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 ==== CHAPITRE II - Pierre Bergounioux : L’inconnu familier ==== ==== CHAPITRE II - Pierre Bergounioux : L’inconnu familier ====
 + « Le narrateur [dans les œuvres de Bergounioux] se trouve alors devant le monde comme devant une ‘‘éternelle énigme [Pierre Bergounioux, L’Arbre sur la rivière, Paris, Gallimard, 1988, p. 57.]’’, parce que le chiffre du secret s’est égaré dans les labyrinthes de la transmission. Il s’affronte à la déconstruction des règles de transmission intergénérationnelle, qu’ont renversées la démocratisation, l’intensification de l’individualisme et la modernité. » (2008 : 196) L’auteur ajoute que ce malaise entourant la transmission des savoirs ancestraux préoccupe également d’autres auteurs contemporains, comme François Bon et Annie Ernaux. L’auteur explique que, pour Pierre Bergounioux, « lorsque l’enfant vient au monde […], il lui faut s’acclimater aux arcanes de l’antériorité : une histoire et des langues, des cultures mystérieuses et des codes inconnus qui viennent des heures anciennes et que l’enfant doit apprendre et déchiffrer peu à peu. Le temps intime est en discordance avec le temps historique, au point que le narrateur ne cesse d’éprouver un retard réflexif. […] Tout se passe comme si le sens et les noms arrivaient avec retard […]. » (2008 : 198-199)
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 +L’auteur écrit que les récits de Bergounioux « obéissent à trois stratégies du détour ». (2008 : 202) Détour géographique : pour voir clair, il faut s’arracher aux déterminismes sociologiques de son milieu d’origine. Détour biographique : pour parvenir à soi, l’auteur interroge ses ascendants. Détour temporel : puisque le passé reflue dans le présent, il est nécessaire de démêler les temps.
 +Les récits de Pierre Bergounioux « tâchent de rendre aux morts non pas le souvenir brut de leur existence, mais un récit qui organise les événements et qui mette en relief les points névralgiques d’une vie. Telle est la vocation des récits de filiation, qui tâchent de dire la biographie impossible de ceux qui n’ont pas d’histoire. […] Il s’agit de saisir les événements épars et incompréhensibles du passé, pour les rendre à leur intelligibilité, et faire cesser, selon la belle expression de Roland Barthes, ‘‘le chaos furieux des vies passées [Roland Barthes, « Michelet, l’Histoire et la Mort » (2008 : 1951), in Œuvres complètes, Tome I, Paris, Seuil, 1993, p. 101.]’’. » (2008 : 205)
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 +« Le Premier mot dresse ainsi l’inventaire de ces désirs inaccomplis de l’ascendance, et que l’héritier doit porter plus avant : le rêve d’une grand-mère de voir son fils devenir professeur et maîtriser la langue, trouve son accomplissement dans la vie du narrateur et les mots de ses récits. La transmission familiale se fait alors passation d’une tâche, transfert d’une mission. » (2008 : 207) L’auteur ajoute qu’il en va de même dans l’œuvre de François Bon. Chez Bergounioux : « De l’enfance ignorante à l’adulte désenchanté, le familier et l’étranger s’inversent. Car, plongé dans le monde adulte dont les codes et les noms lui étaient énigmatiques, l’enfant était cependant de plain pied avec la réalité sensible du monde. À l’âge adulte, les mystères sont sur le point d’être percés, les secrets vont être levés, tandis que le monde sensible s’effrite, sous le regard critique de la conscience. Le monde symbolique, qui demeurait énigmatique à l’enfant, devient familier, tandis que l’univers familier de la perception s’opacifie et livre l’adulte à l’exil. » (2008 : 215) 
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 +« Ce séjour [que fait le narrateur de La Maison rose dans la maison familiale] qu’il pensait être le premier et qu’il vivait dans l’éclat de la nouveauté, n’est qu’une répétition : cet épisode inaugural offre la clef de tout le récit, sinon de l’ensemble de l’œuvre de Pierre Bergounioux, puisqu’on y découvre que les hommes ne cessent de répéter un passé dont ils n’ont pas conscience et qui s’impose d’autant plus à l’esprit qu’il est caché ou crypté. » (2008 : 219) L’auteur explique en effet que le grand-oncle, l’oncle et le narrateur revivent la même expérience amoureuse. « Mais ces reprises [onomastiques] privilégient les liens obliques, car l’on répète moins le père que l’oncle, le grand-père ou le grand-oncle, comme si la verticalité d’une filiation directe et patrilinéaire s’estompait au profit de similitudes indirectes et d’analogies discrètes. Les récits de Pierre Bergounioux disent en effet une transmission enrayée par les désastres historiques, entravée par les bouleversements chronologiques, empêchée par le mutisme mélancolique du père, mais elle s’incarne néanmoins dans des figures de substitution. » (2008 : 222-223) Demanze ne le souligne pas, mais cette stratégie de Bergounioux est proche de celle employée par Michon dans Vies minuscules.
