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Pierre NORA (dir.) (1992), Les Lieux de mémoire III, Les France 3. De l’archive à l’emblème
Paris, Gallimard, Bibliothèque illustrée des histoires Notes de lecture par Mariane Dalpé
Pierre NORA, « L’ère de la commémoration », p. 975-1012.
« Étrange destinée de ces Lieux de mémoire : ils se sont voulus, par leur démarche, leur méthode et leur titre même, une histoire de type contre-commémoratif, mais la commémoration les a rattrapés. Si forte a été leur volonté d’écarter le risque de la célébration, de casser l’éloge inhérent au discours continu depuis les origines, d’objectiver le système de l’histoire nationale et d’en décomposer les éléments qu’ils sont allés jusqu’à faire des commémorations elles-mêmes un des objets privilégiés de leur dissection. Et cet ouvrage est bien le premier dans l’historiographie nationale qui, du sacre de Reims au mur des Fédérés, de l’éloge académique aux monuments aux morts en passant par le calendrier républicain, le Panthéon, le musée historique de Versailles, les funérailles de Victor Hugo, le centenaire de la Révolution et tant d’autres manifestations ou monuments, ait accordé une attention aussi soutenue au phénomène commémoratif, jusqu’à composer une gamme assez représentative pour en illustrer toutes les strates et permettre même d’en établir une typologie. Mais si forte pourtant est aujourd’hui l’emprise de la mémoire que la boulimie commémorative d’époque a absorbé jusqu’à la tentative destinée à maîtriser le phénomène ; et que, aussitôt lancée l’expression ‘‘lieu de mémoire’’, l’outil forgé pour la mise en lumière de la distance critique est devenu l’instrument par excellence de la commémoration. Qu’y faire, sinon s’efforcer de comprendre à son tour les raisons de cette récupération ? » (1992 : 975)
I – La métamorphose de la commémoration
Nora souligne que Mai 68 et le Bicentenaire de la Révolution représentent chacun un type différent de mémoire commémoratrice. Mai 68, explique-t-il, avait inconsciemment un esprit commémorateur en ce sens que l’événement s’est produit comme un « festival flamboyant du légendaire complet de toutes les révolutions » (1992 : 979). « Les soixante-huitards voulaient agir, ils n’ont fait que célébrer, dans un ultime festival et une reviviscence mimétique, la fin de la Révolution. » (1992 : 980) Nora s’arrête ensuite sur le Bicentenaire, célébration d’État qui n’a pas su trouver la chaleur et l’emportement militants de l’événement qu’il commémorait. L’auteur en parle comme d’une « interminable déception » (1992 : 981)
Ces deux événements représentent donc chacun un archétype de la commémoration : le centenaire (la révolution) et la génération (Mai 68) : « Le centenaire, dans sa majesté séculaire, commande en fait, par ses multiples ou sous-multiples, tous les rendez-vous arithmétiques du calendrier. La génération seule, par la multiplicité qu’elle implique autour d’une même date, vivifie le rendez-vous. Pas de commémoration, sans doute, sans ces deux instruments temporels, sans leur croisement aussi, qui suffit à dicter l’intensité du programme commémoratif actuel et sa recharge permanente. » (1992 : 982)
Nora insiste également sur l’accélération quantitative des commémorations, ainsi que sur le fait que le champ des commémorations s’est ouverts : alors qu’on ne commémorait auparavant que les événements véritablement importants, on commémore de nos jours des événements beaucoup moins significatifs. « L’effacement du cadre unitaire de l’État-nation a fait sauter le système traditionnel qui en était l’expression symbolique et concentrée. Il n’y plus de surmoi commémoratif, le canon a disparu. » (1992 : 984)
Nora ajoute : « Du haut en bas, le modèle classique reposait sur un ordre et sur une hiérarchie. C’est cet ordre et cette hiérarchie qui se sont cassés, au profit d’une multiplicité d’initiatives décentrées où se croisent et chevauchent le médiatique, le touristique, le ludique et le promotionnel. » (1992 : 984) Ainsi, la commémoration ne se fait plus tant dans des cérémonies, dans les écoles et sur les places publiques ; elle s’est transportée à la télé, dans des spectacles, des associations, des expositions et des colloques.
Les commémorations nationales, quant à elles, sombrent dans le politique, car il n’y a plus, depuis Verdun, d’événement unificateur pour la France (Nora mentionne que la Seconde Guerre mondiale a été diviseuse, et qu’il est difficile d’établir une date unique et unificatrice pour la victoire, puisque la Libération n’a pas eu lieu partout en même temps). À partir de la Seconde Guerre mondiale, donc, les diverses mémoires collectives sont en concurrence.
