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Table des matières
Recherche sur les polémiques littéraires
Les polémiques littéraires au Québec (1980-2015)
Par Daniel Letendre et Jean-François Thériault (dépôt: novembre 2015)
Présentation
Le travail qui suit est le résultat d’un travail en archives qui vise à reconstituer le fil des événements qui a donné lieu aux diverses polémiques littéraires qui ont occupé un certain espace médiatique depuis 1980, afin d’en offrir de brefs panoramas. Il s’agit ici de voir de quelle façon la littérature peut être un élément déclencheur à des débats qui l’englobent mais la transcendent. On notera que de nombreux travaux sur le polémique comme espace de parole ont vu le jour au cours des dernières années (voir, entre autres, les travaux de Dominique Garand ). Peut-être que ces années, qui ont vu leur lot d’agitation sociale, étaient particulièrement propices pour revisiter les différentes querelles qui ont jailli dans la sphère sociale québécoise dans l’histoire de la province. Le débat, la querelle et, parfois, l’injure et l’attaque ad hominem font partie, sans aucun doute, de la façon qu’a une société de se réfléchir et de tenter de se cerner.
Certaines polémiques étant si vastes et étendues, il a été impossible, dans un cadre comme celui-ci, d’en couvrir toute la surface. Il a donc fallu faire des choix, exclure certains textes, certaines réactions voire, à l’occasion, certaines polémiques. Il va sans dire, en ce sens, que ce travail est un constant chantier. Les cas Richler et Delisle, par exemple, ont suscité une quantité astronomique de réactions, souvent davantage du côté politique que littéraire. J’ai pris la décision, dans ces cas, de me concentrer sur ce dernier volet. Des polémiques, je l’ai dit, ont également dû être écartées, et ce, pour diverses raisons. C’est le cas d’une querelle qui aurait eu lieu en 1984 entre Les Herbes rouges et La Nouvelle barre du jour sur la nature de Dieu. Impossible, dans ce cas, de trouver – du moins, pour l’instant – de la documentation suffisante pour en tirer un portrait juste. Même chose en ce qui concerne la polémique entre René-Daniel Dubois et Andrée Ferretti, jugée comme plus politique que littéraire . La querelle autour des Versets sataniques de Salman Rushdie, bien qu’elle ait suscitée de nombreuses réactions ici, a été jugée trop touffue et, d’un même souffle, trop éloignée du champ littéraire québécois. Elle mériterait, en cela, une attention toute particulière.
Chaque polémique dont il est question ici a appelé une approche et un modèle particuliers, c’est pourquoi les sections, bien qu’elles soient généralement organisées selon le schéma [a) Description b) Pour c) Contre], ne sont pas nécessairement uniformes. Certaines « affaires » n’ont pas eu de grande résonnance, ce qui explique que l’on ne s’y soit pas trop attardé, en nous contentant de signaler certaines lectures qui pourraient être pertinentes. La plupart des querelles sont d’abord et avant tout des débats médiatiques qui nécessitent de la part des intervenants de prendre une position claire, bref, de choisir son camp. Peu de place ici, on le comprend, pour les positions nuancées, ce qui explique la division entre « pour » et « contre » qui reste, bien entendu, artificielle. Certains textes avec des biais moins tranchés ont été difficiles à classer. On excusera, je l’espère, cette tendance dichotomique qui ne rend probablement pas justice à la réalité des débats.
- Jean-François Thériault
1982-1983 : Affaire Crête
A) Description
En décembre 1982, un professeur du Cégep de Shawinigan, Jean-Pierre Crête, est suspendu parce qu’il a mis au programme Le Cassé de Jacques Renaud et le conte érotique « L’œuvre de chair » d’Yves Thériault. Cette suspension survient suite à un article qui paraît dans Le Nouvelliste de Trois-Rivières (8 décembre 1982) qui mentionne une pétition signée par une trentaine de parents d’étudiants et quelques associations (dont le Cercle des fermières de Lac-aux-Sables) qui se plaignent du caractère « sexuellement explicite » de ces textes.
