Notice bibliographique : MAVRIKAKIS, Catherine, Le ciel de Bay City, Montréal, Héliotrope, 2008, 292 pages.
Résumé de l’œuvre :
Le roman se déroule sur deux périodes temporelles distinctes. La narratrice raconte principalement ce qui l'a poussée à mettre le feu à la maison familiale dans la nuit du 4 au 5 juillet 1979. Ce récit est entrecoupé par l'histoire de la vie de la narratrice, de l'arrivée de sa famille à Bay City en 1960 jusqu'à une nuit de la décennie 2000. Elle raconte sa vie avant et après l'incendie.
Amy Duschenay a grandi sous le ciel mauve de Bay City, et a honte d'exister. Elle vit avec son oncle, sa tante, son cousin, sa mère - qui ne s'en occupe pas trop et lui préfère Angie, sa soeur morte-née - et son petit frère. Amy, à sa naissance, a échappé à la mort de justesse et est depuis « condamnée à la vie » (p. 16). Les manies de sa mère et de sa tante, venues en Amérique après la Seconde Guerre mondiale, la forcent à vivre par procuration la guerre et les tragédies survenues avant sa naissance. Hantée par la mort, Amy sent que le passé de sa famille cache une tragédie. Un jour de ménage, elle découvre dans un cagibi au sous-sol deux vieillards, les fantômes de ses grands-parents. Bouleversée parce que sa nièce vient de découvrir son secret, sa tante Babette lui révèle ses racines juives. Babette et sa soeur Denise, cachées dans une famille catholique, ont échappé aux camps, mais quarante-huit membres de leur famille y sont morts. Amy comprend alors qu'elle porte en elle le souvenir de ses ancêtres; sa douleur, son obsession pour la mort lui viennent de son passé. Malgré qu'elle soit née en Amérique bien après Auschwitz, les cadavres la hantent. Sa tante charge Amy de sauver l'âme de ses grands-parents. Elle décide alors de purifier sa vie par le feu et de brûler la maison pour que le passé disparaisse totalement. Toutefois, elle échappe malgré elle aux flammes.
Des années plus tard, Amy, qui a changé de nom, porte encore en elle le souvenir des camps. Anorexique, elle cherche à disparaître. Seule sa fille Heaven, souvenir d'une relation avec un Indien d'Amérique, l'empêche de se laisser mourir. Lumineuse, heureuse, et profondément américaine, sa fille semble avoir été épargnée par les fantômes de l'Histoire. Toutefois, un soir, en allant dans la chambre d'Heaven, Amy y découvre, lovés contre sa fille, ses grands-parents, et toute la famille de Bay City. Ce n'est que là, dans un sous-sol du Nouveau- Mexique, qu'Amy accepte de se coucher, en paix, parmi eux.
Narration : Autodiégétique
Explication : Amy nous raconte sa vie et celle de ses ancêtres de façon rétrospective. La narration est homogène.
Personnage(s) en rupture : Amy Duschenay
A) Nature de la rupture : Actionnelle
Explication :
Amy passe une bonne partie de adolescence à faire des “folies” (drogues, sexe et rock 'n' roll), qui semblent être autant de moyens de se dérober à son passé qui la hante. Ces folies lui évitent de devoir réfléchir au présent et au futur, elles apaisent:
« Moi, je ne rêve jamais à rien. Surtout pas à l'avenir. La nuit, ma sœur, embryon décomposé, m'apparaît. Son visage est rongé par l'informe me persécute. […] La nuit, je suis poussée dans une chambre à gaz alors que des milliers de gens hurlent en se crevant les yeux. À côté des sursauts d'effroi provoqués par l'ange pourri du passé, les tressautements de quelques abrutis maladroits dans une Plymouth 1970 décapotable me semblent des instants calmes, paisibles, volés sur l'horreur de mes nuits. Pendant les ébats, je regarde le ciel. Il m'avale. Ces gars-là ne font pas grand-chose de mal à éjaculer vite, coupablement mais bruyamment dans nos cons plutôt que dans celui de leur chienne. Ma sœur et la guerre la nuit me font bien pire. » (28)
Mais ces folies ne suffisent pas à la libérer de ses souvenirs et le coeur du récit est évidemment l'incendie que provoque Amy afin de se « purifier » définitivement du passé. Toutefois, le fait qu'elle survive à l'incendie augmente son désespoir; en plus d'avoir tout perdu, elle se sent encore plus coupable d'exister, d'être une survivante. Cette culpabilité la pousse à s'effacer le plus possible du monde : elle cesse presque de manger, renonce au capitalisme et à la sexualité. Elle fuit sur les routes et dans les airs (elle est devenue pilote d'avion). Elle en vient à incarner les prisonniers des camps, par sa maigreur et son aspiration à la mort. Amy souhaite d'ailleurs mourir en Inde et être brûlée à Varanasi, pour finir en fumée comme ses ancêtres.
