I- MÉTADONNÉES ET PARATEXTE
Auteur : Catherine Mavrikakis
Titre : Le ciel de Bay City
Éditeur : Héliotrope
Collection : –
Année : 2008
Éditions ultérieures : –
Désignation générique : Roman (dans le résumé qui figure sur la quatrième de couverture)
Quatrième de couverture :
1960. Cette année-là, une maison de tôle est livrée au bout de Veronica Lane à Bay City. Une famille s’y installe. Deux sœurs, Denise et Babette, vont donner tour à tour naissance à de petits Américains. Elles ont quitté l’Europe et la dévastation de la guerre pour l’Amérique. L’avenir paraît alors appartenir à ce continent où tout est plus gai, plus neuf.
Mais l’Histoire ne se laisse pas mettre de côté. Amy, la fille de Denise, est hantée par les morts et va faire une étrange découverte dans le sous-sol de la petite maison de tôle.
Roman puissant, traversé par la soif de l’Amérique et la volonté désespérée d’en finir avec le passé, Le ciel de Bay City dresse un réquisitoire contre l’indifférence du ciel à l’endroit de notre souffrance.
II- CONTENU GÉNÉRAL
Résumé de l’œuvre :
Le roman se déroule sur deux périodes temporelles distinctes. La narratrice raconte principalement ce qui l'a poussée à mettre le feu à la maison familiale dans la nuit du 4 au 5 juillet 1979. Ce récit est entrecoupé par l'histoire de la vie de la narratrice, de l'arrivée de sa famille à Bay City en 1960 jusqu'à une nuit de la décennie 2000. Elle raconte sa vie avant et après l'incendie.
Amy Duschenay a grandi sous le ciel mauve de Bay City, et a honte d'exister. Elle vit avec son oncle, sa tante, son cousin, sa mère - qui ne s'en occupe pas trop et lui préfère Angie, sa soeur morte-née - et son petit frère. Amy, à sa naissance, a échappé à la mort de justesse et est depuis « condamnée à la vie » (p. 16). Les manies de sa mère et de sa tante, venues en Amérique après la Seconde Guerre mondiale, la forcent à vivre par procuration la guerre et les tragédies survenues avant sa naissance. Hantée par la mort, Amy sent que le passé de sa famille cache une tragédie. Un jour de ménage, elle découvre dans un cagibi au sous-sol deux vieillards, les fantômes de ses grands-parents. Bouleversée parce que sa nièce vient de découvrir son secret, sa tante Babette lui révèle ses racines juives. Babette et sa soeur Denise, cachées dans une famille catholique, ont échappé aux camps, mais quarante-huit membres de leur famille y sont morts. Amy comprend alors qu'elle porte en elle le souvenir de ses ancêtres; sa douleur, son obsession pour la mort lui viennent de son passé. Malgré qu'elle soit née en Amérique bien après Auschwitz, les cadavres la hantent. Sa tante charge Amy de sauver l'âme de ses grands-parents. Elle décide alors de purifier sa vie par le feu et de brûler la maison pour que le passé disparaisse totalement. Toutefois, elle échappe malgré elle aux flammes.
Des années plus tard, Amy, qui a changé de nom, porte encore en elle le souvenir des camps. Anorexique, elle cherche à disparaître. Seule sa fille Heaven, souvenir d'une relation avec un Indien d'Amérique, l'empêche de se laisser mourir. Lumineuse, heureuse, et profondément américaine, sa fille semble avoir été épargnée par les fantômes de l'Histoire. Toutefois, un soir, en allant dans la chambre d'Heaven, Amy y découvre, lovés contre sa fille, ses grands-parents, et toute la famille de Bay City. Ce n'est que là, dans un sous-sol du Nouveau-Mexique, qu'Amy accepte de se coucher, en paix, parmi eux.
Thème(s) : Holocauste, héritage, américanité, famille, traumatisme, anorexie, ascèse, identité.
III – JUSTIFICATION DE LA SÉLECTION
Explication (intuitive mais argumentée) du choix : Le roman présente un excellent exemple d’un personnage qui entretient un rapport problématique avec la mémoire et l’Histoire. De plus, à certains égards, on peut rapprocher le personnage d’Amy de celui de Hope dans Tarmac (elles sont toutes deux victimes de leur héritage familial, quoique la première le vit de façon beaucoup plus tragique).