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 +« La filiation emprunte avec prédilection l’imaginaire du chemin et de la marche. Car devenir un héritier, c’est avancer par où d’autres sont passés, c’est suivre les sillons que des ancêtres ont frayés et mettre ses pas dans ceux d’un autre. » (2008 : 224)
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 +Demanze explique que ce n’est qu’au moment où la famille vacille que le narrateur de La Maison rose parvient à accomplir sa quête amoureuse et sa quête des secrets de la filiation. « Comme si la fin d’un temps permettait seul de savoir ce qui fut, et que l’on ne pouvait tenir registre de la maison rose qu’au moment de sa perte. » (2008 : 229) Tout se passe « comme si l’accession à l’individualité ne se faisait qu’aux dépens des figures généalogiques. Récit de soi et disparition des communautés familiales vont de pair. Car l’émergence de l’individu moderne disloque les communautés traditionnelles et met en question les règles de transmission, au point que genèse de l’individu et émiettement communautaire sont l’envers et l’endroit d’un même mouvement de différenciation sociologique […]. L’écriture ausculte les failles de la transmission et les déroutes familiales. Un récent numéro de la Revue des Sciences humaines et sociales s’intitulait ‘‘Mélancolie sociale’’, et c’est à cette mélancolie-là que puisent les récits de filiation. » (2008 : 229) 
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 +« [L]a tentative de résurrection, qui obsède le récit de filiation, redouble la perte : ‘‘Toute résurrection, notait Alain Corbin, ne peut être que prélude à un effacement ultime. [Alain Corbin, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Sur les traces d’un inconnu, Paris, Flammarion, 2002, p. 23].’’ » (2008 : 230) 
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 +« Le récit de filiation ne cesse de reconduire la faille temporelle qu’il tentait de colmater. C’est en effet un récit qui tente d’exhumer ce qui fut, mais procède à l’inventaire de ce qui n’est plus : le récit de filiation reconduit sans cesse la brisure du temps, oscillant sans fin entre retour du perdu et réeffectuation de la perte. » (2008 : 232)
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 +==== CHAPITRE III - L’archive photographique : le symptôme et le fantôme ====
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 +« Et quand le récit de filiation s’approprie l’album familial, quand elle [il : sic ?] s’enroule autour du musée personnel qu’est l’album photographique, c’est moins pour reconstruire l’intégrité d’une existence, que pour pointer ses failles et ses lacunes, dans un récit fabuleux, où une parole investigatrice pétrie de doutes autant que d’imaginaire viendrait compenser le silence photographique. » (2008 : 243)
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 +Conclusion sur la photographie et sa place dans la culture familiale depuis le XIXe siècle : « Rompant progressivement avec le paradigme biologique et naturel, elle [la photographie] ouvre une temporalité de la survivance, un temps des fantômes anachroniques qui persistent et hantent la mémoire, un temps où l’impensé et l’insu font retour pour inquiéter le présent et désorienter notre perception de l’histoire. » (2008 : 248)
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 +« Le miroir photographique est un miroir anachronique, où l’on construit son unicité à partir de la diversité des figures ancestrales. L’archive photographique constitue l’identité de l’individu, mais une identité différentielle et hétérogène qui se forge dans le détour, à travers ‘‘la différence mystérieuse des êtres issus d’une même famille [Roland Barthes, La Chambre claire, op. cit., p. 1181]’’. C’est un être démultiplié qui se projette et s’essaye aux vies antérieures que lui offre l’album de famille. » (2008 : 252)
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 +« Tout se passe comme si avec l’apparition de la photo, le grand récit de la modernité se brisait devant une temporalité éclatée et circulaire, celle des survivances et de l’image-fantôme, où le passé qui fait retour déconstruit l’axiologie linéaire de la modernité. » (2008 : 256) 
