric de Prusse, le cardinal de Bernis, Catherine de Russie, Pie VII, des généraux, des ambassadeurs, Robespierre, Joséphine, Napoléon, et aussi Diderot, Voltaire, Stendhal ? Il a donc vécu cent cinquante ans ? Non, soixante-dix-huit. Une vie tantôt calme et tantôt frénétique ; méditative, ou bien à cheval, au milieu des canons.» Ce passage, extrait du livre, est très représentatif du style de Sollers qui exprime souvent ses idées sous un monde dialogique, impliquant un allocutaire fictif.
Préface : Aucune
Autres (note, épigraphe, photographie, etc.) : Non
LES RELATIONS (INSTANCES EXTRA ET INTRATEXTUELLES) :
Auteur/narrateur : L’auteur est assurément le narrateur qui parle depuis la fin du XXe siècle et fait des rapprochements entre les événements passés et présents, qui teinte le récit, de par son ton essayistique, de sa subjectivité interprétative. Il se met quelquefois en scène, mais pas dans une reconstitution autobiographique comme dans Casanova l’admirable, mais en tant que conscience «réfléchissante». Il utilise à peu près tous les pronoms personnels (je, nous, on, tu), passant de l’un à l’autre sans difficulté. En tant que narrateur, Sollers se donne non pas comme l’érudit, mais comme l’intellectuel qui engage une discussion sur le biographé et qui dirige la discussion de main de maître ; la figure du narrataire se dessine en contrepoint elle aussi comme une figure d’intellectuel.
Narrateur/personnage : Denon est «notre personnage», «notre cavalier d’aventures», etc. Le narrateur manifeste un grand intérêt pour les écrits de Denon dont il reproduit de larges pans. Les deux voix se juxtaposent donc par le biais des citations empruntées à Denon. Les différents morceaux se suivent les uns les autres comme autant de pièces détachées qui forment les figures de Denon et du narrateur confondues.
Biographe/biographé : Le biographe a une passion évidente pour le biographé (c’est une évidence dans le cas de Sollers puisque ses biographies impliquent un rapport émotifs et intellectuel entre lui et son biographé) et semble entretenir une sorte de parenté avec lui qui se manifeste, entre autres, dans le fait que tous deux ont beaucoup d’esprit. Sollers s’étonne surtout qu’on ait dit tant de mal de Denon et qu’on lui ait accordé si peu d’intérêt : «Une amie étrangère me dit : “- Mais c’est un iceberg, ce Denon ! Tout autre chose qu’un dandy ou un dilettante ! Comment se fait-il qu’il ne soit pas plus connu ? Point de lendemain, c’est entendu, mais tout le reste ? Quelle histoire ! Pourquoi est-elle si enfouie ? Que font les historiens ? Les universitaires ? Comment expliquer la réserve de la République ?” On se le demande.» (p.143) Le biographé est une figure complexe que le biographe, de prime abord, aurait eu du mal à saisir, mais on devine que c’est cette complexité même qui l’attire : «Rien, chez lui, qui soit stable et simple : pas d’étiquette sûre, pas de célébrité cernable, commémorative. Passé, présent, futur : avec lui, ces repères se brouillent, le vague catéchisme scolaire et journalistique se trouve en défaut. Quand j’ai commencé à m’intéresser vraiment à lui, je ne m’attendais pas à un tel labyrinthe sous tant de clarté apparente. Denon est un tissu de romans. […] Oui, un formidable personnage de roman, en train d’écrire, directement dans la réalité, son roman.» (p.14-15) Le biographe décortique, analyse, «pense» Denon et les commentaires alternent avec le fil biographique. Il le présente sous un jour nouveau, tente de le réhabiliter dans l’Histoire, relève des hypothèses que personne n’a faîte : «Personne n’a jamais dit clairement ce que je viens de dire ? Non, et c’est étrange.» (p.69, souligné dans le texte) Il décrit ainsi son intérêt pour Vivant Denon : «Ce qui m’intéresse, moi, c’est son absence de préjugés, sa maîtrise de soi, sa veille, sa souplesse, sa rapidité intérieure, son sens de la relativité et, finalement, sa bonne forme continuée, intellectuelle et physique.» (p.193)
Autres relations : Le narrateur prend ainsi partie de la position géographique et historique où il se trouve pour faire des liens entre le monde dans lequel vivait Denon et le monde actuel et son rapport au lecteur s’en trouve souvent mis en scène. Cette biographie joue énormément sur le rapport au lecteur ; il s’agit pour Sollers de le séduire, de l’inclure sans cesse dans sa mise en scène.
