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Grille de pré-analyse – théorie implicite du récit dans le discours critique de l'oeuvre de Chevillard
Robert Lévesque. « Sur l’étagère de Beckett », Le Devoir, 5 juin 1993, D5 [sur La nébuleuse du crabe].
[VA : ici comme ailleurs (dans plusieurs sinon la totalité de nos grilles), on remarquera notre difficulté à déduire la conception de telle ou telle notion à partir des informations de l'article, étant bien souvent réduites à répéter en d'autres mots les commentaires de la critique. Il faut comprendre que celle-ci se tient souvent très près de l'oeuvre de Chevillard. Autrement dit, la critique décrit telle notion du récit chez Chevillard, sans trahir quelque a priori que ce soit. Le personnage est désincarné, remarquera la critique, mais on ne pourra déterminer si …………
Caractéristiques du récit à observer chez la critique :
Personnage
* Quels éléments retient la critique pour présenter le personnage? S’attache-t-elle à sa description physique ? À ses actions ? À son rôle dans le récit ? En quels termes ?
- Lévesque déclare le personnage insaisissable (le personnage lui-même ne semble pas davantage savoir qui il est) ; si son nom est donné, ses actions et son existence même apparaissent indéterminées : « La nébuleuse du crabe est le portrait saisissant d’un être insaisissable, qui s’appelle Crab, qui n’est peut-être pas né, qui n’est peut-être pas mort, qui vit sans enthousiasme entre ces deux hypothèses, et qui, se demandant en tout cas s’il a jamais vraiment vécu, se rend compte que son nombril, comme ses autres cicatrices, ne lui rappelle rien… ».
- Pourtant, les énoncés sur le personnage insaisissable couvrent à peu près, paradoxalement, la moitié de l’article. Lévesque révèle tout ce qu’il peut sur le personnage – son statut, quelques faits et anecdotes biographiques : « Crab, rêveur éveillé, penseur distrait, humoriste grave, fait le point sur son existence et découvre que seule la folie pourra le préserver de la médiocrité et de l’ennui ».
- L’attention portée au personnage permet, en dépit de l’absurdité et de l’anecdotique des exemples, d’en livrer un certain portrait. Mais ce que l’on a de la difficulté à cerner, c’est le rôle du personnage dans le récit, celui-ci paraissant justement se réduire à un portrait de Crab. La série d’anecdotes sur le personnage occulte son évolution au fil du récit – ce que reconnaît d’ailleurs le critique en le reprochant à Chevillard (j’y reviendrai).
* Comment réagit-elle au traitement du personnage chez Chevillard ?
- Tout se passe comme si, en raison de l’insaisissabilité du personnage – en raison, aussi, de l’insaisissabilité du parcours dont Lévesque ne pourra dire que peu de choses (j’y reviendrai)–, le critique multipliait les énoncés sur Crab pour en donner à tout le moins une vague idée : « L’individu est peut-être mort une nuit froide de 1821. On ne sait pas. Quoiqu’il en soit, Crab a toujours été un vieillard […] », et Lévesque d’y aller de quelques faits biographiques et anecdotiques sur Crab.
- L’insaisissabilité du personnage semble également obliger le critique à ne relater que ce qui est écrit dans le roman, sans autre forme d’explication, de contextualisation ou d’organisation logique. Lévesque livre des énoncés épars sur le personnage, exacerbant ainsi l’impression d’absurdité et de fragmentation de l’ensemble.
- Cela dit, l’insaisissabilité du personnage ne semble pas causer d’inconfort au critique ; s’il en est déstabilisé, ce n’est pas tant par la proposition peu conventionnelle que par la difficulté corollaire, pour le critique, d’en brosser un portrait fort et cohérent [peut-on traduire cela par l’attente d’un personnage fort et cohérent?].
- Ce qu’il trouve par contre « agaçant », c’est le rôle du personnage dans l’ensemble du récit ; son trajet est « aussi insaisissable que celui qui le parcourt ».
* De ces informations, quelle conception du personnage est véhiculée par la critique ?