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 +« Sans garantie externe qui déterminerait et hiérarchiserait les valeurs esthétiques, l’écrivain entre dans un univers démocratique, où chacun tente de s’accaparer une légitimité précaire auprès d’un Père évanescent […], mais où personne n’y parvient. À défaut d’être élu ou choisi, à défaut de s’inscrire dans une lignée littéraire, l’écrivain œuvre désormais dans l’espace de délégitimation ouvert par la photographie. » (2008 : 257) 
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 +« Ainsi, la photographie, technique de reproduction, qui signe selon Walter Benjamin la fin de l’aura, est également l’icône moderne d’une époque où les discours de légitimation ont failli. […] L’épreuve de la chambre noire photographique dévoile le mystère d’une genèse où, dans la dialectique intime du créateur, s’entrelacent filiation littéraire et filiation biologique. Mais il aura fallu que l’écriture vienne développer l’archive photographique, pour faire apparaître cette scène fantasmatique où la genèse de l’œuvre, la généalogie de l’écrivain et la naissance d’une image se fondent, dans les sels d’argent de l’imaginaire. » (2008 : 259)
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 +Extrait de la conclusion : « C’est dire qu’à l’enquête de filiation qui tente de porter au jour les secrets dérobés de la naissance se mêle le désir de mémoire, qui enregistre et compile, archive et accumule les moments d’une histoire singulière et collective. Aussi la photo est selon la formule de Denis Roche un boîtier de mélancolie qui semble recueillir les restes d’un désastre qu’elle rejoue cependant, et réunir dans sa chambre noire les morceaux émiettés d’une genèse impossible. Mais par son enracinement dans les troubles de la mimesis, la photo reste ancrée comme l’a montré Gérard Macé dans un imaginaire du miroir et de la filiation. L’on comprend mieux donc pour quelle raison Gérard Macé, fasciné par les miroirs et les reflets, et par les inquiétantes dissymétries qu’ils font surgir, a choisi la photographie pour accompagner son œuvre : car la production d’images et de doubles n’est pas sans faire songer à la reproduction familiale et généalogique. » (2008 : 259-260) 
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 +===== PARTIE III - Mélancolie de la modernité =====
    
 +Introduction : « Quelque chose d’un deuil taraude la littérature contemporaine. Perte des ascendants, mutisme des traditions et mémoire lacunaire hantent le récit de filiation. Mais ces récits ne disent pas le désir de retourner en un temps révolu. Car la perte est sans recours, et les délices de la nostalgie sont révolus. Non pas nostalgie, puisque les chemins du retour sont désormais interdits, mais mélancolie. Laquelle a partie liée à un deuil insurmontable. Dans ces récits en mal de filiation, le deuil peine à se dire, et les pertes se livrent par le détour d’une écriture ressassante. Des héritiers esseulés ont reçu en partage un deuil qui n’est pas le leur, mais celui de leurs parents : grand-père mort à la guerre, mari disparu ou père inconnu. […] Entre remords et culpabilité, les écrivains contemporains ressassent un deuil, qu’ils n’ont pas vécu, mais dont la blessure reste vive. Car le récit de filiation a fait siens ces lendemains d’une histoire, placée sous le signe de la perte et des saisons révolues. » (2008 : 263)
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 +« La mélancolie ne serait donc pas le deuil impossible de tel épisode lumineux du passé, mais la perte irrémédiable du temps fantasmé qui précède l’histoire, de l’éternité préservée de l’origine. Laquelle a souvent la saveur de l’enfance dans le récit de filiation. La mélancolie serait alors une maladie historique, dans la mesure où elle s’incarne avec force dans la modernité où l’historicité de l’homme devient chaque jour plus manifeste. » (2008 : 263-264)
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 +« Tandis que dans l’univers traditionnel la chose à transmettre est inséparable de l’acte de la transmission, les deux faces de la tradition se disjoignent l’une de l’autre lorsque l’on entre dans le monde moderne […]. » (2008 : 265) (2008 : Demanze emprunte cette idée à Giorgio Agamben.)