L’ORGANISATION TEXTUELLE
Synopsis : Suit la chronologie de la vie de Denon, commençant par ses travaux de littérateur (une pièce de théâtre, Julie ou le bon père, qui fut un flop, puis le conte libertin Point de lendemain qui a assuré une postérité littéraire à Denon), ses voyages en tant que gentilhomme ordinaire du roi en Italie, en Suisse et en Russie, le début de sa collection d’œuvres d’art, son long séjour à Venise, sa participation à une expédition menée par Bonaparte en Égypte et le livre à succès qu’il en tira, sa restauration du musée du Louvres (devenu célèbre grâce à lui), puis sa retraite au Quai Voltaire.
Ancrage référentiel : Un coup d’œil à la vie «officielle» de Denon nous révèle que Sollers n’invente rien. Il cite et donne des preuves de ce qu’il avance quand il le juge nécessaire. Ce livre fourmille de lieux et de personnages historiques. C’est plutôt dans sa manière d’interpréter et de présenter les faits que se trouve un «effet de fiction».
Indices de fiction : Ce qui fait la force de Sollers, c’est qu’il ne s’embarrasse pas de considérations méthodologique et met la littérature au service de la biographie, utilisant chaque fois le procédé qui lui permet de mieux rendre ce qu’il a à l’esprit, pour raconter d’une manière vivante et originale la «vie» du biographé. Par exemple : 1) Dans un passage, Sollers s’adresse directement à Denon : «Vous êtes un jeune homme de bonne figure…» etc. 2) Des marqueurs tel «Imaginons Vivant lisant par-dessus son [Diderot] épaule…» (p.52) / «J’imagine Vivant dans ces années-là…» (p.259) 3) Invention de dialogue suivie de la remarque suivante : «(J’invente, bien entendu, ce dialogue, et j’ajoute même qu’à ce moment-là la neige tombe, mais cela ne veut pas dire nécessairement qu’une telle scène n’a pas eu lieu.)» (p.55) Invention de dialogue entre l’auteur et un interlocuteur non nommé, ce qui permet de mettre en scène son point de vue (p.241-242) / 4) Souvent, Sollers s’amuse à donner ses propres interprétations des lettres toute pleine de rhétorique que Denon adresse à ses contemporains («Je me reproche bien sincèrement – écrit Vivant, toujours aussi insolent – le chagrin que cette affaire vous a causé ainsi qu’à votre sensible famille. […] (Autrement dit : votre famille, cher vieux singe, n’est pas un bon conseil pour la philosophie, et quant à la sensibilité ou à la délicatesse, voyez plutôt celle dont j’ai fait preuve… […] (p.74-75) 5) Utilisation fréquente du discours immédiat qui présente des phrases en style direct libre que le contexte nous permet d’attribuer à des personnages : par exemple, «Il va donc le maintenir jusqu’à ce que la question des restitutions soit réglée. Après, destitution à l’amiable. Pour le moment, Denon, montrez-moi ces merveilles. Plus lentement, s’il vous plaît.» (p.246-247, je souligne) Tous ces procédés réunis peuvent nous permettre de qualifier cette écriture de «fictive».
Rapports vie/œuvre : Sollers semble avoir une prédilection pour ceux qui ont fait de leur vie un roman, comme Casanova, et la phrase («Oui, décidément, toujours le roman», p.38) et ses variantes, omniprésentes dans le premier chapitre semble être au fondement de l’entreprise biographique. Mais, plus encore, Sollers utilise le rapport vie/œuvre en créant un réseau sémantique entre les symboles de l’œuvre et son interprétation biographique. Non pas qu’il insinue que l’auteur s’est inspiré de son vécu pour écrire son œuvre (le coup classique) ou qu’il transpose son œuvre dans son vécu, mais bien que Sollers utilise l’œuvre pour raconter la vie (c’est un type de transposition de l’œuvre, en fin de compte, mais qui ne s’opère pas à travers l’énonciation, mais à travers ses symboles). On croirait des clins d’œil de connivence entre le biographe et le biographé.