B) Origine de la rupture : Actorielle
Explication : Le personnage d'Amy ne supporte pas le fait d'être vivante alors que tant d'autres avant elle. et à cause d'elle, sont morts; à partir de la nuit du 4 juillet, elle ne se considère même pas comme vivante. C'est ce malaise, cette culpabilité qui influence les perceptions et les actions du personnage. De plus, dans sa jeunesse, elle s'intègre mal dans les rôles qu'on lui attribue : elle (et toute sa famille, d'origine européenne) est marginale dans la petite ville de Bay City. Sa tante et sa mère se démarquent par leur habits européens, et elle-même détonne à cause de son look punk; elle ne remplit pas son rôle de fille, puisque sa mère lui préfère une enfant mort-née et, quand elle devient mère à son tour, elle a aussi de la difficulté à remplir son rôle puisqu'elle se sent coupable d'avoir mis un être au monde.
On pourrait aussi avancer que la rupture a une origine « génétique » si on considère la théorie du traumatisme transgénérationnel, qui est d'ailleurs mentionnée dans le texte.
p. 119 : « Une fois la semaine, je me retrouvais donc dans des groupes de thérapies, en compagnies d'hommes de trente à cinquante ans, de vétérans de la guerre de Corée ou du Vietnam sur lesquels on faisait des tests de toutes sortes. Ce que je racontais alors de mes rêves ressemblait assez à ce que tous les hommes avaient vécu au combat. […]J'étais une jeune fille de dix-sept ans, sans aucun souvenir personnel, vierge de tout évènement traumatisant. […][Le docteur Cox] transmit mon cas au docteur Shapiro de Californie, son maître. Ce dernier fut conduit à émettre l'hypothèse fort contestée d'ailleurs, d'un traumatisme transgénérationnel qui venait de ma mère et de ma tante. »
C) Manifestations : mémorielles, physiques
Explication :
Mémorielles : Amy porte en elle les souvenirs des souffrances de ses ancêtres. Ces souvenirs se manifestent par des associations fréquentes entre des objets contemporains (la fumée des usines) et les camps (qui est associée explicitement à la fumée des fours crématoires)et par des rêves (p. 112-120). Le souvenir des morts s'incarne aussi dans les corps des grands-parents d'Amy; seule entorse au réalisme du roman, ces personnages semblent n'être que perçus par des Juifs, comme le symbole de la mémoire collective.
p. 52-53 : « Il restera toujours les plaintes des morts qui résonneront bien après eux, qui feront vibrer l'air et le ciel. De cela, aucun raisonnement sur la fin de la vie et la mortalité de l'esprit ne parviendra à me sauver. L'horreur d'avoir existé. Oui, je crois qu'il n'y aura jamais de façon d'en finir avec cette honte-là. […] Et c'est bien là la tragédie des vivants, ne pas pouvoir vivre dans l'ignorance de ceux qui sont venus avant eux. C'est bien là mon terrible fardeau d'être née de ceux qui ne sont plus et de ne rien pouvoir faire pour eux. Sauf accepter de les entendre se plaindre et hurler. […] Je ne vis les choses que par procuration. Je suis hanté par une histoire que je n'ai pas tout à fait vécue. »
Physiques : Le désir d'effacement, de disparition du personnage se manifeste, à cause de l'ascèse de la narratrice, de façon physique, par sa maigreur notamment.
