Le type de personnage que nous qualifions ici de « perdant » est construit sur ses échecs, mais surtout, sur son incapacité semble-t-il complète à atteindre les quelques buts qu’il se fixe. Il ne s’agit pas ici de porter un jugement de valeur, mais plutôt de souligner l’impossibilité intrinsèque, pour ce personnage, de réaliser ses projets. Il se caractérise en effet par une suite de mauvaises décisions, une malchance chronique, un manque de motivation incorrigible ou encore une angoisse telle qu’il n’ose faire ce qui l’amènerait logiquement à atteindre ses objectifs – lorsqu’il en a. Le personnage semble donc principalement défini par ses lacunes et son inadéquation à son univers. Construit comme un anti-héros, le projet qu’il semble se fixer est voué à l’échec : le Perdant est conçu pour ne pas arriver à ses fins. Les informations qui nous sont données sur le personnage construisent un portrait-robot où presque seules les tares sont répertoriées.
Des exemples notables :
Document 1 (Tess et Jude) – François Blais ;
Le voyage à Bird-in-Hand que Tess et Jude avaient prévu, et qui constituait une sorte de finalité dans le récit, n’aura jamais lieu. Leur incapacité de réalisation est liée à leur errance, à leurs mauvaises décisions et à l’incohérence de leurs agissements (ils adoptent un chien, ils achètent une auto, ils dépensent leur argent inutilement, etc.) Le fait qu’ils soient perdants réside dans leur stagnation, elle même attribuable à leurs choix inexplicables, et à leur problème d’intention. Ils sont parfaitement conscients de leur incapacité à mener un projet à bien : « À ça je réponds que si le lecteur nous connaissait un peu mieux, il saurait que de notre point de vue une décision est grave par définition, que c’est quelque chose qu’on évite comme la peste. Pour ma part, une fois que j’ai décidé quelle paire de bas porter et quoi mettre sur mes toasts, j’ai pas mal atteint mon quota de décisions pour la journée. » (p. 25)
Au piano – Jean Echenoz ;
Dans la première partie, Max, pianiste, n’a plus que quelques semaines à vivre avant d’être violemment tué, mais ne le sait pas encore. Il vit avec une femme qu’on apprendra être sa sœur, rêve à Rose, rencontrée il y a trente ans, suit une voisine, la femme au chien, sous la surveillance de son imprésario et d’un assistant qui doit veiller à ce qu’il ne boive pas trop avant les concerts et qui le pousse sur scène pour l’obliger à jouer, ce qui terrorise Max. Dans la deuxième, mort, il attend dans un centre sous la supervision de Béliard, où l’on va décider s’il ira « dans le parc » ou « dans la section urbaine » et fait l’amour avec Doris Day, infirmière dans l’au-delà. Dans la troisième et dernière partie, il « ressuscite » en Amérique du Sud et se retrouve finalement à Paris à travailler comme barman dans un hôtel de passes. Son ancien assistant, ignorant qu’il était mort, le reconnait, le fait engager comme pianiste. Béliard apparait, puisque se faire reconnaitre et reprendre son ancienne occupation sont interdits (on a modifié le visage de Max). Max croit à nouveau reconnaitre Rose, mais Béliard apparait et la ramène dans l’au-delà, geste cruel qui fait réaliser à Max qu’il est probablement en enfer. Les maigres tentatives d’agir du personnage échouent. Il repense constamment à ses échecs avec les femmes, comme cette occasion manquée avec Rose.
La mort de Blaise – Luc Mercure ;
Un musicien particulièrement sensible, amateur de chats et collectionneur de musique populaire française des années soixante, jamais parvenu à percer dans le milieu musical, devient professeur de piano. Il s'attache particulièrement à un de ses élèves, Alexandre, dont l'innocence enfantine permet au professeur de garder un lien avec le monde ou, plutôt, avec les humains. Mais la mort de Blaise, un chat du musicien, bouleverse celui-ci. À la suite de cela, la capacité actionnelle du personnage devient très limitée, des gestes simples lui semblent insurmontables, comme celui de passer la porte du personnage de Thierry.