Appréciation globale : Le roman est très riche et traite de thèmes complexes et délicats. Je ne suis pas sûre que ce soit une œuvre emblématique pour le projet, mais le personnage d’Amy est sans aucun doute très contemporain (ne serait-ce que par son désir de s’effacer du monde (Biron)).
IV – TYPE DE RUPTURE
Validation du cas au point de vue de la rupture a) actionnelle : remise en question de l’intention (et éventuellement de la motivation); logiques sensibles; difficulté/incapacité à s’imaginer transformer le monde (à s’imaginer le monde transformable), etc.
Amy passe une bonne partie de son adolescence à faire des “folies” (drogues, sexe et rock 'n' roll), qui semblent être autant de moyens de se dérober à son passé qui la hante. Ces folies lui évitent de devoir réfléchir au présent et au futur, elles apaisent:
« Moi, je ne rêve jamais à rien. Surtout pas à l'avenir. La nuit, ma sœur, embryon décomposé, m'apparaît. Son visage est rongé par l'informe me persécute. […] La nuit, je suis poussée dans une chambre à gaz alors que des milliers de gens hurlent en se crevant les yeux. À côté des sursauts d'effroi provoqués par l'ange pourri du passé, les tressautements de quelques abrutis maladroits dans une Plymouth 1970 décapotable me semblent des instants calmes, paisibles, volés sur l'horreur de mes nuits. Pendant les ébats, je regarde le ciel. Il m'avale. Ces gars-là ne font pas grand-chose de mal à éjaculer vite, coupablement mais bruyamment dans nos cons plutôt que dans celui de leur chienne. Ma sœur et la guerre la nuit me font bien pire. » (28)
Mais ces folies ne suffisent pas à la libérer de ses souvenirs et le coeur du récit est évidemment l'incendie que provoque Amy afin de se « purifier » définitivement du passé. Toutefois, le fait qu'elle survive à l'incendie augmente son désespoir; en plus d'avoir tout perdu, elle se sent encore plus coupable d'exister, d'être une survivante. Cette culpabilité la pousse à s'effacer le plus possible du monde : elle cesse presque de manger, renonce au capitalisme et à la sexualité. Elle fuit sur les routes et dans les airs (elle est devenue pilote d'avion). Elle en vient à incarner les prisonniers des camps, par sa maigreur et son aspiration à la mort. Amy souhaite d'ailleurs mourir en Inde et être brûlée à Varanasi, pour finir en fumée comme ses ancêtres.
p. 252 : « Mon végétarisme cache aussi ma perte d'appétit. Avec le temps, je mange de moins en moins. Je suis devenue une vieille anorexique. Il y en a tant. Mastiquer est honteux et seuls les corps dans les camps de concentration me semblent réels. Je sais bien que je répète le passé, qu'il s'inscrit dans mon corps, à même ma chair. Je rejoue lamentablement l'holocauste. »
p. 253-254: « je suis en train de tranquillement me gommer de ce monde, de me dissoudre. Il me semble que vieillir, c'est cela : connaître davantage la honte d'être parmi les vivants et de n'avoir pour consolation que la mort toujours plus présente qui saura oblitérer la turpitude. » (253-254)
Le personnage d'Amy ne supporte pas le fait d'être vivant alors que tant d'autres avant elle, et à cause d'elle, sont morts; à partir de la nuit du 4 juillet, elle ne se considère même pas comme vivante. C'est ce malaise, cette culpabilité qui influence les perceptions et les actions du personnage. De plus, dans sa jeunesse, elle s'intègre mal dans les rôles qu'on lui attribue : elle (et toute sa famille, d'origine française) est marginale dans la petite ville de Bay City. Sa tante et sa mère se démarquent par leur habits européens, et elle-même détonne à cause de son look punk; elle ne remplit pas son rôle de fille, puisque sa mère lui préfère une enfant mort-née et, quand elle devient mère à son tour, elle a aussi de la difficulté à remplir son rôle puisqu'elle se sent coupable d'avoir mis un être au monde. On pourrait aussi avancer que la rupture a une origine « génétique » si on considère la théorie du traumatisme transgénérationnel, qui est d'ailleurs mentionnée dans le texte.
