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Laurent Demanze, Encres orphelines. Pierre Bergounioux, Gérard Macé, Pierre Michon

INFORMATIONS PARATEXTUELLES

Auteur : Laurent Demanze Titre : Encres orphelines. Pierre Bergounioux, Gérard Macé, Pierre Michon Lieu : Paris Édition : José Corti Collection : Les essais Année : 2008 Pages : 403 Cote UQAM : PQ305 D37.2008 Cote BAnQ: 840.900912 D371e 2008 (2008 : Niveau 1 – Documentaires)

RÉSUMÉ

PROLOGUE

Introduction : « Comme l’ombre portée d’une modernité en rupture d’héritage, le récit contemporain investit mélancoliquement le temps des origines. Car il y va depuis une vingtaine d’années d’une investigation inquiète, menée par un individu incertain, mais qui cherche à travers son ascendance une parcelle enfouie de sa vérité singulière. Héritier problématique, l’écrivain contemporain échafaude des récits de filiation, pour exhumer les vestiges d’un héritage en miettes et raccommoder les lambeaux de sa mémoire déchirée. Entre transmission brisée et héritage d’une dette, ces écritures de soi réinventent une identité singulière et plurielle à la fois. Car en restituant les vies dispersées de l’ascendance, l’écrivain contemporain découvre en lui la permanence d’identités défuntes. L’écriture de soi cède alors à un souci archéologique, qui ausculte les survivances du passé et dévoile une part issue de soi. C’est au miroir de l’autre que se découvre l’individu contemporain, élaborant un récit où la fiction se mêle aux souvenirs, et l’écriture de soi à la fable familiale. Le récit empêché de l’ascendance propose des figures de soi différées et le portrait éclaté d’une fragile identité. » (2008 : 9-10)

« Livré à l’inquiétante étrangeté des origines, l’écrivain contemporain s’affronte au basculement d’une modernité, qui ébranle la transmission et met en crise la tradition. Entre table rase et culte du progrès, la modernité a valorisé le geste de rupture et mis à bas les autorités, brisant le lien ténu que nouait le présent avec son passé. […] Face au chapitre vacant de sa mémoire, l’écrivain s’enfonce alors dans les incertitudes de ses souvenirs. Mais c’est une anamnèse mélancolique au goût de cendre, où la dette se mêle à la transmission d’une cassure. Le récit de filiation s’ancre en effet au lieu même d’une blessure, entre témoignage entravé et offrande aux figures révolues de l’ascendance. L’écrivain contemporain ausculte les heures anciennes à la recherche des traces effacées d’un passé disparu, comme si quelque chose d’inaccompli – en souffrance – hantait les temps présents. » (2008 : 10)

« Le récit de filiation prend ainsi acte d’une crise de la transmission inaugurée par le projet moderne : mais la modernité triomphante, qui célébrait la libération des entraves du passé, a laissé place à une douloureuse mélancolie, qu’agite sans cesse la conscience blessée d’un passé perdu. Sans renier le soupçon critique qu’a imposé la modernité, l’écriture contemporaine réinvestit le champ délaissé du passé, pour donner visage à ce qui a sombré et invoquer une fois encore les fantômes d’autrefois. Le récit de filiation s’élabore alors au confluent de deux héritages, et articule l’un à l’autre le désir de témoigner d’un passé familial, dont le deuil pèse sur la conscience, et la saisie d’un héritage littéraire, à travers lequel l’écriture approfondit son propre questionnement. » (2008 : 10)

« La littérature contemporaine se réclame du soupçon, mais s’inscrit dans ce reflux de la modernité, qui laisse derrière elle les vestiges brisés de la mémoire et la figure inquiète du sujet. Si bien que les années 1980 sont une charnière [Note : Voir Dominique Viart et Bruno Vercier, La littérature française au présent. Héritage, modernité, mutations, Paris, Bordas, 2005.]. L’écriture contemporaine est en effet travaillée par un retour au récit, mais un récit strié d’ellipses et de lacunes, un récit porteur de mémoire et taraudé par un passé absent. Le récit contemporain renoue alors avec les histoires de famille, qui sous-tendaient la littérature, du conte aux fresques généalogiques. » (2008 : 2008 : 11)

« Chez certains, la famille est le lieu d’une interrogation trempée de sociologie – François Bon et Annie Ernaux – ; la filiation circonscrit chez d’autres le lieu d’une inquiétante étrangeté où se cherchent les figures renouvelées du fantastique – Marie Ndiaye et Emmanuel Carrère – ou du mythique – Sylvie Germain –. L’enquête généalogique, chez Pierre Bergounioux, Pierre Michon et Gérard Macé, procède d’une interrogation aiguë de la mémoire. Sans ignorer ni les procédures de la sociologie, ni les outils de la psychanalyse, ces trois auteurs auscultent la mémoire d’une ascendance effacée par la modernité. Car la modernité ouvre une crise des appartenances communautaires et des identités individuelles. » (2008 : 2008 : 11-12)

« Le récit de filiation porte ainsi l’empreinte de bouleversements sociologiques et s’inscrit dans un moment épistémologique. Mais le récit de filiation prolonge également des formes – le roman familial, le roman des origines et le roman généalogique –, auxquelles il emprunte et qu’il transgresse. Le récit de filiation est en effet un genre second qui travaille à partir d’investigations subjectives, d’agencements critiques et de traditions narratives. » (2008 : 2008 : 13)

« Attentif au retour du récit, Dominique Viart, en revanche, montre que le récit de filiation définit les enjeux du contemporain. Moment épistémologique, le récit de filiation répond au malaise d’une modernité, qui démultiplie et intensifie les figures du révolu et les emblèmes du désuet. Le sujet contemporain se pense dès lors à rebours d’un temps qui récuse l’héritage familial et la transmission généalogique. Archiver des vies révolues, inventer et inventorier les généalogies de soi, voilà à quoi s’adonne le sujet mélancolique de cette fin de siècle. » (2008 : 2008 : 14)

L’auteur établit un lien entre le récit de filiation et la notion freudienne de roman familial, qui est un récit de compensation que s’invente un enfant lorsqu’il est déçu par sa réalité familiale. Le roman familial sert également, pour l’enfant, à enquêter sur l’histoire de ses origines. S’y trouvent donc emmêlés des idées que l’enfant a puisées dans ses lectures, de véritables éléments biographiques ainsi que des intrigues historiques.

« Tandis que le roman familial destitue les parents au profit de figures glorieuses, le siècle naissant va ouvrir la voie à des récits d’orphelins ou d’héritiers problématiques. Confrontés à des pères absents ou des mères endeuillées, victimes sacrifiées par l’Histoire, il ne s’agit plus pour les héritiers orphelins de la guerre de s’émanciper symboliquement ni d’ébranler les figures de la loi mais de combler les lacunes des origines et de mettre en récit des êtres fantomatiques. » (2008 : 2008 : 16)

« Roman familial ou récit d’orphelin, il s’agit toujours ainsi de faire pièce à une étrangeté et de compenser une perte, imaginaire ou réelle. » (2008 : 2008 : 17)

Demanze convoque ensuite les travaux de Marthe Robert, pour qui ce serait l’adulte, et non pas l’enfant, qui créerait le roman familial dont parle Freud. Il serait selon elle à la base de l’imaginaire romanesque des écrivains. L’auteur s’inspire également de Marthe Robert pour aborder la figure du bâtard, très fréquente dans la littérature : « Depuis les années 1980, le bâtard, qui selon Marthe Robert avait disparu de la scène intime du romancier, semble de retour. Non pas comme thème […], mais comme exigence esthétique et comme mouvement vers la littérature : la langue littéraire est cela même que convoitent les écrivains mal nés, issus d’un milieu rural ou patoisant, mais qui s’inventent un père littéraire pour partir à la conquête des Lettres. » (2008 : 2008 : 20)

« [L]e récit de filiation inverse la chronologie [du roman généalogique] : on ne va plus d’un ancêtre à sa descendance, mais d’un héritier problématique et inquiet vers une ascendance. » (2008 : 2008 : 22)

« Partagé entre la méfiance et la fascination envers les fastes du roman, le récit de filiation s’élabore à distance de la puissance d’enchantement du roman, ne cessant de creuser l’espace problématique d’un doute envers la narration elle-même. » (2008 : 23)

Demanze explique comment la rupture avec le passé qui caractérise la modernité a également marqué le XIXe siècle, dans la foulée de la Révolution. Il apparaît en effet difficile pour les gens qui vivent en France à cette époque de revendiquer un héritage, un modèle collectif, puisque les régimes se succèdent trop rapidement. C’est d’ailleurs à cette époque que l’histoire familiale commence à s’effriter et que, par ailleurs, à cause des découvertes scientifiques, on interroge l’hérédité et on adopte envers elle une attitude méfiante. C’est cette crise de la famille qui préside à l’émergence de la sociologie : « Malgré des analyses différentes, ces auteurs [Comte, Tocqueville, Le Play, Durkheim] ont su montrer qu’au règne des patriarches a succédé l’ère querelleuse des fils, lorsque l’univers hiérarchique a laissé place à l’univers démocratique […]. » (2008 : 27)