Adam Haberberg – Yasmina Reza ;
Écrivain raté, Adam Haberberg regarde son métier avec un pessimisme évident, il enchaine les flops et sa femme le méprise. Il maudit tout le monde intérieurement. Il est résigné à sa situation et ne fera rien pour améliorer son sort.
Une vie inutile – Simon Paquet ;
Une vie inutile est en fait le journal personnel de Normand, un individu dans la quarantaine qui vit dans un minuscule demi-sous-sol qui fut jadis un débarras. Il travaille sur appel dans une usine de cyanure et, à part ça, ne fait pas grand-chose. Les échecs du personnage pourraient autant être attribuable à son défaitisme qu’à sa flagrante et navrante malchance. Assistant continuellement à l’écrasement de ses moindres projets, il se résigne et est convaincu de l’inutilité de sa vie.
Compression – Nicolas Bouyssi ;
L’aspect perdant de ce personnage aveugle et anonyme peut être attribuable à son handicap. Dépendant de sa sœur, qui disparait au cours du roman, il lui est littéralement impossible d’agir. Malgré une certaine évolution de son autonomie, le personnage se considère toujours comme une cause perdue: « Autant l'admettre : compte tenu de mon âge, de mes essais, de leur avortement, je ne serai jamais quelqu'un d'autonome. Ou bien c'est autre chose. Il y a des habitudes que je n'ai pas acquises dans mon enfance, et les limites de mon émancipation dresseront toujours des bornes à l'existence des gens qui sont d'accord pour partager la mienne. » (p.23)
Certainement pas (Mathias) – Chloé Delaume ;
Mathias Rouault est écrivain. Il obtient très peu de reconnaissance de son milieu, auquel il accordait beaucoup d’importance. Ainsi devient-il un perdant, se résignant à se laisser choir et à laisser sa situation s’envenimer. Sans ambition, sans plaisir, il continue d’écrire, tout en constatant qu’il devient pratiquement catatonique : « Je suis en train de devenir pour tous un personnage de fiction. J'articule des répliques comme venues de nulle part, enfin pas si de nulle part que ça. Ma bouche vomit des mots programmés par un script, j'ai souvent l'impression de n'être qu'une interface. » (p.184)
Ormuz – Jean Rolin ;
Wax, passionné d’histoire navale et d’ornithologie, a décidé de traverser à la nage le détroit d’Ormuz. Il a chargé le narrateur de raconter cette épopée et de faire « l’inventaire de toutes les choses, des plus infimes aux plus majestueuses, susceptibles d’être décrites, chacune dans sa catégorie, comme la plus proche du détroit d’Ormuz » (p.140). Cela n’aura jamais lieu et la structure narrative du roman se basera sur la préparation, proche du sabotage, de cet exploit. Le seul but de la quête du personnage ne viendra jamais à terme, tant il semble insaisissablement réticent à l’accomplissement.
Le grand roman de Flemmar – Fabien Ménard
Flemmar décide soudainement de devenir écrivain, il se passera cependant un an sans qu’il n’écrive une ligne. Une certaine malchance le frappe aussi. Tout ce qui est lié à l’objet de sa réalisation semble mystérieusement disparaitre (sa tasse de café, ses livres, son bureau, son poète préféré, etc.) Il se résout, assez joyeusement, à ne plus écrire à la fin du roman. N’ayant aucun contrôle sur les disparitions, son incapacité de réalisation ne lui est qu’en partie attribuable.
Le travail de l'huître – Jean Barbe
À la fin du XIXe siècle, un jeune paysan sibérien a l'ambition de tuer le tsar Alexandre II, mais au lieu de réussir son dessein, il devient invisible et inapte à tuer qui que ce soit. Il tente désespérément d'être vu de quelqu'un (par le téléphone, par les rayons X), mais rien ne fonctionne. Lors de la guerre, il cohabite avec une jeune femme et l'aide de plusieurs façons jusqu'à mourir de privation pour elle. Son corps réapparaît à sa mort. Il ne réussit jamais à redevenir un personnage à proprement parler et en cela, il échoue du début à la fin. Sa rupture avec le monde est la cause et la conséquence de ses échecs.