p. 119 : « Une fois la semaine, je me retrouvais donc dans des groupes de thérapies, en compagnies d'hommes de trente à cinquante ans, de vétérans de la guerre de Corée ou du Vietnam sur lesquels on faisait des tests de toutes sortes. Ce que je racontais alors de mes rêves ressemblait assez à ce que tous les hommes avaient vécu au combat. […]J'étais une jeune fille de dix-sept ans, sans aucun souvenir personnel, vierge de tout évènement traumatisant. […][Le docteur Cox] transmit mon cas au docteur Shapiro de Californie, son maître. Ce dernier fut conduit à émettre l'hypothèse fort contestée d'ailleurs, d'un traumatisme transgénérationnel qui venait de ma mère et de ma tante. »
b) interprétative : difficulté/incapacité à donner sens au monde (à une partie du monde) de façon cohérente et/ou conforme à certaines normes interprétatives
Amy ne voit pas comment le monde peut fonctionner comme il le fait après une tragédie comme l’Holocauste. Elle ne veut pas vivre (à noter ici qu’elle n’est pas vraiment suicidaire : elle aurait préféré ne pas naître) car elle ne se sent pas légitime de vivre alors que tant d’autres sont morts. Ainsi, pour elle, la vie n’a pas de sens.
p. 52-53 : « Il restera toujours les plaintes des morts qui résonneront bien après eux, qui feront vibrer l'air et le ciel. De cela, aucun raisonnement sur la fin de la vie et la mortalité de l'esprit ne parviendra à me sauver. L'horreur d'avoir existé. Oui, je crois qu'il n'y aura jamais de façon d'en finir avec cette honte-là. […] Et c'est bien là la tragédie des vivants, ne pas pouvoir vivre dans l'ignorance de ceux qui sont venus avant eux. C'est bien là mon terrible fardeau d'être née de ceux qui ne sont plus et de ne rien pouvoir faire pour eux. Sauf accepter de les entendre se plaindre et hurler. […] Je ne vis les choses que par procuration. Je suis hanté par une histoire que je n'ai pas tout à fait vécue. »
V – SPÉCIFICITÉS POÉTIQUES
Validation du cas au point de vue narratif/poétique (voix, fiabilité du narrateur, registres fictionnels, temporels, type de configuration narrative, etc.)
La narration, autodiégétique, est homogène, mais pas chronologique; le récit est construit par des retours en arrière qui ne sont pas toujours annoncés, ce qui complexifie la trame narrative. La narration oscille entre froideur et lyrisme; de nombreuses images viennent ajouter une dimension très poétique au propos de la narratrice.
VI – CITATIONS PERTINENTES
p. 23: « Je ne veux pas être une sainte. Je suis Juive, une fausse Juive dont on cache encore l'identité, une Juive amputée d'elle-même et qui porte une prothèse de catholicisme; je ne suis rien, si ce n'est une enfant apeurée. »
p. 36 : « Dans le ciel mauve de Bay City, il arrive que retombent les fumées grises d'Auschwitz, des camps désaffectés bien loin là-bas, de l'autre côté de l'océan, des camps dont ma mère et ma tante ne cessent de parler dans une langue apeurée que je ne réussis pas toujours à comprendre mais dont je sais la couleur cendrée. Au-dessus de nos têtes, les cadavres planent, les esprits voltigent et mêlent leurs corps éthérés, souffrants, hargneux aux gaz toxiques et chauds des usines essoufflées du Michigan. Il m'arrive de voir dans le ciel mauve la violence des temps guerriers, maudits. […] Loin des furies de l'Europe, dans années après la terreur, l'horreur, le ciel de Bay City charrie encore quelques cadavres. »
p. 48: « Je ne crois pas en l'amour. C'est bon pour les vivants et je ne suis pas de cette race-là. Je n'ai jamais eu de sentiments, sauf pour Heaven […] L'amour, c'était quand il y avait quelque chose comme une humanité. C'était avant Auschwitz et Treblinka. Avant Bay City. Avant le 5 juillet 1979. Depuis, cela a disparu. Les gens font semblant. Moi aussi. »
