Table des matières
Marc Dambre et Monique Gosselin-Noat (dir.), L'éclatement des genres au XXe siècle, actes du colloque tenu à Paris du 19 au 21 mars 1998, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle (Société d'étude de la littérature française du XXe siècle), 2001. [Viviane Asselin]
L'éclatement des genres - table des matières
1. Terminologie pour désigner le pluriel
Les directeurs préfèrent l'expression d' « éclatement des genres » plutôt que celui d' « effacement des genres », la première ayant « l'avantage de mettre en lumière l'explosion positive, l'émergence, la floraison de combinaisons inédites qui favoris[e] la créativité au-delà des limites génériques » (5).
Les auteurs du collectif reprendront ou nuanceront l'expression, en parlant de subversion, de crise, d'hétérogénéité, de dérive, d'indétermination, de composite, de dissolution, de polyphonie, d'écriture transgénérique, de fatras inclassable (Schaeffer, dans sa communication, en dresse lui-même la liste, p. 12). S'ajoutent encore « hybridation » (expression contestée par Vaugeois, car marque davantage la réunion que l'éclatement, 35), « désenclavement », « transgression », « hétérogénéricité » (Bouju, 324) et, même, « affaiblissement du surmoi générique » (!) (Murat, 22).
2. Explications et concepts utilisés
Modernité plutôt que postmodernité
Schaeffer situe l'éclatement des genres dans un vaste cadre historique, celui de la modernité littéraire (il ne précise pas à quelle période il fait référence exactement). Il refuse de l'attribuer à la postmodernité, ainsi que d'autres l'ont fait avant lui [vaut aussi, je crois, comme spécificité culturelle…]:
- « [I]l y a quelques années, la question du destin actuel des genres littéraires a […] souvent été pensée par rapport à la notion de postmodernité : du même coup la question de l'éclatement des genres y était en général vue sous l'angle du mélange des genres, de la citation générique ou de la déconstruction ironique, autant de notions directement empruntées à la théorie artistique de la postmodernité » (11).
[Ses réserves me laissent un peu perplexe, comme si certains avaient plaqué des caractéristiques associées à la postmodernité à la question des genres, sans même y réfléchir, nous donnant à penser que la postmodernité serait envisagée par certains comme une cause du pluriel (pour l'objet de nos recherches, il serait néanmoins intéressant de retracer ces critiques…). Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas voir, comme conséquence de l'éclatement des genres, un mélange ou une déconstruction de ceux-ci - des expressions qui, d'ailleurs, reviennent souvent sans être attribuées à la postmodernité…]
Il justifie son parti pris par le fait que la notion de postmoderne est difficile à manipuler, et ce, pour au moins deux raisons :
- D'une part, l'actualité de la notion de postmodernité nous prive de la distance nécessaire pour saisir les changements à l'oeuvre : « [I]l est très difficile d'apprécier correctement la signification de changements qui non seulement sont censés se dérouler sous nos yeux, mais dont par-dessus le marché nous sommes censés être partie prenante, ce qui était le cas du supposé paradigme postmoderniste » (11).
[Là encore, des réserves : d'une part, il suggère qu'il est inacceptable, voire impossible d'étudier la période actuelle ; mais comment saisir l'évolution des genres sans considérer que la pratique d'aujourd'hui est l'aboutissement d'hier? D'autre part, ce n'est pas la postmodernité qui nous prive de la distance nécessaire pour bien évaluer les changements à l'oeuvre ; ce sont tout au plus les oeuvres que l'on choisit d'étudier. Sa critique semble venir d'une certaine aliénation pour une notion qui dominerait le champ critique littéraire ; or, je ne crois pas que la postmodernité ait la faveur d'une majorité de critiques. Par conséquent, je ne vois pas pourquoi il attribue systématiquement à la postmodernité les difficultés régulièrement soulevées par rapport au contemporain.]
- D'autre part, la durée temporelle qu'encadre la postmodernité est trop brève pour permettre de saisir quelque évolution du genre : « [I]l me semble pratiquement impossible de porter un diagnostic pertinent d'évolution des pratiques littéraires à partir d'une tranche temporelle aussi mince que celle définie par la notion de postmodernité, tout simplement parce que l'échantillon d'analyse dont on dispose ne permet pas de dégager des lignes de force significatives » (11-12).