Demanze formule donc ici les fondements de l’effritement social qui s’est enclenché au XIXe siècle et qui a mené à l’apparition du récit de filiation contemporain. Il explique par le fait même pourquoi les auteurs de ces récits puisent leurs modèles intellectuels parmi les écrivains de cette époque. « Et lorsque la famille démocratique remplace la famille aristocratique, c’est la mémoire familiale qui se trouve amputée d’une part de ses légendes et de ses mythes. » (2008 : 27) L’auteur écrit que le choc de la modernité ne cessait de se revivre depuis le XIXe siècle. C’est, dans les récits de filiation contemporains, « comme si la fêlure qui a frappé de plein fouet le XIXe siècle ne cessait de hanter le temps présent, et qu’à la jonction entre récit de soi et investigation biographique, l’écriture contemporaine ressassait les origines d’une fêlure. » (2008 : 28)

L’auteur aborde la question de la défection des origines, expliquant que si la généalogie faisait jadis partie de l’histoire, elle en a été séparée lorsque la discipline est entrée dans la modernité et que, désormais, la généalogie est individuelle, donc beaucoup plus fragile. « Alors qu’elle était recherche d’un fondement, mise en ordre et légitimation, l’origine s’éprouve désormais comme manque ou défaillance, comme contingence ou négativité. » (2008 : 33-34) « Tache aveugle de la modernité, le retrait de l’origine est aussi la promesse d’un recommencement : car la pensée moderne dessine les orbes du retour et de la répétition, non pas dans la pensée nostalgique d’un retour aux origines, mais dans l’étrange inquiétude d’un retour de l’origine. » (2008 : 35) « Le récit de filiation s’inscrit ainsi dans une époque qui a vu sombrer le temps long de la mémoire et s’émietter les communautés familiales. L’enquête généalogique a désormais pour vocation d’exhumer cela même qui s’efface, dans un projet de restitution voué à l’échec. Car le récit de filiation ne croit plus à la restitution du passé. À la suite des maîtres du soupçon, les enchantements de l’origine sont désavoués, abandonnant l’écrivain contemporain entre impossible résurrection d’une origine perdue et mélancolie de qui n’en veut pas faire son deuil. » (2008 : 35)

« Égarée entre les redoublements et les fantômes, l’écriture de soi se cherche alors à la frontière entre autobiographie et évocations biographiques, tour à tour recherche à rebours d’une infigurable genèse de soi et constitution mélancolique de l’autre perdu. Car le récit de filiation brouille les repères génériques de l’autobiographie, pour inscrire au plus intime du sujet les figures de l’altérité. C’est en quête de la part obscure de soi que s’aventure l’écrivain contemporain, mobilisant les ressources de l’imaginaire, déployant les fastes de la fiction, pour dire de manière oblique ce qui échappe à toute saisie. » (2008 : 36)

« Reprenant à son compte les déroutes antérieures, l’individu contemporain est confronté aux événements malheureux du passé. Les narrateurs de ces récits de filiation tentent ainsi de renverser la dette en don, et l’incertitude des ascendants en figures plus achevées. » (2008 : 36-37)

« Lorsque la chaîne continue de la transmission se brise, l’écrivain contemporain est alors confronté à un passé en miettes, dont les ruines et les vestiges semblent tout à coup plus pesants. Dans cette histoire désorientée, l’écrivain sombre dans la mélancolie et refuse de faire son deuil des vies péries de l’ascendance. Cependant, dans ce désir de dresser l’inventaire de la perte, le récit de filiation manifeste également une tenace inquiétude envers les pouvoirs de la littérature, comme si la perte qu’il tentait d’exorciser s’insinuait jusqu’au plus profond des ressources du langage. » (2008 : 37-38)

« Si bien que pour dire une mémoire familiale en miettes, l’écrivain se bricole des souvenirs de seconde main, et quand il faut combler les lacunes du souvenir, c’est alors la fuite de Rimbaud, la plume acérée de Flaubert, la silhouette de Nerval qui prennent le relais […]. » (2008 : 38)

PREMIÈRE PARTIE: La communauté enfouie

Demanze s’intéresse au lien entre l’individu et sa communauté. S’inspirant de Bakhtine, il rappelle que, dans les sociétés traditionnelles, l’homme était pure extériorité. Chez Rousseau, avec qui naît l’écriture autobiographique, on sent un équilibre précaire entre intériorité et extériorité. Le XIXe, par la suite, est parcouru par la crainte d’une dislocation sociale. Désormais, c’est « comme si l’individu avait intériorisé les multiples figures du monde social, comme s’il avait inscrit au plus profond de son être intime une cellule familiale mourante. » (2008 : 45) « Si le monde moderne se dresse en permanence contre le passé, une mémoire déchirée et infiniment recomposée s’impose à l’individu contemporain : la mémoire est moins prise en charge par une collectivité vacillante qu’elle n’est assumée individuellement, comme une dette, dans l’intimité d’un être singulier. » (2008 : 45)

« Ainsi les emblèmes de la filiation se privatisent, ils fondent moins la mémoire d’une lignée qu’ils ne constituent un musée imaginaire singulier et des archives de l’intime, contre lesquels s’adosse la conscience du sujet. » (2008 : 46)

« Singulier et pluriel, telle est sans doute la figure contemporaine d’un sujet, dispersé et hanté, habité par des voix impersonnelles ; mais c’est dans cette dispersion même, dans cet étoilement de la différence, que le sujet se constitue en impliquant des singularités erratiques et en confondant des points de vue hétérogènes. » (2008 : 47)

« Si l’écrivain contemporain mène une enquête de filiation, il est alors confronté à la multiplicité intime de son ascendance, non pas selon une mystique du sang, une idéologie de l’enracinement, mais à la façon légère et volatile qu’indiquait Barthes : le sujet s’invente alors, en composant avec les biographèmes généalogiques, qui circulent à travers la mémoire ou s’incarnent dans la poussière des archives. » (2008 : 49)

CHAPITRE I - Pierre Michon : L’homme n’est pas si varié

« Ce renversement de perspective opéré par Pierre Michon s’inscrit dans un basculement épistémologique. Car depuis la chute des grands récits de légitimation analysée par Jean-François Lyotard, il n’est plus que des vérités partielles ou parcellaires. Depuis qu’ont pris fin les pensées de la totalité et le grand récit de la modernité, le regard se porte sur les marges infimes. […] C’est à un tel souci du détail et du petit que cède Pierre Michon lorsqu’il se tourne vers les délaissés, les emblèmes du quotidien ou vers les défaillances individuelles. » (2008 : 60-61)

Demanze distingue la démarche de Michon de celle de M. Foucault puisque, même si tous deux parlent des « infâmes », Michon le fait dans la langue des rois. L’auteur explique que pour Michon, l’homme n’est pas si varié, idée qui sous-tend le caractère « interchangeable » des individus. « Pierre Michon a vécu sans père et Vies minuscules met en son centre la vacance paternelle. Elle effrite l’identité du narrateur, et initie les identifications successives aux pères de substitution que rassemble le recueil biographique. » (2008 : 65)

L’auteur explique comment, à travers l’échec du narrateur de se trouver un père de substitution, la perte paternelle est sans cesse relancée, ce qui inscrit une rhétorique du deuil à travers Vies minuscules. « Dans la mélancolie, le passé ne disparaît pas mais se rejoue et se reproduit sans cesse, et le mélancolique d’incorporer ceux qu’il refuse d’oublier. Plutôt devenir l’absent que de le perdre. Dans Vies minuscules, le mimétisme ancestral est si contraignant que le narrateur découvre, dans les stigmates de son corps, l’écho de la trajectoire paternelle. » (2008 : 68) « [L]e narrateur [de Vies minuscules] semble avoir incorporé la figure paternelle. Mais c’est une figure mortifère qui rend le narrateur étranger à lui-même : si le père est à la fois au plus intime de soi, au plus familier de son identité, il n’en représente pas moins la part d’inconnu que l’enquête menée dans Vies minuscules aura pour tâche de lever ou de dissimuler, sous des héritages d’emprunt. » (2008 : 69)

« Lignée déchue ou nom effacé, le narrateur multiplie les symptômes d’une césure dans la mémoire familiale et dans la reproduction des identités. Mais c’est précisément lorsque le sujet affronte cette défaillance intime qu’il est au plus proche des minuscules, comme si l’abolition de soi et la résurrection des êtres abolis étaient l’envers et l’endroit d’un même geste. Pour rejoindre l’anonymat pluriel des minuscules, encore faut-il se dé-nommer soi-même. En raturant le nom du père, en fracturant l’héritage comme répétition du Même, émergent ces noms multiples et mineurs dans la signature de Pierre Michon. » (2008 : 73) « À la fois altérité et aliénation, legs des pères et obligation sociale, le nom serait plutôt le lieu d’une étrangeté à soi, c’est-à-dire d’une non-coïncidence de l’individu à ce dont il hérite et à son apparaître social. En ce sens, le nom dérobe à l’individu sa liberté intime, puisqu’il l’inscrit au croisement du déjà-là de la langue et de la parenté. » (2008 : 74)