p. 114-5: « Ma mère coupait court à mes histoires. Bien vite, elle me défendit de faire le récit de mes rêves. Denise y pressentait sans doute quelque chose qui lui appartenait, qu'elle ou quelqu'un de sa famille avait peut-être déjà vécu. Elle préférait que je me taise. Que je me rendorme vite, emportant avec moi une partie d'elle, ces morceaux de vie qu'elle avait décidé d'enterrer dans le ciel de l'Europe. Ma tante, elle, quand ma mère était absente, accourait à mes cris animaux qui résonnaient dans l'obscurité de la maison de tôle. Elle me demandait de tout lui dire, me couvrait de baisers, en m'appelant sa petite sainte. »
p. 151: « La vie me semble si volatile. J’ai l’impression d’avoir vu cet après-midi des existences naître et se consumer devant moi. Presque tous les gens sur les photos sont morts et le ciel de Bay City ne peut leur rendre hommage. Il n’a que faire du passé. Il ne déplace que des poussières toxiques, que du passé méphitique que l’odeur de mes cigarettes à la menthe ne peut complètement couvrir. »
p. 189: « J'ai beau vouloir précipiter mon histoire vers sa destruction, la hâter vers un futur amnésique, béat, Elsa et Georges [ses grands-parents] sont des morts que le soleil et la vie blessent et pour lesquels l'Amérique insensée reste insignifiante. »
p 193: Georges, le grand-père, dit : « Il faut incendier le ciel. Mets donc le feu à tout cela. » (191) « Oui, il a raison, il me faut incendier le ciel violet et foutre le feu à ce qu'il reste d'Auschwitz. Le langage n'est pas fait de métaphores. Les mots disent ce qu'ils ont à dire. […] Je mettrai fin à ma souffrance et à celle de toute ma famille. Le monde s'embrasera une dernière fois. »
p. 211: « On n’a pas à subir ses origines, après tout. »
p. 212: « [Ma fille] est comme tant de jeunes gens de son âge. Pleine d’espoirs. Elle trouvera son chemin. Les routes de l’Amérique sont innombrables et j’espère qu’elle ne croisera pas les sentiers immondes que j’ai dû emprunter pour me perdre. » (Auschwitz était aux yeux d'Amy la fin du monde, il niait donc tout espoir.)
p. 213-4: « Il m'arrive de penser fièrement que j'ai su porter toute l'horreur du passé et que grâce à moi, Heaven n'a rien hérité de l'histoire. J'ai tout pris sur moi. Il m'arrive de croire que mon sacrifice et celui de toute ma famille en valaient la peine. »
p. 221: « L'histoire est décidément trop lourde. »
p. 223: « Je ne faisais pourtant pas grand-chose de mal, la nuit dernière, avec David. Je cherchais quelques moments de bonheur, loin des poursuites des spectres de l'histoire. Je m'envoyais en l'air avec un copain en fumant du haschich et en prenant des champignons magiques qui me donnent des images de ciel aux nuages roses et doux. »
p. 239: « Mais je ne peux oublier. Moi, je n'oublie rien. […] Les cauchemars m'oppressent. Ma douleur est inextinguible. Elle ne peut que brûler davantage. »
p. 253 : « L'anorexie est mon oeuvre. Pourtant, c'est elle qui a fait son travail en moi. Elle a lutté sur tous les fronts pour abolir mon corps à sa guise. J'ai commencé, il me semble, disparaître petit à petit. L'âge a contribué aussi à effacer en moi la dureté de mes traits et la brutalité de mes angoisses. Depuis peu, mon corps s'amenuise. Mes muscles se défont et malgré les heures de yoga que je fais avec mon gourou à Santa Fe, je suis train de me gommer tranquillement de ce monde, de me dissoudre. »
p. 267: « L'indifférence du ciel devant l'horreur qu'il abrite me semblait la pire insulte à la raison et même à ma folie. Que le soleil continuât de se lever ainsi malgré l'effroi qu'il voulait estomper me rendait viscéralement haineuse, malade. »