Thématisation de l’écriture et de la lecture : Vivant est à la fois écrivain et graveur. Bien que ce soit la personnalité entière de Vivant qui fascine le biographe – et que son travail par rapport au musée du Louvres est plus important que sa carrière littéraire -, il s’attache énormément à ses écrits. Pour preuve, il consacre un chapitre entier à l’analyse du conte Points de lendemain dont il vante la «lucidité percutante et physique» et qu’il qualifie de «chef-d’œuvre» (p.35). Il s’agit de l’Œuvre unique, de tout l’art de l’écrivain réunit dans une seule et même œuvre : «Nous sommes encore prévenus de ceci : l’auteur n’a aucune raison, à l’avenir, d’écrire un récit du même genre (c’est la situation d’Une saison en enfer). Il dit, en une fois, tout ce qu’il y a à dire. Il se désintéresse de toute carrière “littéraire”. Le sujet est épuisé.» (p.85) Et il affirme clairement son parti pris : «Bien qu’il ne revendique nullement ce titre, Vivant est d’abord un écrivain. Ceux qui ne comprennent pas comment on peut être d’abord dans la perception et le rythme de la réalité conçue comme phrase n’y comprendront jamais rien. Tant pis.» (p.193, souligné dans le texte)
Thématisation de la biographie : L’auteur révèle quelques déclencheurs de son intérêt pour la figure de Denon : «Douze, treize ans ? Nous sommes donc en 1949. Je dormais de sommeils profonds dans un lit Empire. L’armoire et la bibliothèque, aussi, étaient Empire. La couleur or sur l’acajou ? Jaune, soleil et sphinx, sur fond de sang sombre. Je ne pense pas que j’aurais écrit Le Cavalier du Louvre sans ce souvenir précis.» (p.226) Il donne également quelques indices sur sa façon de concevoir la biographie : «À moins qu’il ait rencontré Vivant ? Pourquoi pas ? Nous ne sommes pas obligés d’avoir la preuve matérielle. C’est en tout cas possible donc, d’une certaine façon (du moins pour moi) réel.» (p.228)
Topoï : Vie et personnalité extraordinaires de Denon, qui a connu et participé à plusieurs grands événements de l’histoire ; le XVIIIe siècle, la philosophie des Lumières, l’Art, la beauté ; littérature et peinture ; le politique, les voyages, l’Égyptomanie, le Louvres, etc.
Hybridation : Entre biographie et essai.
Différenciation : Je l’ai déjà mentionné, Sollers met la littérature avant la biographie (faisant de l’un l’autre) et il s’amuse parfois à subvertir les codes techniques de la biographie traditionnelle. Il se servira, par exemple, d’une conversation pour donner des informations référentielles sur l’espionnage au 18e et 19e siècle (p.166-167)
Transposition : Transposition de l’œuvre comme bassin de symboles (voir vie/œuvre) Transposition de l’œuvre comme discours (entremêlement des voix du biographe et du biographé par le biais de la citation) ; l’œuvre devient une preuve, une façon d’appuyer ses dires et son argumentation, une façon de donner du relief à des scènes, des événements, etc. Transposition du discours de la critique comme «force opposante» : puisqu’il s’agit d’un contre-discours servant à réhabiliter la figure de Denon, l’auteur se sert abondamment de ce type de transposition. Il ne va pas toujours, toutefois, jusqu’à nommer les ennemis de Denon (qui sont aussi les siens) : «Un de ses ennemis récents (et ils ont été nombreux, puisque les passions idéologiques et politiques sont constantes) le traite de…» (p.192) Cette façon de procéder rend la figure de l’ennemi flou mais, du même coup, unifiée. / «Dire que court encore, sur Denon, la légende d’un dilettante, d’un dandy «épicurien», d’un sceptique a demi assoupi dans une existence prudente ! C’est la version d’Anatole France qui, cela dit, a le mérite d’en parler quand tout le monde a choisi de l’oublier…» (p.241) / Sollers retranscrira même une partie de la notice que le Grand Larousse Universel du XIXe siècle consacre à Denon et qui est éminemment négative (p.267-269) et il conclura : «Rien que le ton de cette notice m’aurait donné envie d’écrire ce Cavalier.» (p.269)
Autres remarques :
LA LECTURE
Pacte de lecture : N’est pas explicitement fictif et ne se lit, de ce fait, comme fictif que grâce aux procédés d’écriture employés par l’auteur.
Attitude de lecture : Cette biographie ressemble énormément à celle que Sollers a consacré à Casanova (peut-être aussi à Studio que je n’ai point lu ?) Sollers a un style vif et intelligent qui lui est unique et très agréable, en faisant un auteur de choix, ce me semble, pour le projet.
Lecteur/lectrice : Manon Auger