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Livre des visages, Sylvie Gracia

Il s’agit avant tout d’un journal facebookien publié entre juillet 2010 et juillet 2011. Il est ensuite paru dans sa version papier aux éditons Jacqueline Chambon en 2012. Ce livre retrace les publications de l’écrivaine, ou plutôt, de la femme en-dessous de l’écrivaine. Elle y narre son présent et parfois son passé, mais surtout, et c’est ce qui m’a le plus intéressé, elle y tient un discours autoréférentiel sur son journal en construction, le théorisant au passage.

Avant tout, c’est grâce à l’arrivée d’une nouvelle technologie dans sa vie que Sylvie Gracia s’est mise à construire cet objet littéraire inhabituel. Elle affirme, un peu après avoir commencé ce journal, qu’il « […] est né de l’achat d’un ordinateur portable, sur lequel [elle] écri[t] au lit ou bien allongée sur [son] canapé. Littérature écrite couchée, donc. Littérature quotidienne, de l’ordinaire. » (p.29) L’ordinateur est en effet le support matériel de l’envoûtant monde virtuel qui fut le moteur des publications de l’écrivaine. La facilité et l’instantanéité qui en découle laisse progressivement place, chez Gracia, à un geste créateur très fécond. À plusieurs reprises, l’auteure qui a déjà publié cinq romans affirme qu’elle n’a jamais été autant prolifique de sa vie. Elle écrit : « Je cherche quelque chose, avec ce carnet en images, et si je ne peux pas encore dire quoi, chaque nouveau phototexte élargit l’horizon. » (p.32) Explorant un terrain peu connu, elle est à la recherche de quelque chose par l’écriture, et cette chose, il semble qu’elle le trouve à mi-chemin, lorsqu’elle écrit : « Et sans doute, dans ce Livre des visages qui se nourrit autant du quotidien présent que de la mémoire, je cherche le lien, la permanence. Je cherche ce «je » qui est le mien, ce « je » qui, dans l’écriture comme dans la vie, est si difficile à poser.» (p.107) Elle cherche, en quelque sorte, une version fixe et définie d’elle-même. Il semble que publier ses textes renforce l’impression de « permanence » recherchée, mais aussi, l’aide à se définir comme sujet écrit. Elle devient ainsi un personnage que ses lecteurs journaliers ont la possibilité d’imaginer.

Par ailleurs, l’écrivaine s’y prend de manière assez courante pour enquêter sur soi : elle publie une photo de son quotidien, comme celles-ci, par exemple (montrer les photos). La photo est la plupart du temps suivie d’une explication. Par exemple: «Le bras de F., photographié à l’étage de la Caravelle, quai des Belges. Nous mangeons des assiettes de charcuterie et de fromage, buvons une bière. Le bar est tamisé, aux fenêtres ouvertes sur le Vieux-Port scintillant. Nous sommes là, présents l’un à l’autre, et l’éternité est un instant.» (p.66) La narratrice raconte surtout son présent, mais aussi son passé. Puisque le journal est instantanément publié, elle dit souvent se garder une pudeur pour telle ou telle chose. Ultimement, elle « Saisi[t] le flux d’une vie, la [s]ienne, puisqu’aucune autre n’est connue.» (p.33)

Le but qu’elle poursuit reste assez fuyant à la lecture, voire contradictoire. Par exemple, elle affirme : « Si j’écris ce journal, si je l’adresse à d’autres, intimes ou inconnus, c’est pour garder la conscience que je suis vivante, que chaque jour est vécu, puisque je l’écris.» (p.101) À ce moment, l’auteure a l’impression que ses textes garantissent sa propre existence, peu importe le lecteur, pourvu qu’il y en ait un. Mais un peu plus tard, elle réalise : « Je comprends, à l’instant où je tape ces lignes, que ce Livre s’adresse à des visages connus de moi, des individualités précises. Non pas à un lecteur fantasmé, mais à des êtres réels que j’aime, qui viennent ici ou là peupler ces pages, dont la lecture empathique et intelligente me réjouit. » (p.122) Une publication à grande échelle aurait permis peu de contacts entre l’écrivaine et ses lecteurs. Sur ce réseau social, Sylvie Gracia s’expose avant tout à ceux qui peuplent son quotidien. De plus, au sein du récit facebookien, les lecteurs peuvent interagir par le biais d’un commentaire ou d’une appréciation. Le personnage facebookien s’avère donc être l’homonyme de celle qui écrit par le biais de son profil, homonyme construit en grande partie par la relation qu’il entretient avec les autres.

Finalement, le texte de Gracia rejoint l’idée selon laquelle l’individu met en ligne des photos ou des textes de son quotidien dans le but de consolider une idée qu’il se fait de lui-même. Il s’agit d’un « je » inhérent à ses relations avec ses amis sur Facebook, amis qu’il n’hésite pas à incorporer dans ses publications. Il rend ainsi le monde virtuel semblable à la réalité dans laquelle il évolue. Le sujet tente de se saisir lui-même, mais comme Gracia, il ne sait pas toujours pourquoi il écrit. Cette situation nouvelle est très complexe et mérite encore d’être approfondie. Je termine en avouant qu’il est un peu dommage que le Livre des visages ait été publié comme s’il s’agissait un roman ordinaire puisqu’il perd un peu de son essence première de journal facebookien.

ranx/speed_colloque_livre_des_visages.txt · Dernière modification : 2018/02/15 13:57 de 127.0.0.1

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