Le 6 juin 1983, on apprend sous la plume de Réginald Martel (La Presse, « Des écrivains québécois à Paris ») que M. Crête se serait fait offrir une année et neuf mois de salaire payé, en échange de sa démission, offre que le professeur aurait refusée.
Jacques Renaud, auteur du Cassé, signe un texte dans Moebius (nº17, 1983, p. 5-23) qui revient sur l’affaire. Il contient notamment des extraits de tout ce qui s’est publié sur la polémique à partir de dossiers qui lui ont été remis par le professeur concerné, Jean-Pierre Crête, et par Michel Cloutier, journaliste au Nouvelliste. Ce texte constitue la principale source d’informations sur l’affaire toujours disponible, et, sauf indication contraire, la grande majorité des réactions compilées ici proviendront de celui-ci.
B) Contre Crête
La Cégep de Shawinigan s’en prend d’abord à son professeur dans une lettre signée de la main de son directeur, Jean-Guy Farrier, adressée à Crête, qui est citée en partie par Renaud dans son article. On y fait mention d’ « une grossière erreur de jugement […] compte tenu de l’âge des étudiants et de l’interdit que le collège […] avait servi en regard de l’un de ces textes [qui aurait causé] un préjudice grave aux étudiants, au collège ainsi qu’au personnel ». La lettre se termine par l’annonce de la suspension provisoire du professeur pour l’année 1982-1983, nouvelle qui sera relayée par le Nouvelliste le lendemain.
Toujours dans le Nouvelliste (9 décembre 1982), le groupe Parents Vigilants affirme qu’il ne veut pas voir la réputation du Cégep entachée par le manque de jugement d’un professeur. Quelques jours plus tard (le 21 décembre 1982), suite à une lettre ouverte de Jean-Pierre Crête qui dénonçait ce qu’il considérait être de la censure, la direction du Cégep annonce par communiqué la suspension sans salaire du professeur, tout en ajoutant qu’il ne s’agit pas ici d’un cas de censure, mais bien d’une suspension suite à une série de comportements inappropriés répétés de la part du professeur.
Gaston Tessier, dans son éditorial de L’hebdo du Saint-Maurice intitulé « Quand des parents décident de prendre leurs responsabilités » (5 janvier 1983) se réjouit de la décision du collège, martelant le fait que la pornographie est immorale « parce qu’elle rapetisse la réalité la plus intime de l’Amour », associant ainsi les textes au cœur de la polémique à des textes pornographiques. En se basant sur de grands principes chrétiens, il condamne vertement le choix du professeur et prône un enseignement plus moral de ce qu’il désigne comme « l’Amour ».
C) À la défense de Crête
L’Union des écrivains québécois a dénoncé, via un communiqué, l’affaire, en insistant sur le fait que « les élèves du niveau collégial doivent pouvoir suivre des cours de littérature qui donnent une vision juste et la plus complète possible de ce que les écrivains québécois publient ». L’UNEQ réaffirme également le droit qu’a la littérature d’explorer tous les recoins de ce qu’elle appelle « la réalité ».
Réginald Martel, critique littéraire à La Presse, réagit à l’annonce de la suspension de Jean-Pierre Crête dans quelques textes. Le 25 janvier d’abord (« Des classiques au pilori », La Presse), Martel dénonce une attaque à la « liberté académique » de Crête, qui rappelle selon lui l’époque de l’Index de l’abbé Bethléem. Il rappelle d’ailleurs que « les textes proposés aux cégépiens par le professeur Crête avaient été approuvés en mai 1982 par la direction des services pédagogiques du cégep de Shawinigan », et déplore le fait que ce soit des organisations extérieures au Cégep qui aient le fin mot de l’histoire. Dans un article, titré « La censure en liberté » (7 février 1983), il dénonce avant tout le fait que personne, dans le milieu littéraire, outre l’Union des écrivains québécois, ne semble vouloir réagir à ce cas de censure. Dans son article « La liberté conditionnelle » (La Presse, 21 mars 1983), Martel revient sur l’affaire en citant un communiqué que la direction du Cégep a émis afin de clarifier certains points, dont le litige entourant la liberté académique, affirmant que celle-ci n’a jamais été violée dans le cas du professeur Crête. Martel émet des doutes quant à cette affirmation.