« À la manière de son père, qui cherchait à combler dans l’alcool un semblable vide généalogique, le narrateur s’invente un passé, constitue une généalogie supplétive qui offre des analogies et des figures du sujet pour combler la vacance paternelle. Pour ‘‘combler ce vide-là’’ et trouver des ‘‘bouts de ficelle à lier en place de ce chaînon manquant’’ (2008 : VM, p. 78), Pierre Michon convoque des filiations obliques. Le récit part à la recherche de simulacres paternels qui ont charge de remplir et de colmater la fêlure du sujet. » (2008 : 81)

Conclusion du chapitre : « La cellule familiale s’ouvre ainsi, au nom d’une commune défaillance, à la multitude des êtres de peu. C’est à travers cette fraternité de malheur que le narrateur se découvre : les minuscules sont alors autant de doubles grotesques et pathétiques de soi, autant de reflets déformés d’une identité instable, qui se réfléchit au cœur de ce kaléidoscope aux huit reflets. Entre dispersion et rassemblement d’une identité émiettée, le récit de filiation se fait alors jeu de miroirs. » (2008 : 87)

CHAPITRE II - Gérard Macé : Une écriture en miroir

Sur le thème de la boiterie des écrivains dans l’œuvre de Macé : « Mais le déséquilibre du corps ou de la phrase évoque une tare transmise de génération en génération [Note : Voir Jean-Pierre Richard, « Manteaux et tombeaux », in L’État des choses, Paris, Gallimard, 1990.]. Et la boiterie incarne les défaillances de la transmission symbolique et les filiations illégitimes, qui ne cheminent pas en ligne droite mais au gré du hasard. Déséquilibrée et hésitante, la filiation traîne alors le pas sur des voies obliques et selon des lignes torses. De la bâtardise à la boiterie, il n’y a qu’un pas. Et dès que Gérard Macé fait résonner dans ses textes le rythme impair de la boiterie, c’est pour souligner un malaise dans la filiation. » (2008 : 94-95)

« L’obsession du miroir s’enracine ainsi dans un récit de filiation entravé, elle thématise la question de la ressemblance et de la reproduction, qui traverse les représentations du lien généalogique. La filiation est le règne de la ressemblance, et l’enfantement celui des doubles et des reflets. » (2008 : 97)

À travers son analyse de Rimbaud, de Mallarmé, de Corbière, « Gérard Macé montre ainsi que l’on se construit à travers le miroir d’un père ; mais quand ce détour par la figure paternelle se révèle impossible, la dissymétrie de la filiation s’ancre à même le corps – anatomique ou textuel – et se métamorphose en boiterie. » (2008 : 99)

« Car Macé confronte l’univers du mythe et de la parole, dont la tradition continue relie à une origine commémorée, et l’espace silencieux de la littérature, en mal d’origines, sans autre fondement que le geste incertain de l’auteur. Son œuvre rejoue ainsi la naissance de la littérature depuis son socle mythique, et ne cesse de répéter l’émergence d’une écriture, orpheline d’une parole originelle, hors des traditions narratives. Se disent en même temps l’effacement de l’origine, auquel se confronte la littérature, et le désir de rétablir une continuité avec la parole mythique. […] La traversée des langues par laquelle Gérard Macé laisse affleurer quelque chose de son parcours biographique […] reconduit donc également l’histoire de la littérature. Comme si l’écrivain, en rejouant dans ses textes la trajectoire intime d’une famille, redessinait également le mouvement même des Lettres, depuis les mythes transmis de bouche à oreille jusqu’à l’écriture mutique et étranglée de Mallarmé. » (2008 : 106-107)

« L’écriture oblique des origines, qui oscille entre réticence du récit et empêchement du roman, redouble chez Gérard Macé la parole entravée du père : [Citation de Macé]. Gérard Macé délaisse ainsi le récit, mais c’est pour explorer dans la tessiture même du langage les secrets de la filiation, qui se logent entre le mot et la chose, entre la langue et sa traduction, entre l’énigme et son dévoilement. » (2008 : 107-108)

« Le nom propre est un substitut du corps, où s’inscrivent en contrebande les secrets de la filiation : il est porteur d’un drame qu’il révèle et dissimule à la fois. Car le nom incertain auquel ramène la rêverie sur les origines est opaque et tramé d’étrangeté, et c’est pour en réparer le manque et le défaut qu’il s’agit de le traduire sans cesse. » (2008 : 111)

« Depuis Joyce, Proust et Kafka, le roman moderne délaisse en effet les îles utopiques de jadis pour faire de la langue elle-même le lieu d’un exil et d’un isolement, où se manifeste la toute-puissance d’un enfant trouvé qui, à force d’inventions verbales et d’expérimentations formelles, s’y loge comme dans une tour d’ivoire. » (2008 : 112)

« L’apprentissage de la lecture et de l’écriture s’éprouve, en effet, à la manière d’une séparation avec l’univers familial et d’une trahison des figures généalogiques, immergées dans le patois. La conquête sociale qui faisait le terreau des bâtards balzaciens se décline ici comme conquête d’une langue tour à tour étrangère et interdite, où le livre devient un ‘‘royaume terrestre à conquérir [Gérard Macé, « Célébration des retrouvailles », propos recueillis par Marc Blanchet et Olivier Remaud, in Le Matricule des Anges, no 35, juillet 2001.]’’. » (2008 : 112)

L’auteur se positionne en bâtard parti à la conquête des Lettres : « Or, ce portrait de l’artiste en bâtard reproduit dans le mouvement même de la création littéraire l’expérience malheureuse d’un père né hors mariage. Car Gérard Macé fait sien le roman familial de son père, mais pour reconduire les secrets de la filiation dans les textes qu’il compose. […] Car cette main gauche à l’œuvre dans ses textes, cette part de soi qu’il éduque et cultive dans l’apprentissage du chinois, c’est aussi la marque de la blessure et de la honte : être un enfant illégitime, c’est être né, comme dit le dictionnaire, de la main gauche. Le rapport aux langues prolonge et magnifie ainsi une hérédité contrariée. » (2008 : 114)

« Le XIXe siècle qu’affectionne Gérard Macé est orphelin : on n’y voit que des fils sans pères. […] Et cette paternité en crise fait peser sur l’écriture l’ombre de la culpabilité, comme si l’individu devait assumer la responsabilité d’une filiation meurtrie. La fin du XXe siècle relance ce lent effritement de la filiation et accentue la culpabilité qu’elle fait naître. » (2008 : 115) « Le XIXe siècle entamait les élégies du deuil et récitait les aventures du bâtard ou de l’orphelin, tandis que de nos jours la perte et le manque s’écrivent, sous couvert de souvenirs de lecture, comme une fiction du deuil. Car si la littérature a désormais partie liée à la perte, c’est que les écrivains travaillent avec le sentiment d’être des tard-venus, anxieux de formes nouvelles en souffrance. La littérature est comme en deuil d’elle-même et n’en finit plus de se pencher mélancoliquement sur ses traces et ses reliques, qui lui sont autant de fétiches à célébrer jalousement. Mélancolie de la littérature donc, et qui, de citation en emprunt, tâche de maintenir vivante cette mémoire désormais perdue. » (2008 : 115-116)

CHAPITRE III - Pierre Bergounioux : Une parenté malheureuse

Demanze explique que, pour Pierre Bergounioux, l’individu est défini par l’extériorité, par l’autre. (2008 : 118) « Autant dire que l’identité se trame au sein d’une communauté, dans l’échange des regards et la réciprocité de la langue. Le secret intime n’est pas enfoui en soi dans une profondeur individuelle, mais détenu par autrui dans l’antériorité généalogique ou l’extériorité amoureuse du regard. » (2008 : 120)

« La Phénoménologie de l’Esprit synthétise en un geste les genèses plurielles des civilisations et des individus, en représentant le mouvement de l’humanité comme l’essor d’un individu. Et à l’inverse, elle met en scène le développement d’un individu, qui reprend inlassablement les moments du parcours de la conscience humaine. » (2008 : 131)

Pour Pierre Bergounioux, la parenté se vit comme dissension ou conflit. Dans ses récits, il « saisit l’histoire comme un conflit généalogique, où les hommes sont des fils en quête de l’accord d’un père, portés par un mouvement de reconnaissance et de réconciliation qui, de plumes en tatouages, d’oripeaux en complets-vestons, cherchent un impossible assentiment. » (2008 : 132)

