WILDE par ACKROYD FICHE DE LECTURE « Les postures du biographe »
INFORMATIONS PARATEXTUELLES
Auteur : Peter Ackroyd Titre : Le testament d’Oscar Wilde [The Last Testament of Oscar Wilde] Lieu : Paris Édition : Presses de la Renaissance Collection : Année : 1984 [1983] Pages : 246 p. Cote UQAM: BNQ Romans Ackroyd A1829t
Biographé : Oscar Wilde Pays du biographe : Angleterre Pays du biographé : Irlande-Angleterre
Désignation générique : Aucune explicite, mais la quatrième de couverture nous laisse entendre qu’il s’agit d’une œuvre de fiction inspirée de faits réels. Quatrième de couverture ou rabats : On place côte à côte les faits réels et la version qu’en offre Ackroyd : «Fin 1897, Wilde s’installe à Paris : livré au besoin et à la solitude, c’est là qu’il finira ses jours trois ans plus tard. Il n’écrira plus une ligne, laissant à jamais dans l’ombre du secret les réflexions que pouvaient lui inspirer sa gloire passée et sa présente infamie.» / «Il fallait un sacré culot pour prendre la plume à la place de Wilde lui-même : pourtant le pari est tenu. Fin connaisseur de la vie et de l’œuvre de l’écrivain, Peter Ackroyd interprète à merveille sa partition, au sens où le soliste interprète le compositeur. Supposant que Wilde a tenu son journal durant ses dernières années de vie, il nous donne de la bouche même du maître la version originale des faits, par-delà tout le faisceau de rumeurs et de légendes qui ont entouré l’homme et l’écrivain.» Préface : Aucune. L’appareil paratextuel est fort limité pour ce titre, ce qui me semble, en soit, assez significatif.
Autres informations :
Textes critiques sur l’auteur : Voir le dossier joint.
SYNOPSIS
Résumé ou structure de l’œuvre : À Paris, pendant les derniers mois de sa vie, Oscar Wilde commence à tenir un journal qui lui servira de Mémoires. Après quelques entrées où il se met en train et décrit sa situation actuelle, Wilde commence à raconter sa vie de façon plutôt chronologique – en revenant toutefois souvent au présent de l’écriture –, de son enfance en Irlande auprès de la figure imposante de sa mère, de son voyage en Amérique, de son mariage avec Constance (de qui il aura deux fils), de ses fréquentations des milieux mal famés de Londres jusqu’à sa rencontre avec Lord Alfred Douglas, son procès, son incarcération et sa libération.
Topoï : D’une manière générale = L’artiste au déclin de sa vie (et de sa créativité); l’artiste incompris et maltraité par sa société ; l’artiste revenant sur sa vie, faisant le point, condamnant ses actions, faisant son apologie… - la solitude, la pauvreté, l’homosexualité, etc. De façon plus spécifique = Le côté très français de la vie et de l’œuvre de Wilde («Mon roman eût pu être écrit en français, car il me semble que son charme vient de sa totale absence de signification.» 168 / «Salomé avait dû être également composée en français, puisque mon personnages sérieux pensent toujours dans cette langue» 169); la déchéance d’un héros; le «drame de mon imagination» (115)
Peut-on parler de réhabilitation ? De volonté de présenter un autre portrait ou un portrait plus conforme ? Sans doute, ou, disons, un portrait très contemporain, actuel et postmoderne. Quoiqu’il en soit, le portrait proposé semble assez réaliste, assez conforme en tout cas à l’image que Wilde aurait pu avoir de lui-même à la fin de sa vie. Remarquons, en tout cas, que ce Wilde est tristement marqué par la perte de ses facultés créatrices, par ses vifs regrets et qui, par exemple, valorise sa figure d’homosexuel en reniant sa figure de pédophile, met de l’avant son amour de ses enfants, sa conscience du péché, etc. Mais toute biographie fictive (et peut-être même toute entreprise biographique) est avant tout une lecture de la vie et de l’œuvre d’un écrivain et, en conséquence (comme le veut, je crois, la pensée postmoderniste (?)), se pose comme éminemment subjective. Hännenin, dans sa thèse, propose quelques pistes : «In Chatterton Ackroyd exposes the Romantic individuality in art as a myth, and in Last Testament he affirms this in practice.» (1999 : 2.1)
Voici, en quelques citations, certaines réflexions de Wilde proposées par Ackroyd =
«Pourtant la mort d’un artiste comme moi est tragique. La mort elle-même n’effraie pas ceux qui ont connu et compris la vie, mais perdre sa puissance créatrice – voilà l’intolérable punition. Je souffre le supplice de Tantale qui voyait le fruit et n’y pouvait goûter : j’ai de splendides visions mais je dois toujours y renoncer.» (23)
«Je craignais tant le caractère informe de la vie – elle portait les marques du chaos d’où elle jaillit comme les stries d’un merveilleux bijou – que je la saisis à deux mains et la façonnai pour en faire des contes et des épigrammes, tout comme plus tard je devais la transformer en habiles pièces de théâtre. Je fis de la conversation un art et de ma personnalité un symbole : cela me permit de braver le vide et les ténèbres qui menaçaient de m’engloutir, ce vide et ces ténèbres qui sont aujourd’hui mes constants compagnons. Comme il est étrange que l’on doive finalement subir le sort que l’on redoute le plus.» (71)
«Tout me semblait parodie – je ne parle pas de la haute société, car c’était là son seul intérêt. Mais je croyais alors que toutes les méthodes, toutes les conventions de l’art et de la vie trouvaient leur plus haute expression dans la parodie. Je l’ai clairement indiqué dans toute mon œuvre, tout comme je le proclamais dans ma manière de m’habiller et dans mon comportement.» (72)
«Pourtant, l’échec de la pièce m’apprit une plus profonde vérité : dès que je prenais mon œuvre au sérieux, on se moquait de moi et on ridiculisait mes propos. Si je voulais réussir en tant qu’artiste et trouver un public pour mon art, il me faudrait user de subterfuges : utiliser la ruse de l’artiste créateur qui sourit lorsque les autres pleurent et qui verse des larmes amères tandis que tous ceux qui l’entourent sont écroulés de rire.» (92)
«Nous nous rendions à la Grosvenor Gallery, non pas pour regarder, mais pour être regardés, car je me suis toujours considéré comme un exemple vivant d’art moderne…» (110)