p. 252 : « Mon végétarisme cache aussi ma perte d'appétit. Avec le temps, je mange de moins en moins. Je suis devenue une vieille anorexique. Il y en a tant. Mastiquer est honteux et seuls les corps dans les camps de concentration me semblent réels. Je sais bien que je répète le passé, qu'il s'inscrit dans mon corps, à même ma chair. Je rejoue lamentablement l'holocauste. »
p. 253-4: « je suis en train de tranquillement me gommer de ce monde, de me dissoudre. Il me semble que vieillir, c'est cela : connaître davantage la honte d'être parmi les vivants et de n'avoir pour consolation que la mort toujours plus présente qui saura oblitérer la turpitude. » (253-254)
D) Objets : rapport problématique à l'Histoire
Explication : Amy est habitée par le souvenir de l'Holocauste, même si elle ne l'a pas vécu, et ce souvenir influence tous les aspects de sa vie. Sa tante, Babette, croit que son passé juif n'a constitué qu'une préparation à sa conversion au catholicisme (elle est pieuse, dévote même). C'est donc son passé qui donne un sens à sa vie. Pour Amy, c'est l'inverse. La platitude de la vie en Amérique (34), particulièrement à Bay City, ne lui donne “aucune raison d'exister” (35). Dans son cas, le passé enlève à la vie tout potentiel de sens. Il ne reste donc que la mort comme solution.
E) Manifestations spatiales :
Lieux représentés : la ville de Bay City, la maison familiale sur Veronica Lane, les routes et plusieurs États de l'Amérique, l'Inde, Auschwitz.
Explication :
L'opposition entre le ciel, hypocrite car, indifférent, il rappelle les grandes tragédies de l'humanité, et la terre, qui apporte la sérénité, est un symbole important dans la quête d'Amy; c'est par la sépulture des siens, et par la sienne dans le sol du Nouveau-Mexique qu'elle trouve une certaine paix à la fin du roman: « J'ai donné une sépulture à tout le monde. Il ne me reste plus qu'à partir. » (281)
Le symbole de l'Amérique comme territoire du présent, du progrès, de l'oubli et de la consommation, en opposition avec l'Europe, lieu de l'Histoire jamais tout à fait enterrée, est central dans le roman, mais cette opposition n'est pas absolue. Par exemple, le fait que l'incendie qui doit « débarrasser » Amy de son passé arrive dans la nuit du 4 juillet montre que l'Amérique est représentée comme un lieu de renouveau, mais aussi comme un lieu de perte et de mort…
p. 129 : « Je suis née ce jour-là. Le Jour de l'Indépendance, de la liberté, de la coupure avec l'Ancien Monde. Moi, la mauvaise graine du nouveau continent, moi l'esclave de cette terre si souvent morne et de ce ciel si triste, je suis venue au monde le jour même de la fête de tous les Américains […]. Je suis destinée à me noyer dans le bonheur de tout un peuple qui s'est affranchi du joug européen et il m'est difficile depuis bientôt dix-huit ans de ne pas être joyeuse le 4 juillet. »
Tout ce qui fait l'américanité est détaillé dans le texte : le nom des lieux, des marques de cigarettes ou de voitures, des commerces, des chansons, etc. et quelques mots d'anglais ici et là reconstituent le lieu et l'époque, ainsi que « l'esprit américain » de façon très précise.