« Car l’intériorité a partie liée à l’antériorité. Et la paronomase dit assez que les flexions des générations antérieures conditionnent les temps présents, que les plis de l’ascendance se logent dans les replis du cœur humain. Dans les récits de Pierre Bergounioux, l’individu se constitue par assimilation des expériences passées, appropriation des événements endurés et prolongement des désirs frustrés : le dedans n’est que l’intériorisation des membres de la lignée et de leurs actes fondateurs. Mais du dehors au dedans, se distillent avant tout les défaillances du passé, en sorte que le sujet est moins le double de ses ancêtres que l’ombre portée de leurs échecs. Il est un écho des vieux âges, où se perpétuent les paroles informulées, les secrets tus et les actes inaccomplis. Et les morts de peupler l’intimité d’un héritier mélancolique, qui confond les vivants et les défunts, les temps révolus et les jours présents. » (2008 : 133-134)

La Première Guerre mondiale représente, pour Pierre Bergounioux, un événement qui « introduit une césure dans l’histoire, brise la succession des générations et rompt la continuité généalogique. Dans la boue des tranchées, toute une génération a succombé, et un peuple d’orphelins a vu le jour, sans père contre qui s’arc-bouter. L’antagonisme filial au cœur du mouvement historique s’enraye et la dialectique des consciences est empêchée : seul subsiste le pur mouvement du négatif, une lutte à mort sans terme ni limite. » (2008 : 137)

« Au silence d’un père englué dans la mélancolie, il s’agit alors d’opposer les puissances herméneutiques du récit, susceptibles de renouer un temps éclaté et de recomposer une chronique familiale morcelée. » (2008 : 138)

« Dans le temps recomposé du récit, Pierre Bergounioux rêve d’une réversibilité et d’une réconciliation : le face-à-face s’échange en symétrie et l’antagonisme des consciences s’apaise. Si bien que l’ordre des temporalités s’inverse et l’écriture du même coup semble porter au jour les figures de l’ascendance et leur donner une naissance nouvelle. Le narrateur devient ‘‘père de son père’’ (2008 : Li [La Ligne, Lagrasse, Verdier, 1997], p. 15), de même que la narratrice d’Une femme d’Annie Ernaux donne naissance et reconnaissance à sa mère […]. Le récit de filiation cède au retour du passé et à la revenance, mais dans une construction circulaire où le temps se fait réversible. » (2008 : 144)

DEUXIÈME PARTIE : Malaise dans la transmission

« L’aphorisme de Char qu’emprunte Hannah Arendt [« Notre héritage n’est précédé d’aucun testament. » (2008 : cité à la page précédente)] marque la désorientation d’un individu contemporain, sommé d’assumer un héritage sans en détenir le secret. Car l’individu contemporain est requis de sauver les ruines d’un passé aboli sans le secours d’aucune tradition, qui l’imposerait aux mémoires ou le graverait dans les registres de l’Histoire. » (2008 : 150)

« La tradition, qui jadis comblait la brèche entre passé et futur, harmonisait le présent avec la mémoire et l’imagination, est rompue désormais. Le présent s’offre alors dans sa nudité et devient une sorte de ‘‘petit non-espace-temps au cœur du temps [Référence : Ricœur ou Arendt ?]’’, expérience de l’absence des repères et qui fait de chaque jour le moment critique de la table rase. » (2008 : 153)

Sur Baudelaire : Les Fleurs du Mal « répètent la brisure inaugurale de la modernité et la dépossession de l’expérience traditionnelle, livrant l’individu tout entier au choc du présent et à l’insaisissable épiphanie de la beauté. » (2008 : 156) L’auteur ajoute : « Déshérités suspendus entre deux mondes, confrontés à la disparition de la tradition, les écrivains contemporains cheminent dans le sillon du parcours baudelairien. Si le regard amont caractérise le récit de filiation, c’est moins dans la nostalgie d’un univers désormais défunt qu’avec l’amer sentiment que dire l’origine perdue, ce sera encore redoubler la perte. Car ausculter les traces d’un effritement des chaînes de la tradition, étudier la dislocation du temps long de l’histoire et de la famille, ce n’est possible que depuis un après au goût de cendre, qui ne va pas sans contaminer le temps perdu que l’on tâchait de ressusciter. Au point que le contemporain prend conscience, comme le montre Dominique Rabaté dans ‘‘Mélancolie du roman’’, que le récit qui devait exhumer et ranimer le passé, multiplie au contraire les signes de son absence et les marques de son effacement [Note : Voir Dominique Rabaté, « Mélancolie du roman », in Poétique de la voix, Paris, José Corti, coll. « Les Essais », 1999.]. Le récit de filiation qui rêvait d’être récit de retrouvailles répète alors à l’infini l’événement de la perte. » (2008 : 156)

CHAPITRE I - Pierre Michon : Économies de l’héritage

« L’importance du tombeau dans la littérature contemporaine n’est plus à démontrer : L’Acacia ou Les Géorgiques de Claude Simon peuvent être lus comme l’histoire d’une tombe, La Toussaint de Pierre Bergounioux, toute l’œuvre d’un Jean Rouaud manifestent envers le tombeau une attention exemplaire. Dans la littérature contemporaine, les morts semblent en peine, mais en peine d’une écriture qui se saisit de leurs dépouilles et les incarnent dans des figures de mots. C’est dire que l’écrivain contemporain se sent requis par la nécessité d’écrire pour les morts [Note : On pensera aussi tout particulièrement à l’œuvre de Pierre Bergounioux, dont il répète dans les entretiens qu’il donne qu’elle est adressée aux morts. « C’est surtout pour les morts que j’aurais aimé écrire. » Le Matricule des anges, no 15, juin-juillet 1996, p. 20, passim]. En d’autres termes, l’héritage s’éprouve à la manière d’une dette. Perpétuant la mémoire des morts, prolongeant et achevant leurs existences, l’écriture est alors une écriture adressée, qui s’articule à une problématique du don et de la dédicace. » (2008 : 164-165)

« Dans ce système analogique où les désirs et les manques se répondent, il [Pierre Michon] échafaude un protocole du détour pour saisir une inaccessible figure paternelle. Car le narrateur travaille à dire cette figure de désastre à travers le prisme des minuscules, et comble cette lacune biographique avec les parentés que réinvente le livre. Les minuscules sont autant d’intercesseurs ou de médiations pour restituer la biographie occultée du père […]. » (2008 : 175)

« Objets brisés, jouets dépareillés ou mots de passe que le temps a déformés, la liste est longue de ces emblèmes infimes d’une transmission enrayée […]. Entre la boîte à chaussures des Champs d’honneur, où s’accumulent pêle-mêle photos, cartes postales et médaillons, et la boîte en fer blanc de L’Herbe, le récit de filiation multiplie les petits objets de la mémoire, qui consignent les menus instants du passé. À défaut de restituer le récit du passé, ces inestimables objets de la transmission, pour reprendre le titre de Pierre Legendre, n’ont en effet pas de prix : dérisoires ou minuscules, effacés ou ternis, ces objets constituent bien plutôt une passation de la perte, ou la transmission d’une parole impossible. C’est dans l’écart entre la ténuité du legs et les puissances fantasmatiques qu’il éveille que s’insinue le récit de filiation, suscitant la rêverie à partir des vestiges d’une perte. » (2008 : 179)

« Le motif de la fausse monnaie chez Pierre Michon dit les apories contemporaines d’une écriture, condamnée aux contrefaçons de la conscience et aux simulacres de la mémoire. Car l’écrivain contemporain est contraint de déporter son écriture aux frontières de l’autobiographie, en intégrant les marges fictives et mensongères de la personnalité, et le clair-obscur d’une mémoire défaillante. » (2008 : 183)

Sur le souvenir en tant que restitution du passé : « L’inquiétante confusion entre mémoire et imagination, entre souvenir et fiction a jeté, on le sait, son ombre sur la fin d’un siècle, qui a délaissé l’extase proustienne d’un passé restitué pour se confronter aux fictions d’un sujet qui reconstruit ou romance un passé perdu. » (2008 : 188)

Extrait de la conclusion : « Le récit de filiation dessine en effet des parcours à travers l’histoire de la littérature dans un incessant va-et-vient, où l’emportent les stations orphelines : Gérard Macé recompose le roman familial empêché de son père à partir des bribes de ceux de Nerval, Baudelaire ou Rimbaud ; Pierre Bergounioux approfondit le conflit qui le dresse contre son père à travers l’œuvre de Flaubert. Sauf que passant d’une histoire familiale à une filiation littéraire, Pierre Michon tente d’apaiser les désirs déçus de son ascendance par la ‘‘joaillerie verbale’’ (2008 : VM [Vies minuscules, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1996 [1984].], p. 34) d’une langue sertie de citations, construite comme le vitrail d’une cathédrale. La littérature se fait le lieu de réalisation de ceux qui ont été tenus éloignés de la Belle Langue. » (2008 : 193)