Conséquences de la politisation de la commémoration : celles-ci passent aux mains de groupes particuliers (partis, syndicats, etc.) ; les manifestations nationales sont désormais les symboles de l’unité conflictuelle de tous les groupes.
Le modèle traditionnel de la commémoration est aussi concurrencé par la montée en puissance du local et du culturel. Ce déplacement, affirme Nora, a pour effet de transformer en industrie l’artisanat commémoratif. Il donne ensuite plusieurs exemples de cette frénésie commémorative qui en illustrent bien l’insignifiance et l’inutile surenchère.
« C’est la dynamique même de la commémoration qui s’est inversée, le modèle mémoriel qui l’a emporté sur le modèle historique, et avec lui, un tout autre usage du passé, imprévisible et capricieux. Un passé qui a perdu son caractère organique, péremptoire et contraignant. Ce n’est pas ce qu’il nous impose qui compte mais ce que l’on y met. D’où le brouillage du message, quel qu’il soit. C’est le présent qui crée ses instruments de commémoration, qui court après les dates et les figures à commémorer, qui les ignore ou qui les multiplie, qui s’en donne d’arbitraires à l’intérieur du programme imposé (tel Valmy annexé à 1789) ou qui subit la date par exemple 1994 pour l’affaire Dreyfus, la condamnation, pas la réhabilitation), mais pour en transformer la signification. L’histoire propose, mais le présent dispose, et ce qui se passe est régulièrement différent de ce que l’on voulait. D’où cet étrange résultat des grandes commémorations nationales qui se sont récemment succédé : ce sont les commémorations sans objet qui ont été les plus réussies, les plus vides du point de vue politique et historique qui ont été les plus pleines du point de vue de la mémoire. » (1992 : 988) Pour illustrer cette dernière idée, Nora donne l’exemple du « millénaire capétien », événement fragile et creux du point de vue historique, mais dont la commémoration a pu « se faire le réceptacle de toutes les projections latentes » (1992 : 989)
Nora explique ensuite qu’il en va de même, d’une certaine manière, pour le Bicentenaire de la Révolution (qui, bien qu’il a été un échec sur le plan politique, a été une réussite mémorielle) : étant sortis de l’équation politique suscitée par cet événement, les Français peuvent désormais en célébrer les acquis. « C’est en tant que fait de mémoire que le Bicentenaire a été vécu et, en ce sens, comme un grand schème unificateur, une vraie commémoration. » (1992 : 991)
II – Du national au patrimonial
« Cette métamorphose de la commémoration n’exprimerait en définitive que sa fin, si elle n’était pas elle-même l’effet d’une métamorphose de beaucoup plus vaste ampleur, celle d’une France passé en moins de vingt ans d’une conscience nationale unitaire à une conscience de soi de type patrimonial. » (1992 : 992)
Ce passage du national au patrimonial se fait au milieu de la décennie 1970, à la faveur notamment de la disparition définitive du monde paysan : « La chute au-dessous du 10% du taux de la population engagée dans l’agriculture et la fin de la messe en latin signaient un tournant majeur de la conscience collective, la fin ultime de ce qui restait d’actif et de vivant d’un mémoire médiévale et chrétienne. » (1992 : 992-993) Environ à la même époque (en 1969) l’élection de Pompidou, président très éloigné du monde rural, marque la fin de l’ère gaullienne. Les années 1970 voient également l’écroulement des idéologies marxistes. Nora, suivant la pensée de Marcel Gauchet, écrit : « Car ce qui se brisait avec le projet révolutionnaire [marxiste] […], c’était autant l’idée d’une fin de l’histoire que l’idée d’une rupture radicale avec le passé. […] Une rupture […] avec toutes les valorisations de la rupture. » (1992 : 994)
C’est tous ces éléments du contexte socio-politique qui ont mené au succès imprévu de l’année du Patrimoine en 1980. Nora note que l’année du Patrimoine a fait en sorte de transformer le sens que les gens donnent au terme de patrimoine : « Le mot patrimoine se met à vibrer de résonances inattendues. On le croyait voué au notaire et au bas de laine. Il s’est dilaté. Le bien tenu du père est devenu le poids qui vous enracine et le lien qui vous rattache au tout social, dépôt sacré, valeur sans prix qu’on doit transmettre. Il est descendu du ciel des cathédrales et des châteaux pour se réfugier dans les coutumes oubliées et les anciennes manières de faire, dans les bonnes bouteilles, les chansons et les parlers locaux […]. […]Dans patrimoine, on découvre qu’il y a patrie, avec tout ce que le mot a d’équivoque et d’ambigu, digne et modeste obole des humbles au grand trésor collectif, mais dérive aussi toujours possible du culte des pénates à l’hostilité à l’immigré, dont la présence commence à se faire sentir, du respect pour ses traditions au rejet de toutes les formes de la modernité. » (1992 : 995-996)
Commentant le succès immense qu’a eu en province l’année du Patrimoine, Nora écrit : « L’année du Patrimoine, c’est un peu le Mai 68 des provinciaux et des villageois. Très peu de souci de l’avenir, très peu de vraie politique de préservation et de transmission, mais une ruée vers le passé. » (1992 : 996)
L’auteur explique que traditionnellement, histoire, nation et mémoire collective allaient de pair ; de nos jours, au contraire, il s’agit plutôt d’une mémoire accompagnée d’une récupération reconstitutrice d’un phénomène dont nous sommes séparés mais dont nous nous sentons héritiers. Cette mémoire fait office d’histoire pour les groupes ignorés par la grande histoire, par l’histoire nationale.