Je vole – Mathieu Belezi
Dans une ville au bord de la Méditerranée, un ancien comptable dans la quarantaine, asthmatique, divorcé qui peine à payer la pension alimentaire, chômeur qui n'aura bientôt plus droit à l'assurance-chômage, n'a droit qu'à quelques rares instants de bonheur lorsque, le dimanche, il peut passer quelques heures avec sa fille. Cette rencontre est la seule composante de sa vie qui n'est pas de l'ordre de l'échec. Dépressif, il affirme: « les hommes ici-bas n’ont pas plus de courage que je n’en ai, moi qui n’aspire qu’à retrouver un travail de comptable, et ma fille tous les jours, et l’ex-femme redevenue ma femme dans un lit. » (p. 63-64) Malheureusement pour lui, il ne réussit pas à retrouver le bonheur. En effet, il se fait une nouvelle copine que pour la perdre aussitôt et se retrouver tout aussi malheureux. Malgré son désir de retrouver sa place dans la société, il n'a parfois même pas la force ou la volonté de répondre au téléphone quand il est en recherche d'emploi, de se faire à manger avec la nourriture qu'il a pourtant déjà achetée, etc. Bref, il sabote ses propres initiatives. Les projets avortés sont principalement de deux types: amour et travail.
La ballade de Nicolas Jones - Patrick Roy
Nicolas Jones, la trentaine, habitant de Québec, pose sur sa vie un constat d'échec et ne va à peu près nulle part jusqu'à ce qu'il rencontre Marie-Sarah, au tout début du roman. Il ne sait pas trop comment il doit agir avec elle, tiraillé qu'il est entre l'attirance et la peur, mais plombé par la solitude en toutes circonstances, même devant une partie de hockey avec ses amis. L'inaction est un thème récurrent dans le roman. Jones, dans sa jeunesse, a été souvent trop timide, trop lâche, trop pessimiste, trop faible pour agir, ce qui explique pourquoi, âgé de maintenant quelque trente années, il est imbibé de regrets et de honte et peut toujours aussi peu agir, empêtré qu'il est dans ses échecs antérieurs: « il vaudrait mieux tout débrancher, mes veines et l'électricité, que ce n'est pas en dépendant des succès de Gagné que je lèverai mes statu quo pour liquider ma flemme, la force d'inertie dont les échecs m'ont pétri. Je caille. Du mouvement. » (p.59)Jones ne va pas tout d'un coup devenir un champion (comme l'aurait voulu son père), il choisit plutôt de s'accepter tel qu'il est, un perdant.
La télévision - Jean-Philippe Toussaint
Un homme prend une année sabbatique pour se consacrer entièrement à l'écriture d'un essai sur le peintre Titien. Le roman raconte l'été qu'il passe à Berlin, loin de sa femme enceinte et de son enfant partis en vacances, à se préparer à écrire. Oui, vraiment, il passe l'été à se préparer à écrire son essai. Simultanément, il décide de cesser de regarder la télévision. Le roman constitue à la fois une description de son travail au quotidien (petits déjeuners studieux, piscines berlinoises, promenades dans les parcs) et, quoique dans une moindre mesure, une étude de son état d'esprit depuis qu'il a arrêté de regarder la télévision. Il doit de plus s'occuper des plantes que ses voisins lui ont confié pendant leurs vacances, mais, même s'ils lui ont laissé un horaire d'arrosage détaillé, il ne parvient pas à remplir cette délicate mission. Les décisions que prend le personnage principal de La télévision entravent sérieusement ses actions. Plus souvent qu'autrement, il semble n'avoir aucune intentionnalité, c'est-à-dire qu'il ne vise aucun objectif en particulier (éteindre la télévision), ou bien, lorsqu'il a un objectif, il fait exactement le contraire de ce qu'il devrait faire: au lieu de se concentrer sur son essai, il passe son temps à divers passe-temps, ce qu'il appelle travailler ; au lieu d'arroser les plantes de ses voisins à partir du calendrier qu'ils lui ont laissé, il regarde les plantes mourir et essaie ensuite de les ressusciter, notamment en les mettant au réfrigérateur. Ses échecs découlent presque toujours du fait de son indécision maladive et de son incapacité à poser des actions simples.