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==== CHAPITRE III - Pierre Bergounioux : Mécanique des fluides ==== | ==== CHAPITRE III - Pierre Bergounioux : Mécanique des fluides ==== |
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| Demanze explique que l’étymologie est liée à une recherche sur le passé : « Il faut décrypter sous l’usure des noms leur signification première, chercher la source et établir son influence […]. » (2008 : 338) |
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| « Pour dire la mélancolie, Pierre Bergounioux emploie ainsi des savoirs profondément mélancoliques, que le temps a ruinés, libérant cependant toute une rêverie matérielle. Manière de dire des vestiges avec des ruines de pensées, dans un discours où la mélancolie du temps perdu se mêle à une mélancolie des savoirs. » (2008 : 340) |
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| « Symbole de la transmission et du passage, l’eau noire et l’humeur mélancolique relient le pays et l’homme, nouent une profonde intimité entre géographie et généalogie. Mais cette transmission est à placer sous le signe du négatif, non pas poussée germinale d’une terre nourricière, mais ferment de décomposition, de deuil et de chagrin. Le sol et les territoires ont cessé de fonder ou d’enraciner les identités, ils entament ou enlisent au contraire l’individu. » (2008 : 341) |
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| « La lignée paternelle est à la fois objet et sujet de la mélancolie. De ce côté-ci, elle subit l’influence funeste de l’atrabile, génération après génération, répétant les mêmes symptômes. De l’autre, elle prolonge activement le flux sombre. La lignée se fait alors continuation fluidique de l’eau noire, elle est sang corrompu qui se propage à travers la descendance, comme si l’intériorisation du flux obscur et la perpétuation du sang étaient l’envers et l’endroit d’une mécanique généralisée des fluides. » (2008 : 343) |
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| « Origine du chagrin, puissance mortifère, le sang paternel est le produit d’une ténébreuse alchimie, qui transforme en liqueur et en poison les expériences malheureuses des générations passées. Quand le sang devient bile noire, la mélancolie devient un mal héréditaire, une malédiction indissociable de la lignée, et l’hérédité inversement n’est plus que la transmission d’une négativité existentielle. » (2008 : 344) |
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| « L’hérédité, que ce soit sur son versant religieux ou sur son versant séculier (2008 : Zola, Pierre Bergounioux), se déploie de préférence selon un imaginaire du défaut ou de la tare, comme si la transmission ne fonctionnait jamais mieux qu’en relayant des ratés et des fêlures. » (2008 : 344-345) |
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| « Dans le récit de filiation, l’investigation généalogique emprunte souvent aux enfouissements du géologue. Car confronté au temps long des permanences, aux rémanences archaïques, le récit bien souvent ne trouve pas de butée à son anamnèse fantasmatique. » (2008 : 349) |
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| Demanze relève chez Bergounioux l’analogie entre le réseau ferroviaire et l’arbre généalogique, ainsi que l’intérêt de l’auteur pour les trains : « Le geste du narrateur, qui rassemble ces débris de métal, redouble une écriture, qui collecte les témoignages fragmentaires pour réorganiser une histoire familiale lacunaire. La sculpture de métal revêt la même fonction que l’écriture : réparer ce qui a été défait et ramener à la vie ce qu’a détruit la pulsion de mort qui gouverne la lignée paternelle [Note : Voir Pierre Bergounioux, La Casse, Montpellier, Fata Morgana, 1994, p. 42 et pp. 49-50.]. Et quand le narrateur fouille les casses pour y chercher de vieux morceaux de fer, il lui semble profaner des sépultures, comme si déambuler dans le cimetière familial pour y exhumer des vies obscures et déterrer la ferraille cassée avaient partie liée. Les casses sont à la machine généalogique, ce que les cimetières sont aux membres de la famille. » (2008 : 355) |
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| Extrait de la conclusion : « En s’enfonçant dans l’épaisseur des couches empilées de sédiments, des strates géologiques et des sols, Pierre Bergounioux élabore un imaginaire matériel de la transmission. C’est à travers un même imaginaire des fluides qu’il pense la relation des hommes à leur milieu, des enfants à leurs ancêtres, de l’expérience à l’écriture. Mais c’est alors un fluide mortifère qui prend la couleur noire du poison et de la mélancolie, vecteur d’entropie et de malaise phénoménologique. […] Enfin, grâce à cet imaginaire des fluides, Pierre Bergounioux s’inscrit dans une plus ample circulation, tant géographique qu’historique, qu’il intériorise dans son for intérieur, car l’intériorité chez Pierre Bergounioux est le produit d’une antériorité – pressions géographiques, pulsions généalogiques, dépressions historiques –. » (2008 : 362-363) |
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| ====== CONCLUSION ====== |