- Le personnage se laisse d’ordinaire saisir par une description sommaire et son rôle dans le récit ; il est « agaçant », pour Lévesque, de ne pouvoir cerner la logique du personnage au sein du récit. Son acharnement à documenter un personnage qu’il déclare insaisissable témoigne, au moins en partie, de l’importance que le critique lui accorde dans la dynamique du récit. D'ailleurs, Lévesque tente de reconstruire une certaine logique autour d'un personnage pourtant aussi insaisissable que son parcours : ce parcours s'apparenterait à la recherche d'un personnage qui fait le point sur son existence.
Intrigue / histoire
* Quels éléments retient la critique pour proposer un résumé de l’histoire ?
- L’histoire est résumée à partir d’un personnage jugé insaisissable : « La nébuleuse du crabe est le portrait saisissant d’un être insaisissable ».
- Lévesque souhaiterait résumer l’histoire par la trajectoire suivie par le personnage, mais il est freiné par le caractère décousu et incongru de l’ensemble : « Chevillard part sans balises ni but, sans valises ni rue, dans un trajet aussi insaisissable que celui qui le parcourt; les sauts d’un trottoir l’autre, d’une logique l’autre, d’un monde l’autre, sont aussi déroutants qu’incongrus ». Tout au plus parvient-il à formuler le projet d’ensemble du personnage – donc la trame narrative principale –, mais au prix d’une généralisation peu éclairante : « Crab […] fait le point sur son existence et découvre que seule la folie pourra le préserver de la médiocrité et de l’ennui ».
- Les autres énoncés sur l’histoire consistent en quelques faits anecdotiques et biographiques sur le personnage, pigés « au hasard des morceaux de Crab » - avec comme résultat l’impression qu’il n’y a pas une histoire forte, mais plusieurs parcelles d’histoires dont le personnage est l’élément commun.
* Comment réagit-elle au traitement de l’histoire chez Chevillard ?
- « Ce petit roman […] est parfois agaçant, je vous l’accorde, parce que Chevillard part sans balises ni but […] ». Lévesque considère que les irrégularités de l’intrigue – les « sauts d’un trottoir l’autre, d’une logique l’autre, d’un monde l’autre » – sont « aussi déroutant[e]s qu’incongru[e]s ».
- Après avoir dénoncé ce relâchement de l’intrigue, Lévesque tente d’établir un fil narratif qui organiserait l’ensemble : la recherche de Crab, qui fait le point sur son existence. C’est dire la volonté du critique d’en arriver à une histoire cohérente, quand bien même il livre ensuite celle-ci par « morceaux » choisis « au hasard ».
* De ces informations, quelle conception de l’intrigue / histoire est véhiculée par la critique ?
- L’intrigue devrait s’organiser autour de balises et d’un but, et éviter la fragmentation causée par les sauts d’une logique à l’autre ou d’un monde à l’autre, de façon à proposer un trajet saisissable. D’où que, en dépit de ces « défauts » de l’œuvre de Chevillard, Lévesque ne travaille pas moins à établir une cohérence d’ensemble autour de la recherche de Crab.
- Le « schéma » de la quête relevée par Lévesque est, par ailleurs, issu de la période structuraliste [je le mentionne, mais c'est peut-être poussé par les cheveux d'y voir l'influence implicite du structuralisme].
Narrateur / narration / discours
* Quels éléments retient la critique de la figure du narrateur et/ou de son discours ?
- Rien n’est dit sur le narrateur ou sur son discours ; Lévesque convoque plus volontiers Chevillard et son écriture que le narrateur et son discours - sans pour autant les confondre, encore qu'on pourra se demander pourquoi il évacue la figure du narrateur au profit de celle de Chevillard, préférant y aller d'un « nous dit Chevillard ». Mais le critique semble suggérer que c’est l’écriture qui permet au lecteur de suivre une histoire au contenu insaisissable : « Chevillard vous saisit finalement bien serré contre lui, par la poésie étrange et cabotine de cette recherche du type perdu ».
* Comment réagit-elle au traitement de la figure du narrateur et/ou du discours chez Chevillard ?
- À défaut de se prononcer sur le discours, Lévesque admettra que l’écriture de Chevillard est « exquise ».
* De ces informations, quelle conception du discours, dans son rapport au récit et/ou à l’histoire, est véhiculée par la critique ?