CHAPITRE II - Pierre Bergounioux : L’inconnu familier

« Le narrateur [dans les œuvres de Bergounioux] se trouve alors devant le monde comme devant une ‘‘éternelle énigme [Pierre Bergounioux, L’Arbre sur la rivière, Paris, Gallimard, 1988, p. 57.]’’, parce que le chiffre du secret s’est égaré dans les labyrinthes de la transmission. Il s’affronte à la déconstruction des règles de transmission intergénérationnelle, qu’ont renversées la démocratisation, l’intensification de l’individualisme et la modernité. » (2008 : 196) L’auteur ajoute que ce malaise entourant la transmission des savoirs ancestraux préoccupe également d’autres auteurs contemporains, comme François Bon et Annie Ernaux. L’auteur explique que, pour Pierre Bergounioux, « lorsque l’enfant vient au monde […], il lui faut s’acclimater aux arcanes de l’antériorité : une histoire et des langues, des cultures mystérieuses et des codes inconnus qui viennent des heures anciennes et que l’enfant doit apprendre et déchiffrer peu à peu. Le temps intime est en discordance avec le temps historique, au point que le narrateur ne cesse d’éprouver un retard réflexif. […] Tout se passe comme si le sens et les noms arrivaient avec retard […]. » (2008 : 198-199)

L’auteur écrit que les récits de Bergounioux « obéissent à trois stratégies du détour ». (2008 : 202) Détour géographique : pour voir clair, il faut s’arracher aux déterminismes sociologiques de son milieu d’origine. Détour biographique : pour parvenir à soi, l’auteur interroge ses ascendants. Détour temporel : puisque le passé reflue dans le présent, il est nécessaire de démêler les temps. Les récits de Pierre Bergounioux « tâchent de rendre aux morts non pas le souvenir brut de leur existence, mais un récit qui organise les événements et qui mette en relief les points névralgiques d’une vie. Telle est la vocation des récits de filiation, qui tâchent de dire la biographie impossible de ceux qui n’ont pas d’histoire. […] Il s’agit de saisir les événements épars et incompréhensibles du passé, pour les rendre à leur intelligibilité, et faire cesser, selon la belle expression de Roland Barthes, ‘‘le chaos furieux des vies passées [Roland Barthes, « Michelet, l’Histoire et la Mort » (2008 : 1951), in Œuvres complètes, Tome I, Paris, Seuil, 1993, p. 101.]’’. » (2008 : 205)

« Le Premier mot dresse ainsi l’inventaire de ces désirs inaccomplis de l’ascendance, et que l’héritier doit porter plus avant : le rêve d’une grand-mère de voir son fils devenir professeur et maîtriser la langue, trouve son accomplissement dans la vie du narrateur et les mots de ses récits. La transmission familiale se fait alors passation d’une tâche, transfert d’une mission. » (2008 : 207) L’auteur ajoute qu’il en va de même dans l’œuvre de François Bon. Chez Bergounioux : « De l’enfance ignorante à l’adulte désenchanté, le familier et l’étranger s’inversent. Car, plongé dans le monde adulte dont les codes et les noms lui étaient énigmatiques, l’enfant était cependant de plain pied avec la réalité sensible du monde. À l’âge adulte, les mystères sont sur le point d’être percés, les secrets vont être levés, tandis que le monde sensible s’effrite, sous le regard critique de la conscience. Le monde symbolique, qui demeurait énigmatique à l’enfant, devient familier, tandis que l’univers familier de la perception s’opacifie et livre l’adulte à l’exil. » (2008 : 215)

« Ce séjour [que fait le narrateur de La Maison rose dans la maison familiale] qu’il pensait être le premier et qu’il vivait dans l’éclat de la nouveauté, n’est qu’une répétition : cet épisode inaugural offre la clef de tout le récit, sinon de l’ensemble de l’œuvre de Pierre Bergounioux, puisqu’on y découvre que les hommes ne cessent de répéter un passé dont ils n’ont pas conscience et qui s’impose d’autant plus à l’esprit qu’il est caché ou crypté. » (2008 : 219) L’auteur explique en effet que le grand-oncle, l’oncle et le narrateur revivent la même expérience amoureuse. « Mais ces reprises [onomastiques] privilégient les liens obliques, car l’on répète moins le père que l’oncle, le grand-père ou le grand-oncle, comme si la verticalité d’une filiation directe et patrilinéaire s’estompait au profit de similitudes indirectes et d’analogies discrètes. Les récits de Pierre Bergounioux disent en effet une transmission enrayée par les désastres historiques, entravée par les bouleversements chronologiques, empêchée par le mutisme mélancolique du père, mais elle s’incarne néanmoins dans des figures de substitution. » (2008 : 222-223) Demanze ne le souligne pas, mais cette stratégie de Bergounioux est proche de celle employée par Michon dans Vies minuscules.

« La filiation emprunte avec prédilection l’imaginaire du chemin et de la marche. Car devenir un héritier, c’est avancer par où d’autres sont passés, c’est suivre les sillons que des ancêtres ont frayés et mettre ses pas dans ceux d’un autre. » (2008 : 224)

Demanze explique que ce n’est qu’au moment où la famille vacille que le narrateur de La Maison rose parvient à accomplir sa quête amoureuse et sa quête des secrets de la filiation. « Comme si la fin d’un temps permettait seul de savoir ce qui fut, et que l’on ne pouvait tenir registre de la maison rose qu’au moment de sa perte. » (2008 : 229) Tout se passe « comme si l’accession à l’individualité ne se faisait qu’aux dépens des figures généalogiques. Récit de soi et disparition des communautés familiales vont de pair. Car l’émergence de l’individu moderne disloque les communautés traditionnelles et met en question les règles de transmission, au point que genèse de l’individu et émiettement communautaire sont l’envers et l’endroit d’un même mouvement de différenciation sociologique […]. L’écriture ausculte les failles de la transmission et les déroutes familiales. Un récent numéro de la Revue des Sciences humaines et sociales s’intitulait ‘‘Mélancolie sociale’’, et c’est à cette mélancolie-là que puisent les récits de filiation. » (2008 : 229)

« [L]a tentative de résurrection, qui obsède le récit de filiation, redouble la perte : ‘‘Toute résurrection, notait Alain Corbin, ne peut être que prélude à un effacement ultime. [Alain Corbin, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Sur les traces d’un inconnu, Paris, Flammarion, 2002, p. 23].’’ » (2008 : 230)

« Le récit de filiation ne cesse de reconduire la faille temporelle qu’il tentait de colmater. C’est en effet un récit qui tente d’exhumer ce qui fut, mais procède à l’inventaire de ce qui n’est plus : le récit de filiation reconduit sans cesse la brisure du temps, oscillant sans fin entre retour du perdu et réeffectuation de la perte. » (2008 : 232)

CHAPITRE III - L’archive photographique : le symptôme et le fantôme

« Et quand le récit de filiation s’approprie l’album familial, quand elle [il : sic ?] s’enroule autour du musée personnel qu’est l’album photographique, c’est moins pour reconstruire l’intégrité d’une existence, que pour pointer ses failles et ses lacunes, dans un récit fabuleux, où une parole investigatrice pétrie de doutes autant que d’imaginaire viendrait compenser le silence photographique. » (2008 : 243)

Conclusion sur la photographie et sa place dans la culture familiale depuis le XIXe siècle : « Rompant progressivement avec le paradigme biologique et naturel, elle [la photographie] ouvre une temporalité de la survivance, un temps des fantômes anachroniques qui persistent et hantent la mémoire, un temps où l’impensé et l’insu font retour pour inquiéter le présent et désorienter notre perception de l’histoire. » (2008 : 248)

« Le miroir photographique est un miroir anachronique, où l’on construit son unicité à partir de la diversité des figures ancestrales. L’archive photographique constitue l’identité de l’individu, mais une identité différentielle et hétérogène qui se forge dans le détour, à travers ‘‘la différence mystérieuse des êtres issus d’une même famille [Roland Barthes, La Chambre claire, op. cit., p. 1181]’’. C’est un être démultiplié qui se projette et s’essaye aux vies antérieures que lui offre l’album de famille. » (2008 : 252)

« Tout se passe comme si avec l’apparition de la photo, le grand récit de la modernité se brisait devant une temporalité éclatée et circulaire, celle des survivances et de l’image-fantôme, où le passé qui fait retour déconstruit l’axiologie linéaire de la modernité. » (2008 : 256)

« Sans garantie externe qui déterminerait et hiérarchiserait les valeurs esthétiques, l’écrivain entre dans un univers démocratique, où chacun tente de s’accaparer une légitimité précaire auprès d’un Père évanescent […], mais où personne n’y parvient. À défaut d’être élu ou choisi, à défaut de s’inscrire dans une lignée littéraire, l’écrivain œuvre désormais dans l’espace de délégitimation ouvert par la photographie. » (2008 : 257)