«Mes plus grands triomphes ont eu pour origine les goûts des louanges, mes plus grandes catastrophes, le goût des plaisirs.» (129)
«Aujourd’hui, vieux et solitaire, je suis devenu un monument qui commémore une autre époque.» (140)
«Mes amis me télégraphient d’Angleterre pour me dire que je peux recommencer ma vie, que, comme le vieil homme dans la fable d’Anatole France, je peux encore ajouter une nouvelle aile au bâtiment. Je me suis naguère dit la même chose, que mes récentes expériences créeraient en moi un nouvel art, plus profond, que la personnalité est changée par la souffrance comme un fer rougeoie quand on le place dans le feu. Mais de tels espoirs sont illusoires. Les appétits et les aspirations de l’homme sont infinis mais, hélas! l’expérience a des limites. La tragédie de ma vie, c’est que ma croissance s’est arrêtée – je piétine et je tourne en rond à l’intérieur du cercle de ma personnalité. C’est comme si j’avais été condamné à hanter les lieux de mon crime et à effrayer ceux qui m’ont approché. Les lieux sont toujours les mêmes; les garçons sont toujours les mêmes.» (140)
«Après la conférence, un jeune étudiant m’aborda et se présenta. Je vois bien aujourd’hui que j’ai toujours été la victime et non pas le séducteur, alors que dans l’imagination populaire je suis désormais assis en enfer à côté de Gilles de Rais. Je ne crois pas avoir jamais été à l’origine des passions qui devaient me consumer.» (142)
Wilde revient sur son homosexualité, valorisant l’amour entre homme mais regrettant sa pédophilie : «Mais un tel amour suppose une véritable égalité, alors que, dans ma folie, j’ai utilisé l’esprit de Socrate pour bénir des unions impures. Au lieu de rechercher un compagnon, je suis descendu dans le ruisseau où j’ai vu ma propre image dessinée dans la poussière seulement. Je me suis tourné vers les jeunes, car les jeunes n’ont pas de conscience.» (157)
«… comme, par l’imagination, je pouvais entrer dans la maison des pauvres et en revenir porteur d’une philosophie qui comprenait parfaitement la nature de la pauvreté. Et cela enragea mes contemporains. Ils refusaient de voir leurs péchés même sous une lumière qui les rendait plus subtils et en ferait les éléments d’une nouvelle spiritualité dont le pur instinct de la beauté était la principale caractéristique.» (167)
«Mon premier ouvrage qui ait vraiment compté fut Le portrait de Dorian Gray. Ce ne fut pas une “entrée dans le monde”, mais ce qu’il y a de mieux après : un scandale. Il n’en eût pu être autrement. Je voulais plonger la tête de mes contemporains dans leur propre siècle tout en créant une œuvre qui défierait les canons du roman anglais conventionnel. Mon roman eût pu être écrit en français, car il me semble que son charme vient de sa totale absence de signification; de même qu’il ne contient aucune morale à la mode. C’est un livre bizarre, plein de la vivacité et de l’étrange joie avec lesquelles il fut écrit. Je le conçus rapidement et sans aucune préparation sérieuse, et le résultat c’est que toute ma personnalité s’y trouve quelque part : mais je serais bien incapable de dire où. J’existe dans tous les personnages, encore que je ne prétende pas comprendre les forces qui les meuvent. Tout ce dont je me rendais parfaitement compte en l’écrivant, c’était qu’il fallait qu’il se terminât dans le désastre : il m’était impossible de révéler un tel monde sans le regarder s’effondrer dans la honte et l’ennui.» (168)
Dans l’extrait suivant, Wilde renie le contenu de son De Profundis : «Je me présentais dans cette lettre comme une victime, un innocent du mélodrame qui pénètre dans une forêt sombre où, à son insu, des géants écartent le feuillage pour le dévisager. Mais c’était faux. J’affirmais dans cette lettre qu’il me fallait désormais regarder le passé d’un œil neuf. Eh bien! Je dois aujourd’hui passer de la théorie à la pratique.» (175-176)
Peur du ridicule : « Traverser la Manche pour gagner la France eût été l’acte d’un lâche : je préfère être l’image de l’infamie pour le reste de mes jours qu’un grotesque objet de ridicule. » (189)
«Voilà en deux phrases le secret de mon extraordinaire vie. Étonnez le monde! On vous le pardonnera rarement, mais on ne vous oubliera pas.» (227)
Sur l’innovation apportée par Wilde : «Je maîtrisais tous les genres littéraires; je ramenai la comédie sur la scène anglaise, je créai en notre langue le drame symbolique; j’inventai le poème en prose pour le lecteur moderne. Je séparai la critique de la pratique et en fis une recherche indépendante; tout comme j’écrivis le seul roman moderne anglais. Bien que je transformasse mes pièces de théâtre en une forme d’expression essentiellement personnelle, je ne m’écartais jamais de mon idéal : faire du théâtre le lieu de rencontre de la vie et de l’art. Ce faisant je proposais une théorie nouvelle : l’homme est, ou devrait être, ce qu’il paraît. Le public ne l’a pas compris, mais il est vrai que le public ne comprend jamais rien. Le problème de l’époque moderne, c’est qu’elle ne possède que les charmes du clair-obscur : beaucoup d’ombre et peu de lumière. J’inversai l’équation et le public fut ébloui.» (229)
«J’étais le plus grand artiste de mon époque, je n’en doute pas; tout comme ma tragédie fut la plus grande de son temps. J’étais un artiste célèbre tant en Europe qu’en Amérique et, en Angleterre, mon œuvre fut toujours un succès commercial – je n’en ai pas honte.» (228-229)