Martel fait également mention (« Un salon du livre dynamique », La Presse, 28 février 1983) d’un communiqué émis par le Regroupement des auteurs-éditeurs autonomes (RAÉA) qui condamne durement l’attitude du collège de Shawinigan, qui se termine par une note assassine : « Le RAÉA serait plus heureux encore, est-il permis de croire, si le cégep de Shawinigan, plutôt que de pirater quelques contes de M. Thériault, avait acheté quelques exemplaires de son livre, de façon qu’il touche les droits d’auteur qui sont, n’est-ce pas?, son gagne-pain », soulevant ainsi des doutes quant à l’honnêteté de l’institution.
Dans la « Tribune libre » du journal La Presse (4 mars 1983), Louise Proteau, étudiante à l’UQTR, s’étonne du fait que certaines associations (les Optimistes, les Aféas, Les Cercles de Fermières et les Chevaliers de Colomb) aient plus de poids en ce qui concerne l’enseignement de la littérature que les professeurs eux-mêmes. Elle appelle d’ailleurs au congédiement des responsables de la suspension infligée à M. Crête. Elle ne voit rien de choquant dans les œuvres de Renaud et de Thériault.
Notons au passage qu’une sous-polémique a éclaté suite aux articles de Réginald Martel au sujet de la censure de Thériault et de Renaud. Ce dernier, ainsi que Jean-Paul Le Bournis (tous deux dans la page « Tribune libre » de La Presse, édition du 22 février 1983) ont reproché à Martel d’avoir l’indignation sélective lorsqu’il est question de censure. Le Bournis affirme que le critique de La Presse aurait volontairement écarté de sa liste de lecture le roman Les Masques de Gilbert Larocque, pourtant récipiendaire de nombreux prix, sous prétexte que son auteur aurait confronté Martel lors d’un événement public. Renaud, quant à lui, affirme que Martel a refusé de rendre compte de ses trois derniers romans, sous prétexte d’une querelle personnelle (voir entre autres une réaction de Renaud à la critique de Martel du roman de Josette Labbé Jean-Pierre, mon homme, ma mère dans « Un injuste éreintage », La Presse, 14 mars 1984). Ce cas sera brièvement commenté par le critique lui-même dans un aparté à son texte « Nos revues culturelles : Un bulletin de santé » (La Presse, 14 février 1983) en disant qu’il n’y avait rien de personnel dans son choix de ne pas parler de ces textes, puisqu’il était impossible de toute façon de couvrir l’ensemble de la production littéraire québécoise. Plusieurs commentateurs ont d’ailleurs reproché à Le Bournis et à Renaud cette sortie (voir entre autres le texte de Louise Proteau).
1985 : Affaire Muir
A) Description
Michel Muir publie en 1985 aux éditions Louise Courteau un essai pamphlétaire intitulé Poètes ou imposteurs?, texte qui s’en prend directement au mouvement poétique contre-culturel québécois des années ‘70 et ‘80. Muir vise particulièrement les poètes affiliés à la maison d’édition Les herbes rouges (André Roy, France Théoret, Claude Beausoleil, Lucien Francoeur, etc.), les accusant de ne publier que des plaquettes sans queue ni tête et, de surcroit, de renier les origines mystiques de la poésie au profit de textes volontairement incompréhensibles qui ne servent au final qu’à garnir leur bibliographie personnelle et augmenter leur chance d’obtenir des subventions, subventions qui leurs sont d’ailleurs, selon Muir, accordées la plupart du temps. Le polémiste se réclame d’une vision spirituelle de la poésie, voire même catholique, promouvant le Beau, le Bien et le Vrai. Pour Muir, la poésie des Herbes rouges relève ni plus ni moins du satanisme.