[Même critique : pourquoi associer cette difficulté à la postmodernité plutôt qu'au contemporain ?]
Remise en question de l'expression « éclatement des genres »
L'expression d' « éclatement des genres » est lourde de sous-entendus. Elle témoigne d'une conception du genre et de la littérature répandue dans le champ critique, que certains auteurs remettent en question. Schaeffer, qui dresse un portrait historique rapide du genre, souligne notamment que le destin moderne des genres s'évalue au regard de l'âge classique français, lequel s'est défini selon un canon générique (contrairement à d'autres littératures nationales). Autrement dit, prétendre à la fin des genres ou, à tout le moins, à leur éclatement, c'est considérer le passé en monde générique clos - c'est en appeler à un « lissé qui s'estompe », pour reprendre les mots du courriel (09/02/2010). Si on peut en douter, considérant que tout présent est toujours en mouvement, il reste que cette conception trahit une posture résolument moderne. (15)
Murat, qui préfère l'expression d'« affaiblissement du surmoi générique » (23) pour désigner ce qui ressemble davantage à un assouplissement des frontières génériques plutôt qu'à un éclatement, en rajoute : « L'idée d'un éclatement des genres suppose que la littérature devienne un ensemble homogène, indifférencié ; et que chaque élément de cet ensemble se définisse par la seule propriété commune de l'“être littéraire” et constitue pour le reste une individualité irréductible » (21). Quant au mot même d' « éclatement », il dénote une « conception romantique : non seulement il fait des genres des systèmes de règles ; mais il substitue à la différenciation générique une problématique de l'oeuvre et du fragment » (22).
Concept de l'hétérogène
Le concept de l'hétérogène est employé et défini par Vaugeois. Il le distingue d'emblée de l'hybridation, qui renvoie à des genres créés en marge des catégories traditionnelles mais qui, au final, retrouvent la loi du genre (ex. récit poétique). Il s'agit donc davantage d'une réunion de genres que d'un éclatement.
Toutes les transgressions qui contribuent à l'éclatement des genres signalent la contradiction du fonctionnement générique. « Réfléchir sur l'hétérogène […] consist[e en l'occurrence] à montrer à quelles conditions l'hétérogène réussit à maintenir son existence paradoxale, menacée par, d'un côté, les forces d'unification et d'homogénéisation de toutes sortes, essentiellement du côté de la réception, et de l'autre, par une dispersion, un éclatement trop radical qui annihilerait, du moins en théorie, le fonctionnement du générique et par conséquent la possibilité même de l'hétérogène » (36). C'est dire que l'hétérogénéité « ne peut exister que sur le mode d'une dynamique […], lorsque les différences se maintiennent comme différences dans un perpétuel jeu d'oppositions qui reproduit le fonctionnement du paradoxe, à la fois ceci et cela mais en même temps ni ceci ni cela, dans un mouvement de va-et-vient ou dans un rapport d'exclusion mutuelle » (37). Le concept de l'hétérogène apparaît donc tout indiqué pour l'étude de l'éclatement des genres, celui-ci trahissant la dynamique qui le porte: « L'éclatement des genres n'a de sens que comme mouvement, mouvement de débordement des limites, quand les genres croquent aux coutures et donnent à voir leur armature, ce qui les sous-tend » (37). Vaugeois aborde ainsi le pluriel des genres non dans la perspective du résultat, mais dans sa dynamique même, celle des mises au jeu, des manipulations et des frictions opérées par les genres (37).
Stratégies d'éclatement des genres
Murat identifie quelques stratégies qui concourent à l'affaiblissement du « surmoi générique » (22-23) :
- « Une tendance à l'indifférenciation par entropie, qui apparaît dans le développement de l'oeuvre ». On parle alors vaguement de texte ou de livre (Gracq, des Forêts).
- « Un usage ludique des étiquetages » (Aragon, Anicet) et « les pratiques de détournement » (Barthes par lui-même).