F) Citations pertinentes :
p. 23: « Je ne veux pas être une sainte. Je suis Juive, une fausse Juive dont on cache encore l'identité, une Juive amputée d'elle-même et qui porte une prothèse de catholicisme; je ne suis rien, si ce n'est une enfant apeurée. »
p. 36 : « Dans le ciel mauve de Bay City, il arrive que retombent les fumées grises d'Auschwitz, des camps désaffectés bien loin là-bas, de l'autre côté de l'océan, des camps dont ma mère et ma tante ne cessent de parler dans une langue apeurée que je ne réussis pas toujours à comprendre mais dont je sais la couleur cendrée. Au-dessus de nos têtes, les cadavres planent, les esprits voltigent et mêlent leurs corps éthérés, souffrants, hargneux aux gaz toxiques et chauds des usines essoufflées du Michigan. Il m'arrive de voir dans le ciel mauve la violence des temps guerriers, maudits. […] Loin des furies de l'Europe, dans années après la terreur, l'horreur, le ciel de Bay City charrie encore quelques cadavres. »
p. 48: « Je ne crois pas en l'amour. C'est bon pour les vivants et je ne suis pas de cette race-là. Je n'ai jamais eu de sentiments, sauf pour Heaven […] L'amour, c'était quand il y avait quelque chose comme une humanité. C'était avant Auschwitz et Treblinka. Avant Bay City. Avant le 5 juillet 1979. Depuis, cela a disparu. Les gens font semblant. Moi aussi. »
p. 114-5: « Ma mère coupait court à mes histoires. Bien vite, elle me défendit de faire le récit de mes rêves. Denise y pressentait sans doute quelque chose qui lui appartenait, qu'elle ou quelqu'un de sa famille avait peut-être déjà vécu. Elle préférait que je me taise. Que je me rendorme vite, emportant avec moi une partie d'elle, ces morceaux de vie qu'elle avait décidé d'enterrer dans le ciel de l'Europe. Ma tante, elle, quand ma mère était absente, accourait à mes cris animaux qui résonnaient dans l'obscurité de la maison de tôle. Elle me demandait de tout lui dire, me couvrait de baisers, en m'appelant sa petite sainte. »
p. 151: « La vie me semble si volatile. J’ai l’impression d’avoir vu cet après-midi des existences naître et se consumer devant moi. Presque tous les gens sur les photos sont morts et le ciel de Bay City ne peut leur rendre hommage. Il n’a que faire du passé. Il ne déplace que des poussières toxiques, que du passé méphitique que l’odeur de mes cigarettes à la menthe ne peut complètement couvrir. »
p. 189: « J'ai beau vouloir précipiter mon histoire vers sa destruction, la hâter vers un futur amnésique, béat, Elsa et Georges [ses grands-parents] sont des morts que le soleil et la vie blessent et pour lesquels l'Amérique insensée reste insignifiante. »
p 193: Georges, le grand-père, dit : « Il faut incendier le ciel. Mets donc le feu à tout cela. » (191) « Oui, il a raison, il me faut incendier le ciel violet et foutre le feu à ce qu'il reste d'Auschwitz. Le langage n'est pas fait de métaphores. Les mots disent ce qu'ils ont à dire. […] Je mettrai fin à ma souffrance et à celle de toute ma famille. Le monde s'embrasera une dernière fois. »
p. 211: « On n’a pas à subir ses origines, après tout. »
p. 212: « [Ma fille] est comme tant de jeunes gens de son âge. Pleine d’espoirs. Elle trouvera son chemin. Les routes de l’Amérique sont innombrables et j’espère qu’elle ne croisera pas les sentiers immondes que j’ai dû emprunter pour me perdre. » (Auschwitz était aux yeux d'Amy la fin du monde, il niait donc tout espoir.)
p. 213-4: « Il m'arrive de penser fièrement que j'ai su porter toute l'horreur du passé et que grâce à moi, Heaven n'a rien hérité de l'histoire. J'ai tout pris sur moi. Il m'arrive de croire que mon sacrifice et celui de toute ma famille en valaient la peine. »
p. 221: « L'histoire est décidément trop lourde. »
p. 223: « Je ne faisais pourtant pas grand-chose de mal, la nuit dernière, avec David. Je cherchais quelques moments de bonheur, loin des poursuites des spectres de l'histoire. Je m'envoyais en l'air avec un copain en fumant du haschich et en prenant des champignons magiques qui me donnent des images de ciel aux nuages roses et doux. »
p. 239: « Mais je ne peux oublier. Moi, je n'oublie rien. […] Les cauchemars m'oppressent. Ma douleur est inextinguible. Elle ne peut que brûler davantage. »
p. 253 : « L'anorexie est mon oeuvre. Pourtant, c'est elle qui a fait son travail en moi. Elle a lutté sur tous les fronts pour abolir mon corps à sa guise. J'ai commencé, il me semble, disparaître petit à petit. L'âge a contribué aussi à effacer en moi la dureté de mes traits et la brutalité de mes angoisses. Depuis peu, mon corps s'amenuise. Mes muscles se défont et malgré les heures de yoga que je fais avec mon gourou à Santa Fe, je suis train de me gommer tranquillement de ce monde, de me dissoudre. »
p. 267: « L'indifférence du ciel devant l'horreur qu'il abrite me semblait la pire insulte à la raison et même à ma folie. Que le soleil continuât de se lever ainsi malgré l'effroi qu'il voulait estomper me rendait viscéralement haineuse, malade. »