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 +« La rupture de la tradition ne libère donc pas du poids du passé, mais y enfonce le présent encore plus profondément : tandis que dans un univers traditionnel, la transmission permet à l’homme de s’aventurer dans le futur, avec les modèles du passé comme repères, dans le monde moderne au contraire, le passé ne peut plus être pris en charge pour éclairer les temps présents, mais se fait chaque jour plus présent. » (2008 : 265)
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 +« Car alors le passé devient la dimension essentielle d’un individu sans recours, confronté à une antériorité qui le dépossède, fasciné par une origine qu’il désespère d’atteindre. […] L’écrivain contemporain est semblable aux enfants de Saturne, dévorés par un passé aliénant, qui les prive de tout pouvoir et les condamne à la passivité. » (2008 : 266-267) 
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 +« Le mélancolique garde en soi vivant celui qui a disparu. Et les manies et les préférences de l’ascendance continuent de l’obséder à son corps défendant. Le récit de filiation oscille alors entre une genèse de soi entravée et la difficile survie d’autrui en soi, entre l’identification et la distance. S’approprier ou dévorer l’autre perdu, se faire tombeau d’une ascendance, c’est risquer de perdre l’éclat singulier des êtres défunts. Il y faut un écart ou une césure. Car si le deuil est une assimilation, la mélancolie, quant à elle, maintient une césure et laisse vibrante l’énigme d’autrui. » (2008 : 270)
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 +« Si l’écrivain contemporain a trempé sa plume dans l’encrier de la mélancolie, c’est qu’il se sent contraint à ressasser l’événement d’une cassure, qui le confronte à l’incomparable plénitude des œuvres du passé. Mais cette confrontation est à placer sous le signe d’une lacune : entre interdit esthétique et éloignement, les formes du passé pèsent d’autant plus qu’elles brillent des lueurs de la nostalgie. » (2008 : 271) 
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 +==== CHAPITRE I -  Pierre Michon : Michon le fils ====
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 +« Pierre Michon brosse ainsi un portrait de l’écrivain en mélancolique, dans lequel les emblèmes de la stérilité ont remplacé les figures du génie ou de la création artistique. Le fard du Pierrot, sous lequel le narrateur de Vies minuscules s’avance masqué, inscrit par figure interposée la situation contemporaine de l’écrivain, hébété par le déjà-là de la littérature et des traditions narratives, condamné à la secondarité et à la stupeur. » (2008 : 277) 
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 +Demanze insiste sur le fait que, chez Michon, c’est la parole féminine qui transmet « la geste familiale ». (2008 : 280) Toutefois, les mères empêchent le rapport à la littérature. « Pour suppléer ce manque et combler ce vide, le narrateur [de Vies minuscules] part alors en quête de figures paternelles substitutives. Mais cette fois, il les choisira au sein même de l’espace symbolique de la langue et de la littérature. Occasion est donnée à Pierre Michon de trouver dans la littérature des figures qui tiendront lieu de père substitutif, afin de contrebalancer le désir de la Mère qui fonde la parole littéraire : les auteurs de la bibliothèque universelle offrent en ce sens au narrateur la contrepartie masculine de cette prédominance de la mère dans la langue. » (2008 : 283)
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 +« L’écriture de l’empêchement de Pierre Michon oscille ainsi entre l’héritage du manque – la lacune transmise de père en fils – et l’obstacle de l’héritage – les médiations culturelles qui font écran au souvenir –. La mémoire du narrateur hésite alors entre restitution du souvenir et référence culturelle, ce dont il n’est pas dupe, puisqu’il interrompt la narration pour souligner la référence ou introduire un commentaire critique qui mine l’adhésion du lecteur. » (2008 : 285)
 +« Lorsque le récit des ancêtres se change en silence, le regard amont se porte plus loin et trouve à s’ancrer paradoxalement dans un XIXe siècle, où a pris fin la cohésion organique des communautés familiales. En effet, quand Pierre Michon, Pierre Bergounioux ou Gérard Macé tentent de reconstruire à partir de lambeaux épars l’histoire d’une ascendance, leur investigation, qui bute sur un silence ou un empêchement narratif, se porte au siècle de Rimbaud, Baudelaire et Flaubert. » (2008 : 292) Demanze écrit que ces auteurs auxquels les écrivains contemporains se sont tous affrontés à la question familiale. « Comme si un événement traumatique avait eu lieu, qui ne cesse de hanter l’écrivain contemporain : le récit de filiation contemporain ouvre ainsi un espace d’enquête, de confrontation où la littérature rejoue et réinterroge les romans familiaux du siècle passé. » (2008 : 292-293) 