- « Des phénomènes de translation générique » (Duras, India song) (pas certaine de ce que cela signifie, et l'auteur ne s'explique pas vraiment).
- « Des phénomènes de diversification générique » (l'autobiographie qui mène à l'autofiction)
- « Des processus de globalisation par “bourrage” d'une forme » (Proust)
- « Des processus d'hybridation donnant lieu à des oeuvres ambiguës », que l'on appellera des livres « polygénériques » ou « polymorphes » (Les nourritures terrestres).
Nouvelles catégories génériques
Il apparaît que l'une des façons de la critique d'aborder le pluriel est de créer de nouvelles catégories en réaction aux nouvelles propositions. L'autofiction, par exemple, a été forgée à partir d'oeuvres qui mélangeaient autobiographie et fiction. Mais cela même qui apparaissait d'abord hétérogène en vient à être absorbé dans une étiquette qui homogénéise la pratique, comme l'écrit Vaugeois à propos du concept d'hybridation (35). Il faut toutefois avouer qu'il revient parfois aux auteurs eux-mêmes de fabriquer des étiquettes génériques que la critique reprend, faute de mieux.
3. Cause(s) du pluriel
Produire un genre en lui-même
Schaeffer avance quelques éléments de réponse pour expliquer l'éclatement des genres. S'il prévient que « les causes décisives sont en réalité non pas des causes mécaniques, déterministes, mais des motivations psychologiques et plus largement des dispositions intentionnelles qui sont difficiles à reconstituer » (17), il s'en tient, pour cette raison même, à l'explication de notre rapport au passé, à l'Histoire. La culture littéraire occidentale « évolue […] largement par ruptures - le nouveau remplace l'ancien. […] Cette conception de l'évolution littéraire a donné naissance à une interprétation bien particulière de la question des genres littéraires : l'évolutionnisme idéaliste de Hegel ou le darwinisme de Brunetière n'ont de sens que dans une conception de la dynamique littéraire où la situation des textes relativement à un système communicationnel historisé (l'“histoire de la littérature”) est devenue plus importante que l'interaction concrète entre l'auteur et le contexte situationnel ou existentiel dans lequel il crée » (18). Ainsi, au moins depuis la Renaissance, « la différenciation générique de plus en plus marquée doit permettre à chaque auteur de déterminer le lieu littéraire que l'oeuvre qu'il crée doit et peut occuper dans le système littéraire historique » (19). Tout auteur trouve sa légitimation ultime dans le système communicationnel appelé « poésie » ou « roman » : « c'est dans ou par rapport à ce système qu'on va situer sa voix propre, étant entendu qu'il lui incombera d'y puiser à la fois son identité et sa différence. C'est cette injonction institutionnelle qui […] m'apparaît comme une des causes susceptibles d'expliquer l'implosion moderniste du système générique comme tel, puisque la différenciation poussée jusqu'à logique extrême exige de chaque écrivain que chacune de ses oeuvres forme […] un genre pour lui-même » (19-20). (voir Spécificités historiques culturelles — France)
Déclin de l'empire rhétorique
Pour Combe, il faut rapporter le refus des genres au déclin de l'empire rhétorique depuis le siècle dernier (49). Ce déclin s'intensifie et s'accélère surtout au cours des années 1960, alors que la « combinaison du structuralisme sémiotique et du marxisme althussérien conduit Sollers, comme d'ailleurs Kristeva, à considérer les genres comme “rhétorique promue au niveau idéologique” de la bourgeoisie. La critique des genres et, plus généralement, de la rhétorique relève d'une critique de l'idéologie au nom du matérialisme historique » (50). Il semble s'agir avant tout d'une initiative moderne, marquée par « le refus des cloisonnements génériques, au nom du “texte” pluriel, de l'oeuvre polyphonique » (58) ; on peut se demander si les auteurs contemporains pratiquent le pluriel « au nom [de ce même] absolu : la “Littérature”, débarrassée de ses genres, qui sont censés faire écran à son unité et à son univers » (58). (voir Spécificités historiques culturelles — France)