- Apparemment de moindre importance que le personnage et l’histoire.
Digression
* Impact sur la progression de l'intrigue, sur la structure narrative ?
- -
* Réaction de la critique
- -
Fragmentation
* Impact sur la progression de l’intrigue, sur la structure narrative, sur l’œuvre ?
- « Ce petit roman en 52 parts ».
- « [L]es sauts d’un trottoir l’autre, d’une logique l’autre, d’un monde l’autre, son aussi déroutants qu’incongrus » [s’agit-il de fragmentation ou de digression? Du reste, dans l’un ou l’autre cas, le résultat est le même].
- « Son roman est en somme une série de paragraphes, courts ou longs, dont chacun est un morceau d’écriture ».
- Tous ces exemples de fragmentation semblent contribuer à l’insaisissabilité du « trajet » du personnage – donc de la trame narrative principale.
* Réaction de la critique
- Lévesque est agacé par la fragmentation de l’ensemble qui, privé d'un fil narratif, est jugé « insaisissable ». Il ne reconnaît pas moins que l’écriture de chaque « morceau » est « exquise ». Il reste qu’il en est réduit, devant cette fragmentation, à livrer des exemples épars qui ne permettent pas de donner une idée juste de l’ensemble du récit. Bref, Lévesque se tient près de l’œuvre de Chevillard au point d’en reprendre l’esthétique fragmentaire.
Cohérence de l’ensemble
- La cohérence de l’ensemble souffre de l’insaisissabilité du personnage et plus encore de son trajet, mais Lévesque ne réussit pas moins à en établir une, au risque d’une généralisation un peu abstraite : « Crab […] fait le point sur son existence et découvre que seule la folie pourra le préserver de la médiocrité et de l’ennui ».
Varia
Stratégies rhétoriques à observer chez la critique
(Par rapport aux caractéristiques indiquées ci-dessus, mais aussi de façon générale ; ces stratégies tendent à trahir les limites des théories narratives dont fait usage la critique pour tenter de saisir l’œuvre de Chevillard) :
Usage de la métaphore
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Citations de l’œuvre
* Reprises et citations de l’œuvre de Chevillard pour décrire celle-ci, dans un geste circulaire. Autrement dit, la critique utilise (ou transforme ?) l’œuvre de Chevillard comme matière théorique pour commenter l’œuvre.
- Les quelques citations de l’œuvre servent surtout à donner une idée de l’insaisissabilité et de l’incongruité du personnage de Crab.
Déclarations de l’écrivain
* Recours aux entrevues de l’écrivain pour appuyer ses idées – comme figure d’autorité ou pour d’autres usages qu’il faudrait identifier, le cas échéant.
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Comparaisons / rapprochements intertextuel(le)s
* Lesquel(le)s ? Vérifier si ces rapprochements intertextuels sont énoncés faute de pouvoir rendre compte de l’œuvre (incapable de décrire celle-ci, la critique se résout à comparer pour donner au moins « une idée » de l’œuvre). Vérifier si ces rapprochements sont seulement énoncés ou expliqués.
- « On trouve autour de Chevillard des grands-pères illustres penchés sur l’épaule de l’écrivain » : Rimbaud, Ionesco, Kafka, Beckett, dont Lévesque donne des exemples en tirant des citations du roman. On pourra se demander la pertinence de ces rapprochements, sur ce qu’ils apportent à l’intrigue, à l’œuvre – Lévesque ne mentionne ces liens qu’au passage…
Vocabulaire approximatif
* Étrange, singulier, bizarre, incongru, déroutant, insaisissable : les qualificatifs passe-partout qui empêchent d’avoir à décrire l’œuvre.
- « Depuis 1987 il écrit des livres sans utilité aucune, brefs, étranges, […] bizarres ».
- L’adjectif « insaisissable » revient à plus d’une reprise.
- Les « sauts » d’une logique l’autre sont aussi « déroutants qu’incongrus ».
- Multipliant ainsi les expressions approximatives, Lévesque se retrouve à se tenir très près de l’œuvre, à en citer des passages et en résumer d’autres, à défaut de pouvoir tenir son propre discours sur une œuvre qu’il juge insaisissable.