B) À la défense de Muir
Plusieurs personnalités sont venues à la défense de Muir, la plupart du temps non pas pour appuyer la thèse spirituelle de celui-ci (que la majorité s’entend pour qualifier de maladroite et de dépassée), mais plutôt pour applaudir ce coup de gueule envers un effet de mode – la poésie jugée trop hermétique de la contre-culture – dont plusieurs trouvent la réputation surfaite. C’est le cas de Suzanne Robert qui, dans son article « Fascinant Muir » (Liberté, vol. 27, nº5, 1985, p. 156-160) se réjouit du fait que Muir dénonce la « fumisterie des poètes herbes-rougistes » (qu’elle qualifie de « purée de mots à la mode ») mais se désole de la volonté de ce dernier de vouloir « une réinsertion de la poésie dans le contexte religieux d’où elle tire, affirme [Muir], ses origines divines », position qu’elle juge d’un autre temps et qui ouvre la porte, selon elle, à une régression sociale et littéraire. Un peu plus tard, le 12 novembre 1985 dans les pages du Devoir (« Coincée entre le censeur et l’encenseur »), Suzanne Robert adresse une lettre à Jean Royer, lui reprochant un certain à-plat-ventrisme devant ce qu’elle appelle « le pouvoir réel » du « gigantesque paravent herbe-rougiste » qui empêche tout autre type de poésie de se trouver véritablement un lectorat au Québec. Elle termine sa lettre en demandant désormais d’être exclue de ce qu’elle appelle le « conflit Muir-Royer ». Juste sous la lettre, Royer répond. Pour lui, il n’y a jamais eu de conflit « Muir-Royer », mais bien une polémique centrée autour d’un essai provocateur.
Chez Moebius (« Comment se faire des amis : quatrième tranche », nº26, 1985, p. 97-100), Patrick Coppens reproche à la critique d’avoir joué les vierges offensées devant l’essai de Muir, lui qui aurait osé s’attaquer aux nouvelles « idoles » de la scène littéraire. Pour Coppens, « Muir a écrit un livre injuste, pas trop bien centré […] mais, d’une certaine façon, nécessaire. Dans la mesure où il réagit à des excès, démarque une modernité bébelleuse (prix et médailles), avide de pouvoir symbolique ou non, monopolistique. » Ici encore, on reproche à la thèse de Muir son côté théologique.
Pour Adrien Thério (« De l’origine des êtres et des choses ou relation concernant les livres intéressants, curieux, édifiants et même méchants que j’ai lus au cours de l’été », Lettres québécoises, nº 39, 1985, p. 16-20), l’audace de Muir est à saluer. Son idée de ce que doit être la poésie est très claire et abondamment détaillée, et « il est difficile sinon impossible de vouloir s’en prendre à une définition aussi lucide ». Même s’il avoue un malaise face à la chrétienté de l’essayiste, Thério passe outre la polémique autour des Herbes rouges et choisit de lire la proposition de Muir comme un art poétique en bonne et due forme.
C) Contre Muir
Dans sa critique de l’essai de Muir paru dans les pages du Devoir (« Une poésie à l’eau bénite », 10 août 1985), Gérald Gaudet dira qu’ « on n’arrive pas à comprendre comment ce livre a pu être possible après L’avalée des avalés, L’âge de la parole ou L’échappée des discours de l’œil », n’hésitant pas à comparer le polémiste à « Duplessis pourchassant les pollueurs de l’esprit, tenant à brûler les déchets qui souillent la littérature québécoise ».
Francine Bordeleau, dans les pages de Nuit blanche (nº19, 1985, p. 16-17), « hésite à mourir de rire devant l’ineptie qui consiste à écrire tout un essai sur le postulat de l’écriture poétique comme étant d’essence divine ». Si elle admet que la production des Herbes rouges est loin d’être sans faille, elle s’en prend au « délire paranoïaque » d’un Muir « qui voudrait nettoyer le Québec de cette engeance satanique que sont les Herbes Rouges ». Elle accuse également Muir de sectarisme, affirmant que, pour lui, la seule littérature qui se valle serait celle des « WASPS ».