« Ainsi, la photographie, technique de reproduction, qui signe selon Walter Benjamin la fin de l’aura, est également l’icône moderne d’une époque où les discours de légitimation ont failli. […] L’épreuve de la chambre noire photographique dévoile le mystère d’une genèse où, dans la dialectique intime du créateur, s’entrelacent filiation littéraire et filiation biologique. Mais il aura fallu que l’écriture vienne développer l’archive photographique, pour faire apparaître cette scène fantasmatique où la genèse de l’œuvre, la généalogie de l’écrivain et la naissance d’une image se fondent, dans les sels d’argent de l’imaginaire. » (2008 : 259)

Extrait de la conclusion : « C’est dire qu’à l’enquête de filiation qui tente de porter au jour les secrets dérobés de la naissance se mêle le désir de mémoire, qui enregistre et compile, archive et accumule les moments d’une histoire singulière et collective. Aussi la photo est selon la formule de Denis Roche un boîtier de mélancolie qui semble recueillir les restes d’un désastre qu’elle rejoue cependant, et réunir dans sa chambre noire les morceaux émiettés d’une genèse impossible. Mais par son enracinement dans les troubles de la mimesis, la photo reste ancrée comme l’a montré Gérard Macé dans un imaginaire du miroir et de la filiation. L’on comprend mieux donc pour quelle raison Gérard Macé, fasciné par les miroirs et les reflets, et par les inquiétantes dissymétries qu’ils font surgir, a choisi la photographie pour accompagner son œuvre : car la production d’images et de doubles n’est pas sans faire songer à la reproduction familiale et généalogique. » (2008 : 259-260)

PARTIE III - Mélancolie de la modernité

Introduction : « Quelque chose d’un deuil taraude la littérature contemporaine. Perte des ascendants, mutisme des traditions et mémoire lacunaire hantent le récit de filiation. Mais ces récits ne disent pas le désir de retourner en un temps révolu. Car la perte est sans recours, et les délices de la nostalgie sont révolus. Non pas nostalgie, puisque les chemins du retour sont désormais interdits, mais mélancolie. Laquelle a partie liée à un deuil insurmontable. Dans ces récits en mal de filiation, le deuil peine à se dire, et les pertes se livrent par le détour d’une écriture ressassante. Des héritiers esseulés ont reçu en partage un deuil qui n’est pas le leur, mais celui de leurs parents : grand-père mort à la guerre, mari disparu ou père inconnu. […] Entre remords et culpabilité, les écrivains contemporains ressassent un deuil, qu’ils n’ont pas vécu, mais dont la blessure reste vive. Car le récit de filiation a fait siens ces lendemains d’une histoire, placée sous le signe de la perte et des saisons révolues. » (2008 : 263)

« La mélancolie ne serait donc pas le deuil impossible de tel épisode lumineux du passé, mais la perte irrémédiable du temps fantasmé qui précède l’histoire, de l’éternité préservée de l’origine. Laquelle a souvent la saveur de l’enfance dans le récit de filiation. La mélancolie serait alors une maladie historique, dans la mesure où elle s’incarne avec force dans la modernité où l’historicité de l’homme devient chaque jour plus manifeste. » (2008 : 263-264)

« Tandis que dans l’univers traditionnel la chose à transmettre est inséparable de l’acte de la transmission, les deux faces de la tradition se disjoignent l’une de l’autre lorsque l’on entre dans le monde moderne […]. » (2008 : 265) (2008 : Demanze emprunte cette idée à Giorgio Agamben.)

« La rupture de la tradition ne libère donc pas du poids du passé, mais y enfonce le présent encore plus profondément : tandis que dans un univers traditionnel, la transmission permet à l’homme de s’aventurer dans le futur, avec les modèles du passé comme repères, dans le monde moderne au contraire, le passé ne peut plus être pris en charge pour éclairer les temps présents, mais se fait chaque jour plus présent. » (2008 : 265)

« Car alors le passé devient la dimension essentielle d’un individu sans recours, confronté à une antériorité qui le dépossède, fasciné par une origine qu’il désespère d’atteindre. […] L’écrivain contemporain est semblable aux enfants de Saturne, dévorés par un passé aliénant, qui les prive de tout pouvoir et les condamne à la passivité. » (2008 : 266-267)

« Le mélancolique garde en soi vivant celui qui a disparu. Et les manies et les préférences de l’ascendance continuent de l’obséder à son corps défendant. Le récit de filiation oscille alors entre une genèse de soi entravée et la difficile survie d’autrui en soi, entre l’identification et la distance. S’approprier ou dévorer l’autre perdu, se faire tombeau d’une ascendance, c’est risquer de perdre l’éclat singulier des êtres défunts. Il y faut un écart ou une césure. Car si le deuil est une assimilation, la mélancolie, quant à elle, maintient une césure et laisse vibrante l’énigme d’autrui. » (2008 : 270)

« Si l’écrivain contemporain a trempé sa plume dans l’encrier de la mélancolie, c’est qu’il se sent contraint à ressasser l’événement d’une cassure, qui le confronte à l’incomparable plénitude des œuvres du passé. Mais cette confrontation est à placer sous le signe d’une lacune : entre interdit esthétique et éloignement, les formes du passé pèsent d’autant plus qu’elles brillent des lueurs de la nostalgie. » (2008 : 271)

CHAPITRE I - Pierre Michon : Michon le fils

« Pierre Michon brosse ainsi un portrait de l’écrivain en mélancolique, dans lequel les emblèmes de la stérilité ont remplacé les figures du génie ou de la création artistique. Le fard du Pierrot, sous lequel le narrateur de Vies minuscules s’avance masqué, inscrit par figure interposée la situation contemporaine de l’écrivain, hébété par le déjà-là de la littérature et des traditions narratives, condamné à la secondarité et à la stupeur. » (2008 : 277)

Demanze insiste sur le fait que, chez Michon, c’est la parole féminine qui transmet « la geste familiale ». (2008 : 280) Toutefois, les mères empêchent le rapport à la littérature. « Pour suppléer ce manque et combler ce vide, le narrateur [de Vies minuscules] part alors en quête de figures paternelles substitutives. Mais cette fois, il les choisira au sein même de l’espace symbolique de la langue et de la littérature. Occasion est donnée à Pierre Michon de trouver dans la littérature des figures qui tiendront lieu de père substitutif, afin de contrebalancer le désir de la Mère qui fonde la parole littéraire : les auteurs de la bibliothèque universelle offrent en ce sens au narrateur la contrepartie masculine de cette prédominance de la mère dans la langue. » (2008 : 283)

« L’écriture de l’empêchement de Pierre Michon oscille ainsi entre l’héritage du manque – la lacune transmise de père en fils – et l’obstacle de l’héritage – les médiations culturelles qui font écran au souvenir –. La mémoire du narrateur hésite alors entre restitution du souvenir et référence culturelle, ce dont il n’est pas dupe, puisqu’il interrompt la narration pour souligner la référence ou introduire un commentaire critique qui mine l’adhésion du lecteur. » (2008 : 285) « Lorsque le récit des ancêtres se change en silence, le regard amont se porte plus loin et trouve à s’ancrer paradoxalement dans un XIXe siècle, où a pris fin la cohésion organique des communautés familiales. En effet, quand Pierre Michon, Pierre Bergounioux ou Gérard Macé tentent de reconstruire à partir de lambeaux épars l’histoire d’une ascendance, leur investigation, qui bute sur un silence ou un empêchement narratif, se porte au siècle de Rimbaud, Baudelaire et Flaubert. » (2008 : 292) Demanze écrit que ces auteurs auxquels les écrivains contemporains se sont tous affrontés à la question familiale. « Comme si un événement traumatique avait eu lieu, qui ne cesse de hanter l’écrivain contemporain : le récit de filiation contemporain ouvre ainsi un espace d’enquête, de confrontation où la littérature rejoue et réinterroge les romans familiaux du siècle passé. » (2008 : 292-293)

« Ainsi prend naissance une poétique de l’empêchement, où l’écriture énonce ce qui l’entrave et représente ce qui fait obstacle. C’est mettre en scène le drame de la passivité. Pierre Bergounioux a très bien souligné que ce conflit du narrateur avec les œuvres du passé constitue le paradigme du champ contemporain, où les grandes figures du passé sont aussi aliénantes qu’incitatrices […]. » (2008 : 293)

« Chez Pierre Michon, le regard amont est constitutif d’un questionnement de l’héritage, d’une ressaisie de la totalité de la question de la littérature : se trame ainsi une littérature orpheline, où l’artiste est condamné au rôle de fils, sans pouvoir oser l’imposture de destituer les pères. » (2008 : 295)