Rapports auteur-narrateur-personnage : Le Wilde (re)créé par Ackroyd se définie en deux temps; d’une part, le Oscar vaniteux et en avance sur son temps qui appartient au passé (le personnage autobiographique) et, d’autre part, le Oscar narrateur qui fait montre d’une certaine humilité (qui peut être en partie rhétorique), qui juge et commente avec sévérité la personne qu’il a été, prenant plaisir à s’auto-analyser à outrance (tout le roman n’est presque qu’une longue auto-analyse, si complexe et si habile qu’elle en donne parfois le vertige). Mais il y a dans ce décalage, me semble-t-il, un jeu subtil de renvoi entre le personnage et le narrateur, une façon pour le narrateur de se construire une figure qui prend allure de mythe. Ainsi, s’il se dépeint comme ayant été vaniteux, il ne faut pas croire qu’il ait totalement perdu de son arrogance et de sa volonté de s’affirmer comme étant absolument original, seulement qu’il l’est désormais d’une manière différente, ayant été marqué par les conséquences tragiques de cette vanité. Il est intéressant de noter que Ackroyd présente un portrait de Wilde qui récuse ce qu’il a été, semble faire amende honorable et se ranger du côté d’une philosophie plus acceptable ; mais parvient à convaincre le lecteur de sa sincérité et de son honorabilité. D’ailleurs, dans son article sur Wilde, Ackroyd affirme : «He longed for fame, but in the end he was destroyed by it. He ran willingly to his destiny, but he forgot that he could become its victim. He was the ox fattened with flowers, but only for the sacrifice.» (Ackroyd, 1987)
Voici quelques remarques sur le personnage (sur sa vanité, son originalité, son art…) et qui, souvent, sont contrebalancés par un narrateur qui rattrape la balle au bond, qui fait montre d’une lucidité qui empêche toute remise en question, mais qui, aussi, cherche à attirer la sympathie du lecteur :
«C’est comme si j’avais construit une basilique sur la tombe d’un martyr – mais, hélas! aucun miracle ne devait s’y produire. Je ne me rendais pas compte alors, car le secret de mon succès, c’était ma foi absolue en ma supériorité.» (12)
«Ne serait-ce pas là la plus terrible des ironies, que mes succès et ma gloire n’aient été en fait que des relais sur la grande route qui me menait à l’infamie et finalement à l’oubli? Je ne suis ni au Paradis ni en Enfer. Je suis, comme dit Dante, sospeto. J’analyse ma situation avec quelque intérêt.» (21)
Dans la citation suivante, se place clairement la figure de l’écrivain rejeté par sa propre société mais dont le talent sera reconnu et apprécié plus tard : «La société a condamné l’artiste; la prochaine génération condamnera cette même société. Il se peut que mon œuvre vive grâce aux futures générations.» (23-24)
«Ma puissance intellectuelle venait pour une bonne part de ma vanité – quand la vanité a disparu, être remarqué ou distingué c’est perdre de l’importance plutôt qu’en gagner.» (25)
«De même, je voyais jadis la réalité de très haut, du pinacle de mon individualisme ; aujourd’hui je suis tombé si bas que la réalité se dresse au-dessus de moi et que je peux en voir les ombres et les secrètes crevasses. Que j’aie découvert en moi-même la force de continuer à vivre, que j’aie réussi à quitter les bas-fonds de l’humiliation pour affronter le monde, voilà qui condamne le monde moderne.» (26-27)
«Car la malédiction que je porte en moi est plus forte que celle que mon siècle a lancée contre moi. J’ai porté malheur à tous ceux que j’ai touchés -» (27)
«On a tort de montrer aux autres que leur idéal est illusion et leur intelligence, vanité, car alors ils vous écrasent.» (31) / Mais n’est-ce pas là la façon dont Wilde se dépeint ?
«Et il est vrai que je souhaitais ardemment être différent. Si je n’étais pas encore capable de réaliser ce vœu dans mes écrits, je mettrais mon génie dans ma vie. Aujourd’hui que je suis déchu, il me semble qu’il y a quelque chose de triste chez ceux qui désirent être au-dessus des autres. C’est odieux et cependant pitoyable, ironique et cependant émouvant : c’est le cri de l’enfant qui réclame l’attention ou le rugissement de l’animal qui souffre. Mais je me faisais une certaine idée de moi-même que le monde ne partageait pas ; aussi, dans ma vanité, résistai-je aux attraits des conventions du monde.» (70-71)
«Mais ma personnalité a détruit mon œuvre : c’est la le seul péché impardonnable de ma vie. Même durant ces premiers mois parisiens, mon amour du luxe et de la renommée me détournait de la société des artistes aux pieds desquels j’aurais dû m’asseoir.» (95)
«Et moi qui jadis embrassai la déesse de la fortune, je me couche dans les bouges avec pour tous compagnons les fantômes de mon passé. Chaque succès m’a été fatal et ma vie a constamment sauté sur les genoux des dieux.» (100)
«Parmi les riches et les puissants, je ne me sentis jamais vraiment à l’aise : le spectacle que je leur donnais me lassait parfois et me laissait terriblement vide. Il en était de même avec les autres écrivains : j’étais trop en avance sur eux pour me sentir à l’aise en leur compagnie.» (125)
«Ma conversation, elle, était irréprochable : j’en fis un art où ce qui était le plus important n’était pas dit. Je ne désillusionnais pas ceux qui m’écoutaient; ce fut là mon plus grave défaut. J’aimais les louanges, j’en conviens. J’aime être aimé. Et ma véritable erreur ne fut pas de succomber à d’étranges péchés et de fréquenter des gens sans intérêt, mais d’être affamé de gloire et de triomphe, lors même que j’en savais la fausse valeur. C’est ainsi que je bâtis une philosophie de l’insincérité qui fut universellement admirée. Je proclamai que l’insincérité reflétait la multiplicité de la personnalité.» (125)
«Je dominais tellement mon époque que je savais endosser sans effort tous ses déguisements. Mais il me semble aussi que j’étais – ou croyais être – à ce point maître de la vie que je pouvais assumer à volonté n’importe quelle identité tout en gardant mes distances.» (127-128)
«Mais, moi aussi, j’étais atteint de la même hypocrisie : mon œuvre montre ce que ma voix secrète me chuchotait sans cesse, que ma vie était creuse et que mes triomphes étaient usurpés.» (131)
«Car que suis-je devenu, moi qui aurais dû être un grand poète ? Oui, que suis-je devenu ? Un symbole de la société moderne, celui de son ascension et de sa chute. Mais pour devenir un symbole, il faut bien savoir ce qu’on représente : la connaissance de soi est l’essence du succès. Et c’est là que se trouvait l’hypocrisie, car, comme Pater, je savais parfaitement que je vivais dans une société à bout de souffle, théâtrale dans son art, théâtrale dans sa vie, théâtrale même dans sa piété. Mais je ne pouvais pas plus échapper à mon époque qu’on oiseau ne peut voler sans ailes. Je recherchais le succès visible plutôt que le succès intellectuel ; j’écrivais vite et sans réfléchir ; j’imitais les plaisirs de l’époque et je négligeais ses peines.» (135-136)