Pierre Milot (« Les livres parlent : de l’imposture et des imposteurs », Voix et Images, vol. 11, n° 1, 1985, p. 108-113) voit dans le pamphlet de Muir une tentative marchande pour se situer, à la fois lui et son éditrice, dans le champ littéraire québécois. S’il n’est pas particulièrement dur à l’égard de l’essai (il dénonce toutefois « le risque d’obscurantisme généré par ce genre d’entreprise quand, en plus, la compétence technique fait défaut »), Milot voit là une entreprise de marketing assez habile pour se placer en situation d’outsider, rappelant que l’éditrice Louise Courteau avait acheté, le 22 juin 1985, un espace publicitaire dans Le Devoir (p. 35) pour dénoncer la « censure » jugée idéologique qu’imposait Jean Royer, alors responsable de la critique littéraire au même journal, au texte de Muir.
André Brochu (« De Gilles Hénault à King Kong », Voix et Images, vol. 11, nº1, 1985, p. 134) soutient que Michel Muir, en publiant son essai « d’une bêtise phénoménale », a rendu un fier service aux Herbes rouges, leur évitant un examen de conscience « propre à relancer le débat sur la nature et sur les fins de la poésie », débat qui n’aura finalement pas lieu lui selon lui, puisque Muir a monopolisé toute la parole.
Robert Giroux, dans Moebius (« Yeux fertiles », nº26, 1985, p. 107-112), est peut-être celui qui va le plus loin dans sa charge contre les propos de Muir, n’hésitant pas à les qualifier de « néo-fascisme qu[‘il] ne saurait tolérer ». Si Giroux donne raison à Muir quant à « l’effet de clique » et à l’intérêt mitigé qu’ont suscité chez lui certaines parutions des Herbes rouges, il lui reproche de ne pas connaître le milieu qu’il dénonce en ne participant pas à la vie littéraire. Surtout, Giroux dénonce la vision morale et théologique, voire téléologique qu’a Muir de la poésie de l’époque.
[Manquent à ce tableau deux texte de Jean Royer parus dans Le Devoir (1 juin et 2 novembre 1985) qu’il n’a pas été possible de retracer pour l’instant]
1991-1993 : Affaire Richler
*Note : Cette polémique, comme celles concernant Esther Delisle, Jean Larose et Jacques Pelletier et Monique LaRue, a largement été commentée dans le livre de Dominique Garand, Laurence Daigneault Desrosiers et Philippe Archambault Un Québec polémique. Éthique de la discussion dans les débats publics (Montréal, Hurtubise, coll. « Communications et littérature. Cahiers du Québec », 2014, 451 p.). Ces sections emprunteront donc grandement à leurs réflexions, ainsi qu’aux bibliographies qu’ils ont réalisées sur ces polémiques.
Dans le cas de l’affaire Richler, voir : Laurence Daigneault Desrosiers, « L’affaire Mordecai Richler : discours collectifs et parole dissidente, dans Un Québec polémique. Éthique de la discussion dans les débats publics (Montréal, Hurtubise, coll. « Communications et littérature. Cahiers du Québec », 2014, p. 217-266). Je me concentrerai toutefois ici sur l’aspect « littéraire » de la polémique, à ce qui a touché directement le travail d’écrivain de Richler.
A) Description
Cette polémique débute lors de la publication par le magazine The New Yorker d’un long essai de Mordicai Richler intitulé « Inside/Outside » le 23 septembre 1991, dans lequel l’écrivain déplore, sous un ton faussement journalistique, les lois linguistiques en vigueur dans la province à travers différentes anecdotes de son histoire. Un passage choque particulièrement : Richler écrit, au cœur de son article, que les femmes canadiennes-françaises auraient été, à un moment de l’Histoire, considérées comme des « truies », simplement bonnes à enfanter la descendance. À d’autres moments, l’écrivain rappelle le passé antisémite d’une certaine élite québécoise. On se choque, dans la presse québécoise, d’abord des propos de Richler, que certains accusent de tronquer l’Histoire et de la faire parler comme bon lui semble, mais surtout, que cette critique infligée à la société québécoise se fasse de l’autre côté de la frontière, chez les Américains.