« Par un renversement non dénué d’ironie, Pierre Michon montre que l’artiste n’échappe plus désormais à la passivité, et que c’est précisément cette épreuve de l’empêchement et de l’hébétude qui nourrit l’écriture contemporaine. Écrire, c’est alors la conscience et la représentation de cette impuissance qui frappe le contemporain. » (2008 : 298)

« Et le narrateur [des Vies minuscules] d’empoigner la Littérature par son en deçà, en amont de la culture et du savoir, à force de se délester de la bibliothèque. Pierre Bergounioux, Gérard Macé ou Annie Ernaux ne disent rien d’autre, dans des textes qui font la part de l’illettrisme, du patois ou de la parole simple […]. » (2008 : 305)

« Et ce témoin fascine, comme l’a dit Sylviane Coyault [Note : Sylviane Coyault, La Province en héritage, Pierre Michon, Pierre Bergounioux, Richard Millet, Genève, Droz, 2002.], non seulement parce qu’il collecte des héritages sans mémoire, mais parce qu’il survit au basculement du monde rural, et qu’il est une figure crépusculaire du temps perdu. Le récit de filiation témoigne en effet d’un temps perdu de la mémoire et dit sans nostalgie la disparition d’un monde. Gérard Macé ausculte la disparition des conteurs et les récits de Pierre Bergounioux relancent sans cesse la perte d’une province […]. » (2008 : 306) « Lorsque la bibliothèque pèse sur l’écrivain comme un père sur les épaules endeuillées de son fils, se déploie un imaginaire de la secondarité et du tard-venu. Car le récit de filiation prend acte d’un affolement des médiations qui tournent et s’échangent sans fin, et s’affronte ainsi à une mélancolie de la littérature. » (2008 : 308)

CHAPITRE II - Gérard Macé : De Pierrot à Prospero

« Sauf que le colporteur figure malgré tout les apories de l’écrivain contemporain, puisqu’il porte sur son dos la somme des récits émiettés et un bric-à-brac de savoirs dépareillés. Semblable en cela à Gérard Macé lui-même qui inventorie les légendes, à mi-chemin de Perrault et des mythes recueillis par les ethnologues, et qui dresse l’inventaire des savoirs, de la psychanalyse à l’anthropologie. » (2008 : 320) Demanze cite ensuite un passage des Vies antérieures, où il est question d’un homme qui se recueille sur le cercueil de son père, et ajoute : « Le fils endeuillé et le colporteur se superposent ainsi comme en palimpseste, ce qui est une manière de dire l’entrelacement de la mémoire familiale et de la mémoire littéraire, dans la même ombre mélancolique. L’histoire familiale et les récits de la littérature pèsent de tout leur poids sur le corps d’un individu, qui en est le réceptacle malheureux. Et l’écrivain, en recueillant la mémoire dispersée d’une littérature révolue, cherche à s’acquitter d’une inexpiable dette familiale. » (2008 : 321)

« Dominique Rabaté a montré, dans son article ‘‘Mélancolie du roman’’, que le contemporain était à la fois fasciné par le roman, et cependant dépossédé de cette forme dont il éprouve la perte et comme le deuil. Le roman fait désormais figure de ‘‘forme presque magique, un art quasiment perdu, nimbé des qualités de l’objet idéalisé [Dominique Rabaté, « Mélancolie du roman », in Poétique de la voix, Paris, José Corti, coll. « Les Essais », 1999, p. 272.].’’ L’œuvre de Gérard Macé s’écrit depuis cette mélancolie-là, dans l’ombre du texte proustien, cependant si elle semble avoir renoncé aux fastes illusoires du roman, elle n’a pas délaissé les délices du romanesque, c’est-à-dire l’investissement fictionnel d’un détail érudit, qui se nimbe aussitôt d’un halo fantasmatique. » (2008 : 327-328)

CHAPITRE III - Pierre Bergounioux : Mécanique des fluides

Demanze explique que l’étymologie est liée à une recherche sur le passé : « Il faut décrypter sous l’usure des noms leur signification première, chercher la source et établir son influence […]. » (2008 : 338)

« Pour dire la mélancolie, Pierre Bergounioux emploie ainsi des savoirs profondément mélancoliques, que le temps a ruinés, libérant cependant toute une rêverie matérielle. Manière de dire des vestiges avec des ruines de pensées, dans un discours où la mélancolie du temps perdu se mêle à une mélancolie des savoirs. » (2008 : 340)

« Symbole de la transmission et du passage, l’eau noire et l’humeur mélancolique relient le pays et l’homme, nouent une profonde intimité entre géographie et généalogie. Mais cette transmission est à placer sous le signe du négatif, non pas poussée germinale d’une terre nourricière, mais ferment de décomposition, de deuil et de chagrin. Le sol et les territoires ont cessé de fonder ou d’enraciner les identités, ils entament ou enlisent au contraire l’individu. » (2008 : 341)

« La lignée paternelle est à la fois objet et sujet de la mélancolie. De ce côté-ci, elle subit l’influence funeste de l’atrabile, génération après génération, répétant les mêmes symptômes. De l’autre, elle prolonge activement le flux sombre. La lignée se fait alors continuation fluidique de l’eau noire, elle est sang corrompu qui se propage à travers la descendance, comme si l’intériorisation du flux obscur et la perpétuation du sang étaient l’envers et l’endroit d’une mécanique généralisée des fluides. » (2008 : 343)

« Origine du chagrin, puissance mortifère, le sang paternel est le produit d’une ténébreuse alchimie, qui transforme en liqueur et en poison les expériences malheureuses des générations passées. Quand le sang devient bile noire, la mélancolie devient un mal héréditaire, une malédiction indissociable de la lignée, et l’hérédité inversement n’est plus que la transmission d’une négativité existentielle. » (2008 : 344)

« L’hérédité, que ce soit sur son versant religieux ou sur son versant séculier (2008 : Zola, Pierre Bergounioux), se déploie de préférence selon un imaginaire du défaut ou de la tare, comme si la transmission ne fonctionnait jamais mieux qu’en relayant des ratés et des fêlures. » (2008 : 344-345)

« Dans le récit de filiation, l’investigation généalogique emprunte souvent aux enfouissements du géologue. Car confronté au temps long des permanences, aux rémanences archaïques, le récit bien souvent ne trouve pas de butée à son anamnèse fantasmatique. » (2008 : 349)

Demanze relève chez Bergounioux l’analogie entre le réseau ferroviaire et l’arbre généalogique, ainsi que l’intérêt de l’auteur pour les trains : « Le geste du narrateur, qui rassemble ces débris de métal, redouble une écriture, qui collecte les témoignages fragmentaires pour réorganiser une histoire familiale lacunaire. La sculpture de métal revêt la même fonction que l’écriture : réparer ce qui a été défait et ramener à la vie ce qu’a détruit la pulsion de mort qui gouverne la lignée paternelle [Note : Voir Pierre Bergounioux, La Casse, Montpellier, Fata Morgana, 1994, p. 42 et pp. 49-50.]. Et quand le narrateur fouille les casses pour y chercher de vieux morceaux de fer, il lui semble profaner des sépultures, comme si déambuler dans le cimetière familial pour y exhumer des vies obscures et déterrer la ferraille cassée avaient partie liée. Les casses sont à la machine généalogique, ce que les cimetières sont aux membres de la famille. » (2008 : 355)

Extrait de la conclusion : « En s’enfonçant dans l’épaisseur des couches empilées de sédiments, des strates géologiques et des sols, Pierre Bergounioux élabore un imaginaire matériel de la transmission. C’est à travers un même imaginaire des fluides qu’il pense la relation des hommes à leur milieu, des enfants à leurs ancêtres, de l’expérience à l’écriture. Mais c’est alors un fluide mortifère qui prend la couleur noire du poison et de la mélancolie, vecteur d’entropie et de malaise phénoménologique. […] Enfin, grâce à cet imaginaire des fluides, Pierre Bergounioux s’inscrit dans une plus ample circulation, tant géographique qu’historique, qu’il intériorise dans son for intérieur, car l’intériorité chez Pierre Bergounioux est le produit d’une antériorité – pressions géographiques, pulsions généalogiques, dépressions historiques –. » (2008 : 362-363)

CONCLUSION

« Mais si les fantômes font retour de manière intempestive dans les livres de Pierre Bergounioux, Gérard Macé et Pierre Michon, c’est alors pour désorienter le récit de l’histoire, et faire entendre sous la clameur des événements le murmure inquiétant des êtres minuscules. Le récit de filiation se constitue en effet à partir du rebut et du déchet, du dédaigné et du minuscule, déployant les ressources de l’imaginaire à partir du reste que rejette et produit à la fois le récit moderne. » (2008 : 365)

« Mêlant apparitions évanescentes et archive photographique, mythes oubliés ou figures déshéritées, le récit de filiation fait bilan d’un imaginaire du spectre. Car le récit de filiation se constitue comme stèle dédiée à l’ascendance, mais ce faisant s’ouvre aux discours qui lézardent la téléologie de la modernité. » (2008 : 365)

