L'événement accroît la demande de narrativité
Ce n'est qu'en fin de parcours que Johanne Villeneuve se prononce sur la notion d'événement, qu'elle pose comme condition première du sens de l'intrigue. Elle est inspirée par un débat qui secoue le domaine historiographique sur des questions similaires : l'événement est-il l’unité de mesure d’une intrigue ? Doit-on considérer l’événement comme antérieur ou postérieur à la construction d’une intrigue ? Antérieur, cela signifierait que l'événement produit la narrativité et que, de ce fait, il y aurait narrativité avant le récit, devant être racontée avant même l'intervention du narrateur. Postérieur, l'événement deviendrait le produit de la narrativité, le produit d'un choix, d'un angle de vue, d'un discours ; il serait reconnu comme événement.
Selon elle, parce que le sens de l'intrigue modifie nécessairement l'intuition et l'imagination de l'événement, celui-ci peut alors s'entendre aussi bien au sens où il a lieu qu'à celui où il est attendu. On peut donc aussi bien produire que construire l'événement:
- « Si on raconte ce qui s’est passé ou ce qui peut se passer, c’est bien parce que quelque chose s’est déjà produit, laissant une trace, un effet, témoignant de ce que des événements adviennent et peuvent encore advenir. […] [I]l est construit, nommé, parce qu'il faut bien nommer ce qui arrive, surtout si ce qui arrive modifie considérablement le cours des choses. Il y a donc du récit parce qu'il y a du manque (on n'arrive jamais à saisir vraiment et exactement ce qui est arrivé) et du trop (l'évidence des traces et des effets encombre le présent). Plus la narrativité semble toucher à son impossible, à sa fin, plus de démultiplie la demande de narrativité. […] L'événement n'est pas une catégorie antinarrative [comme certains théoriciens le prétendent] ; il est le principe négatif par lequel la narrativité renoue de nouvelles intrigues » (p. 384).
Fiche de lecture
Le sens de l'intrigue ou La narrativité, le jeu et l'invention du diable
La posture de René Audet sur l'événement, inspirée par les travaux philosophiques de Claude Romano, fait écho à celle de Villeneuve. Il conçoit l'événement dans une perspective phénoménologique, laquelle, contrairement aux postures formaliste et structuraliste, ne cherche pas à comptabiliser, à dénombrer, à quantifier, à isoler l'événement. Le préférant au terme connoté d'« action », il en fait le principe fondateur, le phénomène au coeur de la narrativité, en ce que l'événement serait « un changement qui survient ; il “advient” quelque chose » à un sujet. C'est dire le caractère fulgurant de l'événement, lequel, surgissant, bouleverse l'environnement. De là se dessine le potentiel d'une histoire. (« La narrativité est affaire d'événement », dans René Audet, Claude Romano, Laurence Dreyfus et al., Jeux et enjeux de la narrativité dans les pratiques contemporaines, Paris, Dis voir (Arts visuels / essais), p. 7-35).