«Comme dirait Symonds, je suis devenu un problème d’éthique moderne, encore qu’il m’eût semblé à l’époque que j’étais plutôt la solution. Tout le monde parle aujourd’hui de ma “particularité” car, comme d’habitude, j’ai choisi le bon moment dramatique pour révéler mon infamie sexuelle au monde.» (155)
«J’avais cru que l’amour étant la source de toute merveille, il doit aussi être la source de toute grande création. Aujourd’hui je me rends compte que l’amour n’est que le substitut de l’œuvre. Il crée les conditions mais nous empêche de les utiliser. Il suscite le climat mais étouffe le désir de l’exprimer.» (177)
«Orgueilleusement, je me voyais comme un être à part, condamné par ses inférieurs ; je ne pouvais leur permettre de crier victoire sans m’affirmer en tant qu’artiste, un artiste puni pour la seule raison qu’il était né à la mauvaise époque.» (196)
«Mais, en réalité, c’est le succès que je recherchais par-dessus tout. C’es ce qui provoqua ma chute.» (229)
Sans reprendre aucune des citations ci-haut, ni sans vraiment developer, Hänninen remarque le certain décalage: «One may see a critical distance in Last Testament towards Wilde – he is portrayed as self-important and egoistic – but surely the novel is not disrespectful or deflationary, rather the opposite : as I have argued, it is very much appreciative of the writer, especially as an artist.» (Hänninen, 1999 : 2.2)
I. ASPECT INSTITUTIONNEL
Position de l’auteur dans l’institution littéraire : Au moment de la parution de ce livre, Ackroyd n’en est qu’au début de sa carrière. Il a, par contre, déjà publié trois recueils de poésie (Ouch, 1971 ; London Lickpenny, 1973 et Country Life, 1978), un essai important (Notes for a New Culture: An Essay on Modernism, 1976), un roman (The Great Fire of London, 1982) et une biographie (Ezra Pound and His World, 1980). On pourrait donc spéculer sur le fait que, à cette époque, Ackroyd recourt à la biographie et à une figure à laquelle il s’identifie afin de s’assurer une certaine notoriété, mais ce serait téméraire, voire simpliste… Une chose demeure certaine, cependant, c’est que ce roman marque véritablement l’entrée d’Ackroyd dans la grande littérature.
Position du biographé dans l’institution littéraire : En écrivant un journal fictif de Wilde, Ackroyd s’approprie en quelque sorte la voix de Wilde et porte un jugement critique sur sa figure et son oeuvre, dessinant un portrait qui, bien qu’il se donne comme fictif, n’en est pas moins vraisemblable et ne crée pas moins une image de Wilde comme grand écrivain incompris, image cautionnée par l’intérêt que lui porte Ackroyd.
«Thus, by drawing our attention to the fact that Wilde’s idea of the self resembles our postmodern view of the “self”. Ackroyd makes us realize that Oscar Wilde was ahead of his time: intellectually Wilde was closer to our time than the puritanical age into which he was born. (Ackroyd in general shares close artistic and intellectual affinities with Oscar Wilde and obliquely makes this clear in his novel.)» (Hänninen, 1999 : 2.2)
Transfert de capital symbolique : «Since his career has alternated between a series of weighty biographies of major lierary figures – T.S Eliot (1984), Dickens (1990), and Blake (1995) – and novels, several of which also deal with real writers – Last Testament, Chatterton (1987), and Milton in America (1996) – Ackroyd has exploited and thrived on both the nature of the literary biography as one of the most securely lucrative areas of the publishing industry, and the critical questions it raises about the textual interpretation on individual and collective histories. Both his biographies and fiction form part of the same creative process, he has suggested, in their emphasis on selection, distortion, and invention (Onega 212). But while the manifestly subjective nature of Ackroyd’s approach suggests that he may be, in his own words, “making all this up”, it also seems to promote a kind of mystical communion between Ackroyd and his subject, as when he interrupts the conventional chronology of Dickens to conduct an imaginary conversation with the novelist. Such strategies point to search for historical immediacy and living connection not apparent in more conventional biographies – a wish to “observe [the] life and [the] work in continuous motion and combination” and so “make biography an agent of real knowledge” (Dickens 795, xv, xvi). As François Gallix puts it, both Ackroyd’s novels and biographies, despite their textual self-consciousness, reveal a constant desire to “get under the skin and inside the heads of both real and fictional characters from the past and bring them back to life” (219, my translation).» (Moran, 199:356-357)
«Ackroyd’s Wilde himself has something to say about this: “The first law of imagination… [is] … that in his work the artist is someone other than himself” (LT: 131), “almost all the methods and conventions of art found their highest expression in parody” (50). And this, of course, is what Ackroyd has more or less done in Last Testament: he has imagined himself into a position of someone else, while creating a work of art that is about other literature almost to the point of parody.» (Hänninen, 1999 : 2.2)
II. ASPECT GÉNÉRIQUE
Oeuvres non-biographiques affiliées de l’auteur :
Place de la biographie dans l’œuvre de l’auteur : Voir autres fiches. «The novel ressembles Ackroyd’s biographies in that it traces the development of the career or the artist and shows us connection between his life and works.» (Hänninen, 1999 : 2.1)
Stratégies d’écriture et dynamiques génériques : Ackroyd emprunte ici la forme du journal et des mémoires, ce qui donne une certaine vraisemblance au récit. Qui plus est, il calque avec bonheur le ton de Wilde et son style, tout en prenant le ton du diariste qui parle, hésite, se questionne, revient sur une idée, interroge son écriture, etc.