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| « Mais si les fantômes font retour de manière intempestive dans les livres de Pierre Bergounioux, Gérard Macé et Pierre Michon, c’est alors pour désorienter le récit de l’histoire, et faire entendre sous la clameur des événements le murmure inquiétant des êtres minuscules. Le récit de filiation se constitue en effet à partir du rebut et du déchet, du dédaigné et du minuscule, déployant les ressources de l’imaginaire à partir du reste que rejette et produit à la fois le récit moderne. » (2008 : 365) |
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| « Mêlant apparitions évanescentes et archive photographique, mythes oubliés ou figures déshéritées, le récit de filiation fait bilan d’un imaginaire du spectre. Car le récit de filiation se constitue comme stèle dédiée à l’ascendance, mais ce faisant s’ouvre aux discours qui lézardent la téléologie de la modernité. » (2008 : 365) |
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| « À travers la revenance des spectres, le récit de filiation met au jour la répétition qui organise les vies individuelles et sous-tend l’écriture du récit. Mais c’est alors pour déjouer une autre répétition. Car, comme l’a montré Jean-François Lyotard, la modernité dans son vœu de table rase répète malgré elle un passé qu’elle refuse – ou refoule. […] Comme le souligne Freud, dans ‘‘Remémoration, répétition et perlaboration [Sigmund Freud, « Remémoration, répétition, perlaboration » (2008 : 1914), trad. A. Berman, in La Technique psychanalytique, Paris, PUF, 1970.]’’, lorsqu’un événement est écarté dans les marges du psychisme, l’individu est contraint de répéter ce qu’il ne peut se remémorer. L’anamnèse menée au cours du récit de filiation poursuit pour sa part une autre répétition, qui libère des redites du passé pour faire surgir ce qui se dérobait à la conscience. […] Ramener à la conscience un passé occulté pour n’en plus subir le joug inconscient, accomplir dans un récit les inachèvements du passé pour rendre aux temps antérieurs leur différence essentielle et faire briller le présent de son éclat singulier, voilà à quoi se voue le récit de filiation. » (2008 : 366) |
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| Demanze écrit que le temps du récit de filiation « est un temps anachronique par lequel se défait la linéarité chronologique. » (2008 : 367) Il ajoute que si un versant de la modernité a voulu reléguer au passé les fantômes, un autre versant correspond à une « modernité mélancolique qui a fait droit à une expérience de la revenance et à une éthique du deuil. » (2008 : 367) Il poursuit : « L’écriture contemporaine prolonge cette expérience de la revenance et des virtualités inaccomplies, elle assume le retour d’un passé refoulé et transcrit l’expérience d’un futur antérieur. Car le fantôme qui hante le récit de filiation n’est pas à placer sous le seul signe du retour du passé, puisqu’il est également le lieu où se projettent des hypothétiques versions de soi et des variations imaginaires. » (2008 : 367) |
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| « Toutefois, la spectralité affecte le récit de filiation d’un irrévocable coefficient de perte. Car c’est avec le vertige de l’échec que pactise l’écrivain contemporain, lorsqu’il s’emploie à redonner vie aux figures généalogiques : le fantôme qui surgit au détour du récit ou au tréfonds de l’intime ne manifeste pas le retour d’une présence enfin saisissable, mais insinue l’expérience de l’irrémédiable ou de l’immémorial. » (2008 : 368) |
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| « Plus que dans une analyse des faits, c’est dans une évocation des effets, une restitution des répercussions et un entrelacement de temporalités que s’engage le récit de filiation, insinuant le soupçon au cœur même du discours historique. Car il s’agit d’investir les lieux d’impensé du discours historique, ces marges indécises que l’histoire jusqu’à une date récente tenait à distance. Anonymes, marginaux ou oubliés : le récit de filiation inspecte l’envers de l’histoire, en donnant figure à ces vies ténues qui doublent silencieusement les événements bruyants et les vies illustres. » (2008 : 369) |
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| « Le récit de filiation s’inscrit au lieu même où défaille le récit historique. Car l’office de mémoire à quoi se vouait autrefois le récit historique est nécessairement lacunaire, puisque ce qui s’enfuit dépasse sans commune mesure ce que les archives peuvent recueillir. Les récits contemporains s’enracinent ainsi dans ce nimbe d’oubli que le récit historique produit, comme un reste inadmissible, comme le cadavre encrypté d’un impossible deuil. » (2008 : 370) |
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| « Or l’inquiétude historique dont témoigne le récit de filiation le déporte vers un impossible amont, temps mythique en deçà de l’histoire, et de l’entropie qu’elle engendre. Sauf que le récit de filiation répète l’irruption de l’histoire et le basculement de civilisation qu’elle engage, comme s’il s’agissait moins de rêver avec nostalgie à un avant, que de reproduire l’épreuve d’une perte. » (2008 : 370) |