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 +« Ainsi prend naissance une poétique de l’empêchement, où l’écriture énonce ce qui l’entrave et représente ce qui fait obstacle. C’est mettre en scène le drame de la passivité. Pierre Bergounioux a très bien souligné que ce conflit du narrateur avec les œuvres du passé constitue le paradigme du champ contemporain, où les grandes figures du passé sont aussi aliénantes qu’incitatrices […]. » (2008 : 293) 
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 +« Chez Pierre Michon, le regard amont est constitutif d’un questionnement de l’héritage, d’une ressaisie de la totalité de la question de la littérature : se trame ainsi une littérature orpheline, où l’artiste est condamné au rôle de fils, sans pouvoir oser l’imposture de destituer les pères. » (2008 : 295)
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 +« Par un renversement non dénué d’ironie, Pierre Michon montre que l’artiste n’échappe plus désormais à la passivité, et que c’est précisément cette épreuve de l’empêchement et de l’hébétude qui nourrit l’écriture contemporaine. Écrire, c’est alors la conscience et la représentation de cette impuissance qui frappe le contemporain. » (2008 : 298)
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 +« Et le narrateur [des Vies minuscules] d’empoigner la Littérature par son en deçà, en amont de la culture et du savoir, à force de se délester de la bibliothèque. Pierre Bergounioux, Gérard Macé ou Annie Ernaux ne disent rien d’autre, dans des textes qui font la part de l’illettrisme, du patois ou de la parole simple […]. » (2008 : 305)
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 +« Et ce témoin fascine, comme l’a dit Sylviane Coyault [Note : Sylviane Coyault, La Province en héritage, Pierre Michon, Pierre Bergounioux, Richard Millet, Genève, Droz, 2002.], non seulement parce qu’il collecte des héritages sans mémoire, mais parce qu’il survit au basculement du monde rural, et qu’il est une figure crépusculaire du temps perdu. Le récit de filiation témoigne en effet d’un temps perdu de la mémoire et dit sans nostalgie la disparition d’un monde. Gérard Macé ausculte la disparition des conteurs et les récits de Pierre Bergounioux relancent sans cesse la perte d’une province […]. » (2008 : 306)
 +« Lorsque la bibliothèque pèse sur l’écrivain comme un père sur les épaules endeuillées de son fils, se déploie un imaginaire de la secondarité et du tard-venu. Car le récit de filiation prend acte d’un affolement des médiations qui tournent et s’échangent sans fin, et s’affronte ainsi à une mélancolie de la littérature. » (2008 : 308) 
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 +==== CHAPITRE II - Gérard Macé : De Pierrot à Prospero ====
 +« Sauf que le colporteur figure malgré tout les apories de l’écrivain contemporain, puisqu’il porte sur son dos la somme des récits émiettés et un bric-à-brac de savoirs dépareillés. Semblable en cela à Gérard Macé lui-même qui inventorie les légendes, à mi-chemin de Perrault et des mythes recueillis par les ethnologues, et qui dresse l’inventaire des savoirs, de la psychanalyse à l’anthropologie. » (2008 : 320) Demanze cite ensuite un passage des Vies antérieures, où il est question d’un homme qui se recueille sur le cercueil de son père, et ajoute : « Le fils endeuillé et le colporteur se superposent ainsi comme en palimpseste, ce qui est une manière de dire l’entrelacement de la mémoire familiale et de la mémoire littéraire, dans la même ombre mélancolique. L’histoire familiale et les récits de la littérature pèsent de tout leur poids sur le corps d’un individu, qui en est le réceptacle malheureux. Et l’écrivain, en recueillant la mémoire dispersée d’une littérature révolue, cherche à s’acquitter d’une inexpiable dette familiale. » (2008 : 321) 
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 +« Dominique Rabaté a montré, dans son article ‘‘Mélancolie du roman’’, que le contemporain était à la fois fasciné par le roman, et cependant dépossédé de cette forme dont il éprouve la perte et comme le deuil. Le roman fait désormais figure de ‘‘forme presque magique, un art quasiment perdu, nimbé des qualités de l’objet idéalisé [Dominique Rabaté, « Mélancolie du roman », in Poétique de la voix, Paris, José Corti, coll. « Les Essais », 1999, p. 272.].’’ L’œuvre de Gérard Macé s’écrit depuis cette mélancolie-là, dans l’ombre du texte proustien, cependant si elle semble avoir renoncé aux fastes illusoires du roman, elle n’a pas délaissé les délices du romanesque, c’est-à-dire l’investissement fictionnel d’un détail érudit, qui se nimbe aussitôt d’un halo fantasmatique. » (2008 : 327-328)
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 +==== CHAPITRE III - Pierre Bergounioux : Mécanique des fluides ====
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 +Demanze explique que l’étymologie est liée à une recherche sur le passé : « Il faut décrypter sous l’usure des noms leur signification première, chercher la source et établir son influence […]. » (2008 : 338)
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 +« Pour dire la mélancolie, Pierre Bergounioux emploie ainsi des savoirs profondément mélancoliques, que le temps a ruinés, libérant cependant toute une rêverie matérielle. Manière de dire des vestiges avec des ruines de pensées, dans un discours où la mélancolie du temps perdu se mêle à une mélancolie des savoirs. » (2008 : 340)