Exemples : «Je lui ai laissé croire que je n’ai d’autres centres d’intérêt que ceux qu’il partage. S’il s’aperçoit que j’ai commencé un journal, il va s’empresser d’écrire à Robbie Ross pour m’accuser d’esprit de sérieux et d’autres vices contre nature. Bien sûr, il ne comprend rien à la littérature.» (12)
«Je peux commencer cette apologie avec une certaine confiance : De Quincey m’a précédé ; et Newman ; on dit même que saint Augustin a pratiqué le genre. Quant à Bernard Shaw, il me semble que c’est son genre favori – c’est d’ailleurs tout ce qui le rattache au théâtre. Mais il me faut découvrir une nouvelle forme. Je refuse d’adopter la manière de Verlaine dans ses confessions – il a eu le génie d’omettre tout ce qui eût pu offrir le moindre intérêt. Mais c’était un innocent au sens le plus strict du terme : il était absolument inoffensif. C’était un homme simple, obligé de vivre une vie compliquée. Moi je suis un homme compliqué embourbé dans la simplicité d’une vie morne. Certains artistes posent des questions, d’autres apportent les réponses. Je vais fournir la réponse et, dans l’autre monde, j’attendrai patiemment que la question soit posée : Qui était Oscar Wilde?»» (14)
«Gide m’a dit un jour qu’il tenait un journal : le peu qu’il contient doit, j’imagine, avoir un parfum de scandale. Je vais essayer de faire quelque chose de plus didactique. J’ai déjà dessiné le frontispice. LE GUIDE DE LA FEMME MODERNE : À LA DÉCOUVERTE D’OSCAR WILDE Conte “Je dois tout à ce guide.” (Mr. Bernard Shaw.) “Je ne voyage jamais sans ce livre.” (Mrs. Patrick Campbell.) Le seul exemplaire, sur vélin japonais, sera exposé au musée d’Histoire naturelle de Londres.» (15)
Je trouve intéressant le passage suivant dans lequel on retrouve, selon moi, la mise en place des enjeux de l’écriture à venir : «À ma sortie de prison, j’écrivis ma Ballade afin de prouver au monde que la souffrance avait fortifié mon art. Après la Ballade, j’avais alors l’intention de revenir à la Bible pour y puiser les grands thèmes que l’Europe contemporaine a tout à fait oubliés. Je souhaitais faire de l’histoire de Jézabel et de Jéhu une œuvre d’art aussi puissante que ma Salomé. Mais à peine ébauchés, mes projets tombaient à l’eau. Mes résolutions s’effondraient. Je n’accomplirai pas l’œuvre projetée, jamais plus. Vains sont les regrets – ma vie est désormais en lambeaux, je dois me faire une raison. J’ai au moins une consolation : je ne figurerai pas dans la série des “Grands écrivains” de Mr. Walter Scott.» (22-23) Ainsi, ses «projets d’écriture sont tombés à l’eau», mais l’actuel journal de sa vie sera mené à bien; «sa vie est en lambeaux», mais le geste autobiographique permettra de la reconstruire.
De nouveau sur le journal : «Ensuite, j’allume une cigarette et si je n’ai rien de sensationnel à dire, j’écris ce journal.» (84)
«Je ne suis pas rabelaisien. J’ai du mal à parler de mes vices. Pourtant j’ai jadis écrit à Bosie que le plus grand moment dans la vie d’un homme, c’est celui où il s’agenouille dans la poussière et confesse ses péchés. Ce moment est arrivé pour moi. Je n’ai naturellement aucun modèle dont m’inspirer. Baudelaire voulait intéresser à ses péchés le ciel et la terre : il a si peu écrit qu’il a peut-être réussi… Je suis incapable d’accomplir de tels miracles : je ne puis changer la boue en argent ou les taches blanches en or. Je ne peux que présenter cette chronique que je compose dans la plus grande confusion. Il me faut, comme les Romains, saisir mes entrailles à pleines mains et mourir à nouveau.» (140-141)
Dans une lettre à son amie Sphinx, lettre qu’il jettera au panier : «Je suis en train d’écrire l’histoire de ma vie. Vous savez aussi bien que moi que le monde n’a que faire des Mémoires de ceux qu’il a déjà oubliés. Aussi est-ce pour moi-même que j’écris – en tout cas, je suis bon public.» (154) Il devient toutefois moins cynique à mesure que le récit avance : « C’est pourquoi je ne supporte pas d’être seul : la solitude m’effraie, car il me semble qu’il me serait facile de retomber dans une démence dont je ne pourrais jamais me libérer. C’et la peur de la solitude qui me pousse à écrire en ce moment : si je fermais ce livre et posais ma plume, je redeviendrais la proie de toutes ces horreurs qui, puisqu’elles jaillissent de mon propre esprit, ne peuvent être écartées. » (207)
Remarquons également – et cela est fort intéressant – que Ackroyd minera de l’intérieur la crédibilité de son propre récit, puisqu’il fera admettre par les personnages que ce journal est « faux » (voir section suivante)
Les stratégies d’Ackroyd peuvent aussi être qualifiées de «post-modernes» (selon le peu que j’en comprends, mais surtout selon ce que les commentateurs disent), puisqu’il mélange fait et fiction (ne croyant pas à la supériorité des faits), la littérature et la critique, la biographie et l’autobiographie (HÄNNINEN, 1999 : 2.1)
Du point de vue de la transposition, il y a bien sûr une transposition du vécu, mais aussi une courte transposition critique : la reproduction d’articles de critiques parus dans les journaux (et dont on ne sait pas s’ils sont réels ou non) sur Wilde donnent l’impression d’une transposition du document sérieux en une certaine parodie. (132-133)
Thématisation de la biographie :
Quelques allusions : «Je ne suis qu’un “reflet” : le sens de ma vie n’existe plus désormais que dans l’esprit des autres.» (11)
« Partout je porte une étrange malédiction : ceux que j’ai touchés gardent les marques de ce contact; mes baisers laissent des brûlures. Même Bosie qui, grâce à sa poésie, eût pu atteindre les cieux, n’est plus que l’ombre de lui-même : je ne prévois pour lui qu’ennui et souffrance. Et si un insensé écrivait ma biographie, il n’échapperait pas à mon funeste destin. Pas de royalties en perspective, de toute façon. » (27)
«N’est-il pas étrange que je prévoie mon sort dans mes écrits? Tout ce qui m’est arrivé – jusqu’à la belle journée printanière où je fus libéré de l’hiver de la prison – est indiqué quelque part dans mon œuvre.» (100) Peut-on voir là un jeu de miroir? Une inspiration pour Ackroyd à travers l’œuvre de Wilde?… Dur à dire…