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| « Sous prétexte d’archéologie, le récit de filiation tend dès lors moins à recomposer les ruines d’un passé fracturé qu’à prendre la mesure d’une brisure. Non pas résurrection d’un passé aboli à partir de ses traces, mais figuration de l’absence même qui redouble la perte et transforme la mélancolie en deuil. Car le retour en arrière s’avère dès lors le début marqué par une foncière impossibilité, comme si le passé basculait dans les incertitudes de la fiction à mesure que ces narrateurs tentent de le faire surgir à nouveau. Le récit de filiation conjure les illusions du retour et les plaintes de la nostalgie. » (2008 : 371-372) |
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| « Les ‘‘heures anciennes’’ qu’interroge le récit de filiation dessinent dès lors moins le mirage d’un retour que les chemins de traverse d’un détour. Car l’identité de l’individu, incertaine et défaillante, se saisit au miroir des figures révolues de l’ascendance, selon un mouvement herméneutique, par lequel le sujet se creuse un sillon identitaire, en donnant consistance aux fantômes de l’ascendance. Si bien que le sujet contemporain se livre à un triple détour : un détour généalogique, un détour fictionnel et un détour intertextuel. » (2008 : 372) |
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| « Hanté au plus profond de soi par la présence de l’altérité, l’écrivain prend dès lors conscience qu’il ne se connaît qu’au détour de l’autre. Mais dans ce jeu de miroirs où il s’appréhende à travers l’épreuve d’une filiation, se maintient l’irréductible distance d’un chiasme identitaire. Si l’écrivain contemporain s’approprie les lignes de vie de son ascendance, pour en faire les reflets morcelés d’une identité dispersée, il n’en demeure pas moins qu’il se saisit comme autre. L’altérité, en effet, ‘‘ne s’ajoute pas du dehors à l’ipséité’’, comme l’écrit Paul Ricœur, mais appartient ‘‘à la teneur de sens et à la constitution ontologique de l’ipséité [Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 367]’’. » (2008 : 372) |
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| Demanze souligne la fictionalité de toute écriture de soi : « Par défaut – compenser les lacunes à force de fictions herméneutiques – ou par excès – déborder les empêchements de la connaissance de soi par une écriture retrempée au mythe –, la fiction participe au plus intime du récit de filiation. » (2008 : 373) |
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| « De bruissements familiaux en récits colportés, le récit de filiation travaille à partir d’une matière narrative qu’il infléchit ou reconfigure. Affronté à des récits mutilés, des silences inexpugnables ou des expériences informulables, le récit de filiation se déporte amont pour dire indirectement une transmission enrayée. Flaubert ou Rimbaud, Nerval ou Faulkner sont autant d’auteurs que l’écrivain contemporain investit pour dire en miroir sa situation singulière. Le récit de filiation choisit ainsi les moments charnières des civilisations pour dire quelque chose de la rupture subie. Si le récit de filiation se saisit du roman familial freudien, c’est alors pour constituer le roman familial de la littérature, et faire des auteurs du passé les nouvelles figures légendaires qui remplacent dans la genèse mythique de soi les bâtards et les enfants trouvés d’autrefois. » (2008 : 373-374) |
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| « Récapituler ou condenser aux dimensions d’un parcours intime le trajet d’une histoire plus ample, telle est sans doute l’inquiétude qui mène le récit de filiation. Car à force d’intérioriser les figures péries de l’ascendance, de répéter les épisodes d’une fracture généalogique, l’écrivain semble résumer dans son histoire individuelle les étapes d’une geste familiale. » |
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| Demanze explique que, puisque la mémoire collective est désormais brisée, c’est au sujet individuel de « se faire le douloureux dépositaire d’une mémoire en miettes ». (2008 : 374) |
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| Conclusion de l’ouvrage : « C’est dire que le récit de filiation symptomatise une profonde mélancolie de la littérature, incertaine de ses pouvoirs, inquiète de ses reculs. Car les œuvres étudiées, récits de mémoire et mémoire du récit, constituent des musées imaginaires qui […] dressent l’inventaire de la littérature. Pierre Nora prophétisait la fin d’une mémoire soudant une communauté, transmettant des expériences, colportant une tradition. Mais c’est alors la littérature elle-même qui semble vaciller. Il en serait alors des récits de filiation comme des lieux de mémoire, qui commémorent la littérature depuis ses vestiges, qui compilent ses explorations antérieures, qui inventorient ses possibilités. Le récit de filiation se fait alors littérature de la mémoire autant que mémoire de la littérature, car il dresse à l’horizon la figure évanescente d’une littérature-mémoire, brisée par la modernité, celle du conteur, et dont Walter Benjamin célébrait la perte. […] Non pas devoir de se souvenir de tel ou tel auteur, de telle œuvre enlisée depuis dans les sables du temps, mais de la littérature comme milieu de mémoire, à la fois collectif et singulier, pluriel et individuel. ‘‘Mémoire de quoi ? demande Pierre Nora pour finir. À la limite, mémoire de la mémoire. » (2008 : 375) |
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| Lectrice : Mariane Dalpé |
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