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 +« Symbole de la transmission et du passage, l’eau noire et l’humeur mélancolique relient le pays et l’homme, nouent une profonde intimité entre géographie et généalogie. Mais cette transmission est à placer sous le signe du négatif, non pas poussée germinale d’une terre nourricière, mais ferment de décomposition, de deuil et de chagrin. Le sol et les territoires ont cessé de fonder ou d’enraciner les identités, ils entament ou enlisent au contraire l’individu. » (2008 : 341)
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 +« La lignée paternelle est à la fois objet et sujet de la mélancolie. De ce côté-ci, elle subit l’influence funeste de l’atrabile, génération après génération, répétant les mêmes symptômes. De l’autre, elle prolonge activement le flux sombre. La lignée se fait alors continuation fluidique de l’eau noire, elle est sang corrompu qui se propage à travers la descendance, comme si l’intériorisation du flux obscur et la perpétuation du sang étaient l’envers et l’endroit d’une mécanique généralisée des fluides. » (2008 : 343)
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 +« Origine du chagrin, puissance mortifère, le sang paternel est le produit d’une ténébreuse alchimie, qui transforme en liqueur et en poison les expériences malheureuses des générations passées. Quand le sang devient bile noire, la mélancolie devient un mal héréditaire, une malédiction indissociable de la lignée, et l’hérédité inversement n’est plus que la transmission d’une négativité existentielle. » (2008 : 344)
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 +« L’hérédité, que ce soit sur son versant religieux ou sur son versant séculier (2008 : Zola, Pierre Bergounioux), se déploie de préférence selon un imaginaire du défaut ou de la tare, comme si la transmission ne fonctionnait jamais mieux qu’en relayant des ratés et des fêlures. » (2008 : 344-345)
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 +« Dans le récit de filiation, l’investigation généalogique emprunte souvent aux enfouissements du géologue. Car confronté au temps long des permanences, aux rémanences archaïques, le récit bien souvent ne trouve pas de butée à son anamnèse fantasmatique. » (2008 : 349)
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 +Demanze relève chez Bergounioux l’analogie entre le réseau ferroviaire et l’arbre généalogique, ainsi que l’intérêt de l’auteur pour les trains : « Le geste du narrateur, qui rassemble ces débris de métal, redouble une écriture, qui collecte les témoignages fragmentaires pour réorganiser une histoire familiale lacunaire. La sculpture de métal revêt la même fonction que l’écriture : réparer ce qui a été défait et ramener à la vie ce qu’a détruit la pulsion de mort qui gouverne la lignée paternelle [Note : Voir Pierre Bergounioux, La Casse, Montpellier, Fata Morgana, 1994, p. 42 et pp. 49-50.]. Et quand le narrateur fouille les casses pour y chercher de vieux morceaux de fer, il lui semble profaner des sépultures, comme si déambuler dans le cimetière familial pour y exhumer des vies obscures et déterrer la ferraille cassée avaient partie liée. Les casses sont à la machine généalogique, ce que les cimetières sont aux membres de la famille. » (2008 : 355)
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 +Extrait de la conclusion : « En s’enfonçant dans l’épaisseur des couches empilées de sédiments, des strates géologiques et des sols, Pierre Bergounioux élabore un imaginaire matériel de la transmission. C’est à travers un même imaginaire des fluides qu’il pense la relation des hommes à leur milieu, des enfants à leurs ancêtres, de l’expérience à l’écriture. Mais c’est alors un fluide mortifère qui prend la couleur noire du poison et de la mélancolie, vecteur d’entropie et de malaise phénoménologique. […] Enfin, grâce à cet imaginaire des fluides, Pierre Bergounioux s’inscrit dans une plus ample circulation, tant géographique qu’historique, qu’il intériorise dans son for intérieur, car l’intériorité chez Pierre Bergounioux est le produit d’une antériorité – pressions géographiques, pulsions généalogiques, dépressions historiques –. » (2008 : 362-363)
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 +====== CONCLUSION ======
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 +« Mais si les fantômes font retour de manière intempestive dans les livres de Pierre Bergounioux, Gérard Macé et Pierre Michon, c’est alors pour désorienter le récit de l’histoire, et faire entendre sous la clameur des événements le murmure inquiétant des êtres minuscules. Le récit de filiation se constitue en effet à partir du rebut et du déchet, du dédaigné et du minuscule, déployant les ressources de l’imaginaire à partir du reste que rejette et produit à la fois le récit moderne. » (2008 : 365)