«Ne perdons pas le fil du récit; il me faut maîtriser le passé en lui donnant le sens qu’il possède désormais pour moi.» (107)
Sur Le portrait de Mr. H. : «Dans Le portrait de Mr. H., cet extraordinaire essai dans lequel je révèle l’identité du jeune homme qui hante les sonnets de Shakespeare, je dessinai le portrait de la parfaite beauté masculine dans laquelle les deux sexes ont laissé leur touche. Le livre fut mon hommage à l’amour grec et je n’avais jamais utilisé ma science avec autant d’adresse. Peu m’importait que les faits fussent exacts ou non : j’avais découvert une vérité plus vaste que celle de la biographie et de l’histoire, une vérité non seulement sur Shakespeare, mais aussi sur la nature de tout art créateur. Et même si j’inventai le nom du jeune acteur, Willie Hughes, devant le temple de qui Shakespeare avait disposé une telle offrande, je serais le premier surpris si Willie Hughes n’existait pas : je m’attends à tout moment à ce qu’il soit découvert par quelque érudit d’Oxford. La nature suit toujours l’art.» (167-168)
À quelques reprises, Ackroyd fait allusion au fait que le narrateur ne nous livre pas la vérité =
1/ Oscar a des problèmes avec une oreille qu’il devra faire opérer. Il explique, d’abord, qu’il s’agit d’une conséquence d’une chute qu’il aurait subie en prison : «C’est à la prison de Wandworth que je me suis fait mal à l’oreille. On m’avait gardé en cellule à cause de mon angoisse et de mon mauvais état général jusqu’à ce que le médecin me recommandât, après examen, de prendre de l’exercice dans la cour […]. On me fit donc descendre les escaliers métalliques, traverser le palier de fer, et la porte s’ouvrit devant moi. Ébloui par la lumière, je regardai les prisonniers tourner dans la cour. Dans ma cellule je pouvais me cacher pour pleurer; mais la lumière du jour me transperça comme une épée et je m’écroulai. Mon oreille heurta le sol : la blessure est une relique de la prison, un stigmate qui saigne, non pas une fois l’an mais chaque nuit.» (103)
Mais plusieurs entrées plus loin, il donne une explication différente : «Je porte aussi les marques physiques de cette réclusion. Une nuit, je me réveillai brusquement pour voir ma mère debout à mon chevet. Je me levai sans pouvoir dire un mot : elle leva le bras comme pour me frapper; poussant un cri de terreur, je tombai par terre et cognai ma tête contre la planche qui servait de lit. Non, ce n’est pas vrai. Je suis tombé par terre dans la cour de la promenade. N’ai-je pas déjà décrit la scène?» (207)
Il y revient encore un peu plus loin, associant les deux souvenirs : «C’est pour cela que je ressens ces douleurs dans ma tête et que chaque matin je m’aperçois que mon oreiller est taché de pus jaunâtre. Je vois à nouveau ma mère, le bras levé contre moi et la même terreur s’empare de moi. Je revis à nouveau la chute sur la pierre de la cour et j’ai mal. Quelle est la vérité?» (208)
2/ Dans ce passage fort intéressant, où Oscar fait lire son journal à Bosie et à son ami Frank : «J’étais si fier de mon récit sur la vie en prison, de la perle que j’avais créée à partir de deux années de souffrances, que je pris ce journal avec moi lorsque j’allai déjeuner avec Bosie au Richaux. […] D’abord, je gardai le livre à côté de moi d’un air mystérieux, puis, n’y tenant plus, je le plaçai sur la table. “Qu’est-ce donc, Oscar, le grand livre des dettes? – Exactement, Bosie. Mais ce ne sont pas des dettes dont on puisse s’acquitter avec de l’argent? – C’est le cas de toutes les dettes. (Le commentaire était de Frank, bien sûr.) – Je vais te lire un passage, Frank, si tu acceptes qu’une note artistique soit introduite dans notre conversation.” Il me semble que je leur lus les pages décrivant mes jours de gloire dans la haute société londonienne. Cela les étonna, évidemment, et ils s’emparèrent du livre. Ils le lurent pratiquement bras dessus bras dessous, tandis que je regardais par la fenêtre. Finalement, Frank leva les yeux et me fixa. “Oscar, tu ne peux pas publier ça. Ça n’a ni queue, ni tête. De plus, presque tout est faux. – Que diable veux-tu dire? – C’est de la pure invention. – C’est ma vie. – Mais tu as, de toute évidence, falsifié les faits pour soutenir ta thèse. – Je n’ai aucune thèse et les faits me sont revenus tout naturellement. – Il fut un temps où tu te méfiais de la nature, à juste titre. Par exemple : ‘Dans le petit théâtre de King Street, les jeunes gens portaient un œillet vert.’ Oscar, tu étais la seule personne à porter un œillet vert. Et ceci : ‘J’étais vaniteux et le monde adorait ma vanité.’ Personne n’a jamais adoré ta vanité, Oscar. Tu dois bien t’en rendre compte, aujourd’hui. – Ne sois pas ridicule, Frank. Tu parles comme un critique à la petite semaine. – Et puis tu as volé des phrases à d’autres écrivains. Écoute celle-ci… - Loin de les avoir volées, je les ai sauvées!” Bosie restait silencieux. Il se rongeait les ongles, signe qu’il n’avait rien à dire. Aussi le défiai-je : “Et toi Bosie, qu’en penses-tu? – C’est bourré de mensonges. Mais pas plus que toi. C’est absurde, mesquin, stupide. Mais pas plus que toi. Tu dois le publier, bien sûr.” Frank ne m’épargna absolument aucun détail sur ce qu’il appelait mes erreurs de faits et de jugement. Je les ai oubliées. Après quelques minutes, je récupérai le livre et le priai de m’appeler un fiacre. “Égare ce livre, me conseilla-t-il, dans ton propre intérêt.” Naturellement je n’en fis rien. » (217-218) * Commentaire critique sur ce passage : «Although Last Testament is in many respects the most conventionnal of Ackroyd’s works, this kind of self-reflexivity adds a layer of postmodern metafictionality. […] And this, of course, is espacially revelant to Oscar Wilde, who himself tried to turn his life into a work of art. How, then, could such a person ever be able to write a “realistic” account of his life? » (Hänninen, 1999 : 2.1)