Selon Laurence Daigneault Desrosiers, dès la première semaine de la sortie de l’article, pas moins de 25 réactions sont publiées dans la presse québécoise, marquant le début de ce que Lysiane Gagnon a baptisé, le 21 septembre 1991 dans La Presse, comme « L’affaire Richler ».
L’affaire ne s’arrête toutefois pas là, puisque Richler annonce la sortie d’un essai, baptisé Oh Canada ! Oh Quebec ! Requiem for a Divided Country, dans lequel il reprend et étaye l’essentiel de ses thèses de « Inside/Outside ». La querelle reprend dès lors de plus belle, alors que Richler n’hésite pas à réapparaître sporadiquement publiquement afin de réaffirmer voire d’amplifier ses thèses, comparant, entre autres, lors d’une intervention à la radio le journal Le Devoir à Der Strümer, une publication nazie sous le régime d’Hitler.
Toujours selon Daigneault Desrosiers, l’affaire « inépuisable » durera près d’une année, suscitant autour de 200 articles divers qui réagissent aux propos de Richler. C’est sur le volet identitaire, comme le démontre Daigneault Desrosiers, que le cœur de l’affaire se jouera. « Tous les intervenants insistent sur leur appartenance à un groupe culturel, se servant de celle-ci soit pour justifier leur entrée dans le débat, soir pour donner une autorité à leur prise de position. » (p. 224). Je me concentrerai ici sur les prises de position qui concernent, assez largement, la littérature.
B) À la défense de Richler
Daigneault Desrosiers écrit que « rares sont les voix qui se sont élevées pour défendre Richler intégralement […] Il n’y a pas de clan pro-Richler en tant que tel […] l’écrivain faisant ici cavalier seul » (p. 220). Il y a bien quelques textes ça et là qui prennent la défense de l’écrivain, mais ce sont davantage des réactions aux attaques que celui-ci subit que des appuis en bonne et due forme.
Norman Webster (« Keeping the pot boiling », The Gazette, 21 septembre 1991) et William Jonhson (« Telling tales out of school », The Gazette, 21 septembre 1991) font partie des rares commentateurs qui défendent sur le coup les propos de Richler.
Nadia Khouri a écrit un livre complet sur l’affaire, intitulé Qui a peur de Mordecai Richler?, Montréal, Éditions Balzac, coll. « Le vif du sujet, 1995, 159 p.) qui est une défense en règle des thèses et du personnage de Richler.
Selon Peter Desbarats, doyen du département de journalisme de l’Université Western Ontario (« Le Devoir, Der Strümer et les autres… », 25 mars 1992), les réactions de l’intelligentsia littéraire et politique anglo-canadienne ont tardé à venir étant donné le statut de Richler : « on peut expliquer cette réticence [parce que] Richler est un romancier, un essayiste et un pamphlétaire de génie. Dans tous les champs de la culture, noble ou populaire, les sociétés ont des critères permissifs pour les gens de talent. » « Il existe une tradition de respect envers la liberté d’expression ; personne ne veut transformer Richler en un Salman Rushdie canadien », écrit-il, en plus d’accuser Richler d’entretenir la polémique pour faire monter ses cachets à verser pour les entrevues et ses droits d’auteurs. L’article de Desbarats est confus sous plusieurs aspects, lui qui essaie visiblement, en tant qu’Anglo-Québécois, de réparer quelques pots cassés. D’un côté, Desbarats fustige les thèses richlériennes, mais de l’autre, il demande aux commentateurs de les lire en gardant en tête le côté satiriste de leur auteur. Lui, comme d’autres, soulève ainsi le problème du « genre » de « Inside/Outside » : une satire, dit-il, mais publiée dans une colonne habituellement réservée aux reportages internationaux.