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 +« Mêlant apparitions évanescentes et archive photographique, mythes oubliés ou figures déshéritées, le récit de filiation fait bilan d’un imaginaire du spectre. Car le récit de filiation se constitue comme stèle dédiée à l’ascendance, mais ce faisant s’ouvre aux discours qui lézardent  la téléologie de la modernité. » (2008 : 365)
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 +« À travers la revenance des spectres, le récit de filiation met au jour la répétition qui organise les vies individuelles et sous-tend l’écriture du récit. Mais c’est alors pour déjouer une autre répétition. Car, comme l’a montré Jean-François Lyotard, la modernité dans son vœu de table rase répète malgré elle un passé qu’elle refuse – ou refoule. […] Comme le souligne Freud, dans ‘‘Remémoration, répétition et perlaboration [Sigmund Freud, « Remémoration, répétition, perlaboration » (2008 : 1914), trad. A. Berman, in La Technique psychanalytique, Paris, PUF, 1970.]’’, lorsqu’un événement est écarté dans les marges du psychisme, l’individu est contraint de répéter ce qu’il ne peut se remémorer. L’anamnèse menée au cours du récit de filiation poursuit pour sa part une autre répétition, qui libère des redites du passé pour faire surgir ce qui se dérobait à la conscience. […] Ramener à la conscience un passé occulté pour n’en plus subir le joug inconscient, accomplir dans un récit les inachèvements du passé pour rendre aux temps antérieurs leur différence essentielle et faire briller le présent de son éclat singulier, voilà à quoi se voue le récit de filiation. » (2008 : 366)
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 +Demanze écrit que le temps du récit de filiation « est un temps anachronique par lequel se défait la linéarité chronologique. » (2008 : 367) Il ajoute que si un versant de la modernité a voulu reléguer au passé les fantômes, un autre versant correspond à une « modernité mélancolique qui a fait droit à une expérience de la revenance et à une éthique du deuil. » (2008 : 367) Il poursuit : « L’écriture contemporaine prolonge cette expérience de la revenance et des virtualités inaccomplies, elle assume le retour d’un passé refoulé et transcrit l’expérience d’un futur antérieur. Car le fantôme qui hante le récit de filiation n’est pas à placer sous le seul signe du retour du passé, puisqu’il est également le lieu où se projettent des hypothétiques versions de soi et des variations imaginaires. » (2008 : 367)
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 +« Toutefois, la spectralité affecte le récit de filiation d’un irrévocable coefficient de perte. Car c’est avec le vertige de l’échec que pactise l’écrivain contemporain, lorsqu’il s’emploie à redonner vie aux figures généalogiques : le fantôme qui surgit au détour du récit ou au tréfonds de l’intime ne manifeste pas le retour d’une présence enfin saisissable, mais insinue l’expérience de l’irrémédiable ou de l’immémorial. » (2008 : 368)
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 +« Plus que dans une analyse des faits, c’est dans une évocation des effets, une restitution des répercussions et un entrelacement de temporalités que s’engage le récit de filiation, insinuant le soupçon au cœur même du discours historique. Car il s’agit d’investir les lieux d’impensé du discours historique, ces marges indécises que l’histoire jusqu’à une date récente tenait à distance. Anonymes, marginaux ou oubliés : le récit de filiation inspecte l’envers de l’histoire, en donnant figure à ces vies ténues qui doublent silencieusement les événements bruyants et les vies illustres. » (2008 : 369)
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 +« Le récit de filiation s’inscrit au lieu même où défaille le récit historique. Car l’office de mémoire à quoi se vouait autrefois le récit historique est nécessairement lacunaire, puisque ce qui s’enfuit dépasse sans commune mesure ce que les archives peuvent recueillir. Les récits contemporains s’enracinent ainsi dans ce nimbe d’oubli que le récit historique produit, comme un reste inadmissible, comme le cadavre encrypté d’un impossible deuil. » (2008 : 370)
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 +« Or l’inquiétude historique dont témoigne le récit de filiation le déporte vers un impossible amont, temps mythique en deçà de l’histoire, et de l’entropie qu’elle engendre. Sauf que le récit de filiation répète l’irruption de l’histoire et le basculement de civilisation qu’elle engage, comme s’il s’agissait moins de rêver avec nostalgie à un avant, que de reproduire l’épreuve d’une perte. » (2008 : 370)
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 +« Sous prétexte d’archéologie, le récit de filiation tend dès lors moins à recomposer les ruines d’un passé fracturé qu’à prendre la mesure d’une brisure. Non pas résurrection d’un passé aboli à partir de ses traces, mais figuration de l’absence même qui redouble la perte et transforme la mélancolie en deuil. Car le retour en arrière s’avère dès lors le début marqué par une foncière impossibilité, comme si le passé basculait dans les incertitudes de la fiction à mesure que ces narrateurs tentent de le faire surgir à nouveau. Le récit de filiation conjure les illusions du retour et les plaintes de la nostalgie. » (2008 : 371-372)