3/ «Je mettais un masque aussi facilement que je changeais d’humeur; en conséquence, je devins prisonnier de ces masques et de mes humeurs; même aujourd’hui je suis tenté de faire des roulades avec les phrases. Frank avait peut-être raison : il est possible que, même dans ce journal, je ne me peigne pas sous mon vrai jour. Je ressemble à Timanthe qui, désespérant de peindre la tête d’Agamemnon, jeta dessus une draperie.» (230)
4/ Une réplique ambiguë : «- En ce moment, j’écris un récit très imaginatif sur l’artiste, jeune homme.» (54)
5/ «À moitié ivre, hier soir, Robert Sherard s’est approché de moi au Pied Noir pour m’annoncer qu’il souhaitait écrire ma biographie. “Je vais te tresser une couronne, Oscar, a-t-il déclaré. – Sans royalties, à quoi sert une couronne, Bobbie?” Si j’ai été un peu brusque, c’est qu’il devient chaque soir plus ennuyeux. Il avait l’intention d’écrire une biographie, m’a-t-il dit, qui expliquerait ma conduite au monde et lui révélerait ma véritable personnalité. “Tu vas me défendre au prix de ma réputation”, lui répondis-je. Mais, comme d’habitude, il suivit sa pensée : “Te souviens-tu de nos débuts à Paris, quand nous lisions ensemble Poe et Chatterton? – Je ne me souviens de rien, Robert. Si tu t’obstines dans cette entreprise absurde, il y a un principe que tu dois comprendre : ce qui détermine la vie d’un artiste, ce n’est pas ce qu’il se rappelle, c’est ce qu’il oublie.” » (99, je souligne)
Sur cette technique d’Ackroyd : «This kind of uncertainty, obviously, raises questions about the trustworthiness of the narrator, but it can also be seen as a safeguard on Ackroyd’s part against naive accusations of possible historical “inaccuracies” or even lack of “realism” in the novel. I would argue that such measures actually enhance the feeling of credibility, at the same time as they mock any pretensions to objective truths. The acknowledgment of inaccuracies merely shows what all writing is: ambiguities and blurred “truths”.» (Hänninen, 1999 : 2.1)
Rapports biographie/autobiographie : Ne s’applique pas.
III. ASPECT ESTHÉTIQUE
Oeuvres non-biographiques affiliées du biographé : Presque toute l’œuvre de Wilde est mentionnée. Il est intéressant de remarquer de quelle façon chacune est jugée et analysées, puisqu’on trouve là, en filigrane, une certaine subjectivité critique que l’on ne peut attribuer qu’à Ackroyd. Sur la première pièce de Wilde, Vera : «Aujourd’hui, cependant, je crois qu’elle avait raison de traiter Vera de haut : seuls les sourds eussent pu apprécier cette pièce. Je ne peux y penser sans gêne. C’était bien une pièce poétique à certains égards, mais hélas! sa poésie ne m’appartient pas. Je peux tout pardonner à Shakespeare sauf mes mauvais vers.» (68) Sur Le portrait de Dorian Gray : «Je suis tel que je suis; il n’y a rien d’autre à ajouter. Il me semble que je dis quelque chose de semblable dans Dorian Gray. Cet étrange petit livre devrait être pris à la lettre : le sujet en est la corruptibilité de l’art et non pas celle de l’artiste. Ce fut un trait de génie de placer la toile dans la salle de classe : c’est en effet de là que partent tous les maux.» (28)
Œuvres biographiques affiliées du biographé :
Échos stylistiques : Tout le roman est construit sur une mimétique du style de Wilde. À ce niveau, ce livre est un véritable tour de force, une des plus grandes réussites de Peter Ackroyd qui, à moins que je ne me trompe, n’a pas réutilisée cette technique dans d’autres romans. Hänninen, d’ailleurs, appelle cette technique une technique de ventriloque: «Yet even if Ackroyd uses imitation in all of his writing, nowhere is it better executed than in Last Testament. It is the most convincing act of ventriloquism he has yet managed to do, at least partly because of the extent of the enterprise: (almost) the whole novel is written in another writer’s style.» Il donne ensuite quelques exemples du travail de ventriloque d’Ackroyd (Hänninen, 1999 : 2.2).
Échos thématiques :
Avec De Profundis :
Dans un article sur la position défendue par l’Oscar Wilde d’Ackroyd sur l’homosexualité, Joe Moran fait remarquer que Wilde fut un icône de la culture homosexuelle telle qu’elle est devenue aujourd’hui, mais que Wilde lui-même serait revenu sur sa position à la fin de sa vie. Parlant de la lettre à Lord Douglas qui, dans les faits, a incriminé Wilde : «Bartlett, who is highly ambivalent about what he sees as the transformation of Wilde into a gay role model in contemporary culture, suggests that Wilde has desexualized the content of the letter and rendered it discreet and acceptable – the “open secret” remains secret. “My image of Oscar Wilde in the dock loses its halo”, Bartlett says: “He lied, and he lied at a crucial moment in our history, just when we were about to appear”. I am suggesting that Oscar in Ackroyd’s Last Testament employs a similar strategy in retrospectively examining and commenting on the events leading up to his imprisonment. In this sense, the novel could be compared in both style and content to the long, autobiographical letter that Wilde wrote to Douglas from prison, published posthumously as De Profundis. Edward Said has discussed the attempt by Wilde in this text to privilege a more serious version of a literary career above what he regards as his “non-career” as a public figure. […] Wilde’s attempt to achieve the effect of heartfelt truthfulness in De Profundis is, according to Said, a maneuver aimed at dismissing a public career in which he had constantly espoused the virtues of artifice and play over depth and seriousness “”“”» (Moran, 1999: 364-365)
IV. ASPECT INTERCULTUREL
Affiliation à une culture d’élection : Du point de vue interculturel, Ackroyd ne semble pas, à première vue, un cas intéressant parce qu’il s’intéresse à sa propre culture. Par contre, le choix de biographer Oscar Wilde est intéressant dans la mesure où cet écrivain Irlandais a fortement marqué la culture anglaise et a eu, avec elle, un rapport ambigu oscillant entre amour et haine.