C) Contre Richler
La réaction de Michel Bélanger est peut-être la plus souvent citée quant à l’affaire Richler. Elle a placé de nombreux commentateurs dans un entre-deux argumentatif, ne voulant ni défendre Richler, ni approuver les propos de Bélanger. Il écrit : « On ne peut pas vraiment le dire étranger, je pense que l’expression exacte est qu’il n’est pas des nôtres… il ne connaît pas le Québec. Je n’ai pas lu l’article mais d’après ce que j’ai lu avant de Richler, il connaît Montréal, les Cantons de l’Est et les Laurentides. Si vous pensez que c’est connaître le Québec, vous vous trompez . » Cette affirmation a donné lieu à tout un débat identitaire qui a occupé l’immense majorité des réactions aux propos de Richler.
Betty Cohen, qui se présente d’entrée de jeu comme étant de la même « famille » que Richler (Juive de Montréal), attaque l’écrivain sur ce qu’elle juge être des attaques faciles (à René Levesque entre autres) et lui reproche de ne pas être, en cela, un bon écrivain. « Un vrai philosophe se bat pour ou contre des idées, non des hommes. Si vous avez des idées, M. Richler, faites-les valoir avec preuves à l’appui et n’insultez personne. Ou taisez-vous ! » (« En seize ans à Montréal, je n’ai jamais été confrontée à un comportement antisémite ! », La Presse, 20 mars 1992).
Un article du Devoir daté du 18 mars 1992 fait état d’une demande que la députée du Bloc Québécois Pierrette Venne a fait à la Chambre des communes, demande visant à ce que le pays resserre ses lois entourant la propagande haineuse, dans le but avoué d’empêcher la sortie de l’essai Oh Canada ! Oh Quebec !. Le même article fait état d’un malaise ressenti de la part du chef du parti en cause, Lucien Bouchard, quant à l’éventuelle censure du texte. « Le fait que ce soit M. Richler qui dise ces choses est très grave. C’est un homme qui a une crédibilité internationale. C’est un homme intelligent et talentueux. C’est un grand écrivain. Je suis troublé par tout cela. Je ne suis pas sûr que ce soit à la hauteur de ses travaux antérieurs mais c’est aux gens d’en juger », dira Bouchard (« Le jugement sur le livre de Mordecai Richler doit émaner du public, dit Lucien Bouchard », Le Devoir, 18 mars 1992).
Pour Nancy Neamtan, Richler « se sert de sa notoriété [d’écrivain] pour attiser le mépris et la haine. » (« L’intelligentsia juive et anglophone doit réagir », La Presse, 20 mars 1992).
Le 3 avril 1992, Richler est désavouée par ce que l’on pourrait qualifier de sa « famille » intellectuelle. En effet, une lettre cosignée par 25 intellectuels et écrivains anglo-canadiens sous l’impulsion de Patricia Smart dénonce l’entièreté des propos de Richler, tout en disant « respect[er] le droit des artistes de critiquer la société. » ([S.A], « 25 intellectuels se dissocient des propos de Richler », Le Devoir, 3 avril 1992.)
Jacques Folch-Ribas, dans La Presse (« Nous sommes tous des Québécois », 28 avril 1992) interpelle directement Richler et l’accuse de « généralisations racistes » tout en refusant de lui accorder le statut d’écrivain valable. Folch-Ribas est très dur :
- “On me dit que vous êtes un bon écrivain. Je ne peux juger de votre style, ne pouvant pas le lire dans votre langue. Mais je doute de ses qualités, car si “le style est l’homme même’’ vos déclarations publiques ne plaident guère en sa faveur. Dans ce monde où de minables faiseurs d’opinions crient au génie devant les borborygmes de n’importe quel écrivaillon, si vous étiez un bon écrivain cela se saurait et je ne le sais pas, et les écrivains du monde entier, ceux que je connais, ne le savent pas non plus.”
Dans La souveraineté rampante, Jean Larose consacre un chapitre (« En miroir », La souveraineté rampante, Montréal, Boréal, 1994, p. 25-36.) à l’affaire Richler. Selon lui, Richler peut bien s’époumoner autant qu’il le désire, mais, là où le bât blesse, c’est lorsqu’il utilise le terme « antisémitisme ». Surtout, Larose accuse Richler d’être un « mauvais lecteur », de ne trouver que ce qu’il cherche.