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 +« Les ‘‘heures anciennes’’ qu’interroge le récit de filiation dessinent dès lors moins le mirage d’un retour que les chemins de traverse d’un détour. Car l’identité de l’individu, incertaine et défaillante, se saisit au miroir des figures révolues de l’ascendance, selon un mouvement herméneutique, par lequel le sujet se creuse un sillon identitaire, en donnant consistance aux fantômes de l’ascendance. Si bien que le sujet contemporain se livre à un triple détour : un détour généalogique, un détour fictionnel et un détour intertextuel. » (2008 : 372)
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 +« Hanté au plus profond de soi par la présence de l’altérité, l’écrivain prend dès lors conscience qu’il ne se connaît qu’au détour de l’autre. Mais dans ce jeu de miroirs où il s’appréhende à travers l’épreuve d’une filiation, se maintient l’irréductible distance d’un chiasme identitaire. Si l’écrivain contemporain s’approprie les lignes de vie de son ascendance, pour en faire les reflets morcelés d’une identité dispersée, il n’en demeure pas moins qu’il se saisit comme autre. L’altérité, en effet, ‘‘ne s’ajoute pas du dehors à l’ipséité’’, comme l’écrit Paul Ricœur, mais appartient ‘‘à la teneur de sens et à la constitution ontologique de l’ipséité [Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 367]’’. » (2008 : 372)
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 +Demanze souligne la fictionalité de toute écriture de soi : « Par défaut – compenser les lacunes à force de fictions herméneutiques – ou par excès – déborder les empêchements de la connaissance de soi par une écriture retrempée au mythe –, la fiction participe au plus intime du récit de filiation. » (2008 : 373)
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 +« De bruissements familiaux en récits colportés, le récit de filiation travaille à partir d’une matière narrative qu’il infléchit ou reconfigure. Affronté à des récits mutilés, des silences inexpugnables ou des expériences informulables, le récit de filiation se déporte amont pour dire indirectement une transmission enrayée. Flaubert ou Rimbaud, Nerval ou Faulkner sont autant d’auteurs que l’écrivain contemporain investit pour dire en miroir sa situation singulière. Le récit de filiation choisit ainsi les moments charnières des civilisations pour dire quelque chose de la rupture subie. Si le récit de filiation se saisit du roman familial freudien, c’est alors pour constituer le roman familial de la littérature, et faire des auteurs du passé les nouvelles figures légendaires qui remplacent dans la genèse mythique de soi les bâtards et les enfants trouvés d’autrefois. » (2008 : 373-374)
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 +« Récapituler ou condenser aux dimensions d’un parcours intime le trajet d’une histoire plus ample, telle est sans doute l’inquiétude qui mène le récit de filiation. Car à force d’intérioriser les figures péries de l’ascendance, de répéter les épisodes d’une fracture généalogique, l’écrivain semble résumer dans son histoire individuelle les étapes d’une geste familiale. »
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 +Demanze explique que, puisque la mémoire collective est désormais brisée, c’est au sujet individuel de « se faire le douloureux dépositaire d’une mémoire en miettes ». (2008 : 374)
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 +Conclusion de l’ouvrage : « C’est dire que le récit de filiation symptomatise une profonde mélancolie de la littérature, incertaine de ses pouvoirs, inquiète de ses reculs. Car les œuvres étudiées, récits de mémoire et mémoire du récit, constituent des musées imaginaires qui […] dressent l’inventaire de la littérature. Pierre Nora prophétisait la fin d’une mémoire soudant une communauté, transmettant des expériences, colportant une tradition. Mais c’est alors la littérature elle-même qui semble vaciller. Il en serait alors des récits de filiation comme des lieux de mémoire, qui commémorent la littérature depuis ses vestiges, qui compilent ses explorations antérieures, qui inventorient ses possibilités. Le récit de filiation se fait alors littérature de la mémoire autant que mémoire de la littérature, car il dresse à l’horizon la figure évanescente d’une littérature-mémoire, brisée par la modernité, celle du conteur, et dont Walter Benjamin célébrait la perte. […] Non pas devoir de se souvenir de tel ou tel auteur, de telle œuvre enlisée depuis dans les sables du temps, mais de la littérature comme milieu de mémoire, à la fois collectif et singulier, pluriel et individuel. ‘‘Mémoire de quoi ? demande Pierre Nora pour finir. À la limite, mémoire de la mémoire. » (2008 : 375)
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 +Lectrice : Mariane Dalpé 
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fq-equipe/demanze_laurent_encres_orphelines.1287845400.txt.gz · Dernière modification : 2018/02/15 13:56 (modification externe)

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