Dans un article sur Wilde écrit par Ackroyd, ce dernier signale : «Essentially he remained an alien, and it was in this uncomfortable but necessary position that he was able to see English life very clearly.» (Ackroyd, 1987) Cette citation me semble particulièrement intéressante dans la mesure où toute l’œuvre d’Ackroyd est une valorisation et une mise en perspective de la littérature et de la culture anglaise (britannique) : «Like most novels by Ackroyd, Last Testament is involved with the rewriting of English literary history, at the same time as it emphasizes the intertextuality of art and writing.» (Hänninen, 1999 : 2.1). Dans Le dernier testament, par contre, Ackroyd se montre très critique envers les Anglais, mais est-ce simplement parce qu’il se place dans la position de Wilde, qui a voulu séduire et s’est vu rejeté par cette société ? Ou encore parce qu’il cherche à porter un regard lucide et une vue multipliée sur cette société ?
Apports interculturels :
Reprenons ici toutes les remarques du narrateur sur l’Angleterre, Londres et les Anglais:
«Il m’ordonne de commencer une nouvelle pièce alors que je lui ai bien expliqué qu’il m’est impossible d’écrire loin de l’Angleterre.» (23)
«À l’époque de mon horrible procès, je reçus un pli dont le seul contenu était l’image d’une bête préhistorique. C’est ainsi que les Anglais me voyaient. Ils tentèrent donc de dompter le monstre. Ils le mirent en cage. Je m’étonne qu’à ma sortie de prison, le London County Council ne m’ait pas engagé pour être projeté de la bouche d’un canon ou pour faire des acrobaties au Tivoli.» (10)
«Les Anglais ne m’ont jamais accepté, mais désormais ils ont, en groupe, la lâcheté de le montrer. Au théâtre, même au milieu de Français, je suis obligé de monter au poulailler. Je ne peux me rendre dans les endroits à la mode qu’accompagné de riches amis – les Anglais sont toujours impressionnés par la richesse.» (24)
«Si je comprends bien les Anglais – on les lit à livre ouvert –, cela m’attriste davantage de voir que certains de mes amis français m’ont abandonné dans leur propre ville.» (26)
«On ne m’aimait guère mais on m’acceptait. Mais c’était des fils d’Irlande. J’appris plus tard que les Anglais peuvent rire tout en vous terrassant sans le moindre scrupule. C’est ce qui fait leur force en tant que nation.» (41)
«En fait, l’Angleterre, ce sont les exceptions qui règlent la vie sociale.» (58)
«Mon imagination juvénile me faisait voir Londres comme une vaste fournaise qui pouvait mutiler ou détruire tous ceux qu’elle touchait, mais qui dispensait aussi lumière et chaleur. C’était comme si toute la puissance du monde avait été concentrée en ce lieu, et ma personnalité s’en trouvait incommensurablement enrichie. Depuis cette époque, j’ai toujours habité les villes : je ne pouvais savoir alors que je deviendrais un jour l’effigie des maladies de la civilisation urbaine. À Londres, je pensais comprendre tous les aspects de l’activité humaine alors que ce sont toutes les formes de la corruption humaine que j’y goûtais.» (63-64)
«Il y a deux manières de traiter les Anglais – les choquer ou les faire rire. Il n’est pas question de les raisonner, en tout cas, si on en juge par les éditoriaux du Times.» (70)
«Avec la sûreté de soi de la jeunesse, j’étais résolu à me préserver; mais je savais aussi que, ayant acquis la connaissance des choses interdites, je pouvais rentrer en Angleterre pour gagner la gloire.» (98)
«Tite Street est une rue hideuse, bien sûr. Comme toutes les rues de Londres.» (109)
«La littérature anglais n’a guère d’importance : les mauvaises œuvres sont toujours surfaites et les bonnes ne sont jamais comprises. Un point, c’est tout. Mais qu’il est absurde de discuter de ces questions avec le public! On peut convaincre un imbécile de tout, sauf de sa bêtise.» (113)
«Si les Anglais admirent une chose, c’est le succès : je devins sujet d’imitation à la scène et dans la presse populaire.» (124)
«Mon esprit soutenait ceux qui croulaient sous le poids des trop riches vêtements; mes paradoxes faisaient briller les illettrés. J’illuminais leurs fantasmes des feux de ma conversation. Ce n’est que lorsque je fus jugé pour attentat à la pudeur que les Anglais s’en rendirent compte. Alors ils me piétinèrent avec la rage de ceux qu se sont trahis eux-mêmes.» (125)
«Mais l’Angleterre est la véritable patrie de Tartuffe et, tant que j’amusais les Anglais, ils décidèrent de faire la sourde oreille aux rumeurs qui circulaient alors sur ma vie privée.» (130-131)
«Car, fondamentalement, j’étais toujours un étranger parmi eux, un civilisé qui s’efforçait d’abattre les murs protégeant les barbares. En tant que Celte, je faisais partie d’une race fière, douée d’une vivacité et d’une imagination naturelle que les Anglais n’ont jamais possédées. Je suis de la race des Swift et des Sheridan. O’Connell et Parnell m’ont précédé, ces Irlandais détruits par le scandale. (C’est la seule vengeance dont les Anglais ont fait un art.)» (136)
«Je n’ai jamais eu de mal à fréquenter des gens d’un milieu inférieur au mien. Ces choses ne comptent guère pour moi. Je suis Irlandais. En fait, il est possible que les Anglais ne se soient mis à me haïr qu’au moment où il apparut que j’appartenais à la seule société sans classes de Londres, bien qu’on ne puisse la décrire comme socialiste, car certains des jeunes gens eussent été ravis de devenir duchesses.» (147)
«Si le Christ a dit : “Vos péchés vous seront pardonnés parce que vous avez beaucoup aimé”, la société anglaise dit : “Vos crimes seront punis parce que vous avez osé aimer.”» (174)
«Je commençai à écrire La ballade de la geôle de Reading dès que je fus installé dans un petit hôtel de Berneval. Je voulais prouver à la société anglaise qu’elle ne m’avait pas détruit en tant qu’artiste, que, par quelque étrange paradoxe, elle n’avait fait que me fournir de nouveaux matériaux pour mon art.» (220)
«Mais quand ils ont décidé de détruire, les Anglais ont pour principe “vite et en cachette” : les moyens d’expression correcte se sont effondrés en une génération.» (232)
Lecteur/lectrice : Manon Auger