Depuis la polémique, chaque fois que le nom de Richler a refait surface dans le discours médiatique, il est associé à celle-ci. Richler est devenu, depuis 1991, une sorte d’inclassable : à la fois qualifié de romancier de génie et de polémiste maladroit mais diablement efficace. À la mort de l’écrivain en 2001, les différents hommages qui lui sont rendus dans la presse tendent à séparer encore davantage ces deux facettes de l’homme. « Il faisait l’unanimité. Sur deux points : la grandeur de son œuvre et le fait qu’il était un polémiste redoutable », dira Bruno Roy, auteur et président, à cette époque, de l’Union des écrivains du Québec (Stéphanie Bérubé, « L’auteur par qui est arrivée la controverse », La Presse, 4 juillet 2001). Même analyse du côté de Mario Roy, pour qui « l’œuvre véritable – qui, dans le cas de Richler est immense – devient secondaire et déserte la place publique quand se pointent la polémique, la bagarre, la politique. » (« La version de Mordecai », La Presse, 4 juillet 2001 ». Idem pour Gérald Leblanc qui, dans le même journal, signe un article intitulé « Remarquable romancier et féroce mange franco-québécois. »
Nathalie Petrowski, presque deux ans après tout le tapage entourant la parution d’« Inside/Outside », dresse le portrait de l’écrivain de cette façon : « Visiblement, l’homme que ses amis ont décrit comme un pingre, un soûlon, un mauvais journaliste et un désastre vestimentaire est tout cela, mais il est surtout un grand écrivain et, à l’occasion, un monsieur respectable qui ne roule pas systématiquement sous les tables et n’injurie pas par principe tous ceux qu’il ne connaît pas personnellement, sauf peut-être Bernard Landry. » Elle termine d’ailleurs sont article en lançant : « Mordecai Richler est une sorte d’oxymoron québécois. » (non sans avoir avant tout précisé qu’elle croyait, jusqu’alors, que le mot « oxymoron » était la version allongée de son suffixe) (« St-Mordecai-Bar-B-Q », 11 mai 1993.)
La tendance a donc été, autant pendant qu’après la polémique, de faire de Richler un homme bicéphale : polémiste et romancier, en prenant bien soin de les séparer l’un de l’autre. Pour certains, on ne peut absolument pas garder ces deux entités séparées. C’est le cas de Victor-Lévy Beaulieu qui, après avoir été invité à participer à une table ronde sur Richler, signe dans le journal Le Couac un article particulièrement dévastateur intitulé – tout en nuances – « Merdecaï de Montréal » (Le Couac, vol. 5, nº 8, mais 2002). Beaulieu accuse non seulement l’écrivain de xénophobie envers les Québécois francophones (qu’il explique en affirmant que Richler a été « élevé dans un quartier juif de Montréal, battu par son père qui voulait lui entrer de force dans la tête les préceptes d’une religion faisant du juif la seule race élue par Dieu »), mais le relègue au rend de mauvais romancier. « Richler est loin d’être un grand écrivain comme Philip Roth. Ses romans ne disent pas grand-chose de plus que ce que des dizaines d’écrivains juifs ont écrit avant lui sur la difficulté d’être xénophobe tout en le niant presque désespérément. Ce n’est pas non plus d’une écriture transcendante, surtout quand Richler fait dialoguer ses personnages, dans des répliques longuettes et banales comme celles qui font la gloire des mauvais téléromanciers. »
Voir aussi :
- BEATON, Balinda, « Quand on ne voit que le pire dans ses semblables… », La Presse, 28 avril 1992.
- BISONNETTE, Lise, « Vu du Woody’s Pub », Le Devoir, 18 septembre 1991.
- GRAHAM, Ron, « Less requiem than rant », Globe and Mail, 28 mars 1991.
- LATOUCHE, Daniel, « Le grand silence », Le Devoir, 28 mars 1992.