« À travers la revenance des spectres, le récit de filiation met au jour la répétition qui organise les vies individuelles et sous-tend l’écriture du récit. Mais c’est alors pour déjouer une autre répétition. Car, comme l’a montré Jean-François Lyotard, la modernité dans son vœu de table rase répète malgré elle un passé qu’elle refuse – ou refoule. […] Comme le souligne Freud, dans ‘‘Remémoration, répétition et perlaboration [Sigmund Freud, « Remémoration, répétition, perlaboration » (2008 : 1914), trad. A. Berman, in La Technique psychanalytique, Paris, PUF, 1970.]’’, lorsqu’un événement est écarté dans les marges du psychisme, l’individu est contraint de répéter ce qu’il ne peut se remémorer. L’anamnèse menée au cours du récit de filiation poursuit pour sa part une autre répétition, qui libère des redites du passé pour faire surgir ce qui se dérobait à la conscience. […] Ramener à la conscience un passé occulté pour n’en plus subir le joug inconscient, accomplir dans un récit les inachèvements du passé pour rendre aux temps antérieurs leur différence essentielle et faire briller le présent de son éclat singulier, voilà à quoi se voue le récit de filiation. » (2008 : 366)

Demanze écrit que le temps du récit de filiation « est un temps anachronique par lequel se défait la linéarité chronologique. » (2008 : 367) Il ajoute que si un versant de la modernité a voulu reléguer au passé les fantômes, un autre versant correspond à une « modernité mélancolique qui a fait droit à une expérience de la revenance et à une éthique du deuil. » (2008 : 367) Il poursuit : « L’écriture contemporaine prolonge cette expérience de la revenance et des virtualités inaccomplies, elle assume le retour d’un passé refoulé et transcrit l’expérience d’un futur antérieur. Car le fantôme qui hante le récit de filiation n’est pas à placer sous le seul signe du retour du passé, puisqu’il est également le lieu où se projettent des hypothétiques versions de soi et des variations imaginaires. » (2008 : 367)

« Toutefois, la spectralité affecte le récit de filiation d’un irrévocable coefficient de perte. Car c’est avec le vertige de l’échec que pactise l’écrivain contemporain, lorsqu’il s’emploie à redonner vie aux figures généalogiques : le fantôme qui surgit au détour du récit ou au tréfonds de l’intime ne manifeste pas le retour d’une présence enfin saisissable, mais insinue l’expérience de l’irrémédiable ou de l’immémorial. » (2008 : 368)

« Plus que dans une analyse des faits, c’est dans une évocation des effets, une restitution des répercussions et un entrelacement de temporalités que s’engage le récit de filiation, insinuant le soupçon au cœur même du discours historique. Car il s’agit d’investir les lieux d’impensé du discours historique, ces marges indécises que l’histoire jusqu’à une date récente tenait à distance. Anonymes, marginaux ou oubliés : le récit de filiation inspecte l’envers de l’histoire, en donnant figure à ces vies ténues qui doublent silencieusement les événements bruyants et les vies illustres. » (2008 : 369)

« Le récit de filiation s’inscrit au lieu même où défaille le récit historique. Car l’office de mémoire à quoi se vouait autrefois le récit historique est nécessairement lacunaire, puisque ce qui s’enfuit dépasse sans commune mesure ce que les archives peuvent recueillir. Les récits contemporains s’enracinent ainsi dans ce nimbe d’oubli que le récit historique produit, comme un reste inadmissible, comme le cadavre encrypté d’un impossible deuil. » (2008 : 370)

« Or l’inquiétude historique dont témoigne le récit de filiation le déporte vers un impossible amont, temps mythique en deçà de l’histoire, et de l’entropie qu’elle engendre. Sauf que le récit de filiation répète l’irruption de l’histoire et le basculement de civilisation qu’elle engage, comme s’il s’agissait moins de rêver avec nostalgie à un avant, que de reproduire l’épreuve d’une perte. » (2008 : 370)

« Sous prétexte d’archéologie, le récit de filiation tend dès lors moins à recomposer les ruines d’un passé fracturé qu’à prendre la mesure d’une brisure. Non pas résurrection d’un passé aboli à partir de ses traces, mais figuration de l’absence même qui redouble la perte et transforme la mélancolie en deuil. Car le retour en arrière s’avère dès lors le début marqué par une foncière impossibilité, comme si le passé basculait dans les incertitudes de la fiction à mesure que ces narrateurs tentent de le faire surgir à nouveau. Le récit de filiation conjure les illusions du retour et les plaintes de la nostalgie. » (2008 : 371-372)

« Les ‘‘heures anciennes’’ qu’interroge le récit de filiation dessinent dès lors moins le mirage d’un retour que les chemins de traverse d’un détour. Car l’identité de l’individu, incertaine et défaillante, se saisit au miroir des figures révolues de l’ascendance, selon un mouvement herméneutique, par lequel le sujet se creuse un sillon identitaire, en donnant consistance aux fantômes de l’ascendance. Si bien que le sujet contemporain se livre à un triple détour : un détour généalogique, un détour fictionnel et un détour intertextuel. » (2008 : 372)

« Hanté au plus profond de soi par la présence de l’altérité, l’écrivain prend dès lors conscience qu’il ne se connaît qu’au détour de l’autre. Mais dans ce jeu de miroirs où il s’appréhende à travers l’épreuve d’une filiation, se maintient l’irréductible distance d’un chiasme identitaire. Si l’écrivain contemporain s’approprie les lignes de vie de son ascendance, pour en faire les reflets morcelés d’une identité dispersée, il n’en demeure pas moins qu’il se saisit comme autre. L’altérité, en effet, ‘‘ne s’ajoute pas du dehors à l’ipséité’’, comme l’écrit Paul Ricœur, mais appartient ‘‘à la teneur de sens et à la constitution ontologique de l’ipséité [Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 367]’’. » (2008 : 372)

Demanze souligne la fictionalité de toute écriture de soi : « Par défaut – compenser les lacunes à force de fictions herméneutiques – ou par excès – déborder les empêchements de la connaissance de soi par une écriture retrempée au mythe –, la fiction participe au plus intime du récit de filiation. » (2008 : 373)

« De bruissements familiaux en récits colportés, le récit de filiation travaille à partir d’une matière narrative qu’il infléchit ou reconfigure. Affronté à des récits mutilés, des silences inexpugnables ou des expériences informulables, le récit de filiation se déporte amont pour dire indirectement une transmission enrayée. Flaubert ou Rimbaud, Nerval ou Faulkner sont autant d’auteurs que l’écrivain contemporain investit pour dire en miroir sa situation singulière. Le récit de filiation choisit ainsi les moments charnières des civilisations pour dire quelque chose de la rupture subie. Si le récit de filiation se saisit du roman familial freudien, c’est alors pour constituer le roman familial de la littérature, et faire des auteurs du passé les nouvelles figures légendaires qui remplacent dans la genèse mythique de soi les bâtards et les enfants trouvés d’autrefois. » (2008 : 373-374)

« Récapituler ou condenser aux dimensions d’un parcours intime le trajet d’une histoire plus ample, telle est sans doute l’inquiétude qui mène le récit de filiation. Car à force d’intérioriser les figures péries de l’ascendance, de répéter les épisodes d’une fracture généalogique, l’écrivain semble résumer dans son histoire individuelle les étapes d’une geste familiale. »

Demanze explique que, puisque la mémoire collective est désormais brisée, c’est au sujet individuel de « se faire le douloureux dépositaire d’une mémoire en miettes ». (2008 : 374)

Conclusion de l’ouvrage : « C’est dire que le récit de filiation symptomatise une profonde mélancolie de la littérature, incertaine de ses pouvoirs, inquiète de ses reculs. Car les œuvres étudiées, récits de mémoire et mémoire du récit, constituent des musées imaginaires qui […] dressent l’inventaire de la littérature. Pierre Nora prophétisait la fin d’une mémoire soudant une communauté, transmettant des expériences, colportant une tradition. Mais c’est alors la littérature elle-même qui semble vaciller. Il en serait alors des récits de filiation comme des lieux de mémoire, qui commémorent la littérature depuis ses vestiges, qui compilent ses explorations antérieures, qui inventorient ses possibilités. Le récit de filiation se fait alors littérature de la mémoire autant que mémoire de la littérature, car il dresse à l’horizon la figure évanescente d’une littérature-mémoire, brisée par la modernité, celle du conteur, et dont Walter Benjamin célébrait la perte. […] Non pas devoir de se souvenir de tel ou tel auteur, de telle œuvre enlisée depuis dans les sables du temps, mais de la littérature comme milieu de mémoire, à la fois collectif et singulier, pluriel et individuel. ‘‘Mémoire de quoi ? demande Pierre Nora pour finir. À la limite, mémoire de la mémoire. » (2008 : 375)

Lectrice : Mariane Dalpé

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