Selon Nora, la Nouvelle histoire et l’école des Annales contribuent à ce basculement de l’histoire vers le mémoriel : « Il a fallu, en définitive, qu’éclate au grand jour le potentiel commémoratifs d’austères travaux [ceux de la Nouvelle histoire et des Annales] pour que le public y découvre une perception nouvelle du passé et une écriture originale de l’histoire […]. » (1992 : 999)
Frontière du mémoriel à l’historique : sentiment de l’amputation d’une part de soi indispensable à la conscience de soi. « C’est sur cette frontière que la France a basculé en peu d’années, entre 1975 et 1980, pour s’enfoncer toujours plus avant dans le pays de la mémoire, par un effeuillage toujours plus actif de son identité coutumière, au rythme d’un changement perpétuel qui fait apparaître à tout moment, selon qui l’on est, une nouvelle figure du passé. » (1992 : 999)
Pour Nora, la vogue du genre biographique participe de l’esprit de commémoration propre à notre époque.
Nora souligne que les commémorations, en France, ont toujours été étroitement liées à la gauche ; l’élection, en 1981, de Mitterand, qui visite le Panthéon le jour de son intronisation, est donc significative pour l’esprit de commémoration qui marque cette décennie.
La poussée de laïcisation commémorative a abouti, selon Nora, à un renversement de la notion de patrimoine national : le patrimoine désignait, pendant les premières décennies du XXe siècle, principalement les importants monuments historiques. La notion s’est ensuite élargie aux catégories d’objets, champs esthétiques et culturels menacés par l’industrialisation. Elle s’est transformée une nouvelle fois par la suite afin d’inclure le patrimoine industriel et urbain. Le renversement dont parle Nora consiste donc en ceci que ce n’est plus l’État qui se charge de déterminer ce qui relève du patrimoine national ; il cède désormais à la pression de groupes et d’associations, et les classements sont faits sans beaucoup de soin, dans l’urgence.
« Le ‘‘patrimonialisable’’ est devenu infini, et – patrimoine réel contre patrimoine légal – le four banal ou le lavoir de village sont désormais justiciables de la même ardeur défensive qu’un chef-d’œuvre de l’art national. » (1992 : 1005)
III – Le moment-mémoire
L’idée d’une mémoire nationale est récente ; on parlait plutôt autrefois d’histoire nationale et de mémoires de groupes à caractère privé (les mémoires familiales et locales). « C’est sur ce double registre que s’était constituée l’identité collective de la nation. À charge pour l’État d’assurer l’équilibre d’ensemble et de faire accepter par tous sa politique et ses lois ; et pour les individus de négocier les modalités de leur adhésion et le degré de leur engagement dans ce credo collectif et fondateur du lien social. C’est ce double registre qui s’est défait dans sa stabilité organisationnelle. » (1992 : 1007) Tout au long du XXe siècle, ce « délitement de l’histoire comme mythe porteur du destin national » (1992 : 1007) s’est accompli à travers chacune des guerres successives, mais aussi en raison de la dissociation entre nation et civilisation, qui étaient associées depuis l’époque des Lumières. De cette association découlait le syllogisme suivant : « la marche de l’humanité vers le progrès s’opère par la conquête de la raison ; or, de ce progrès de la raison, l’agent historique est l’État national, dont l’histoire de la France révolutionnaire est l’exemple par excellence ; donc, l’histoire de la France est celle de la raison en marche » (1992 : 1007).
La France de l’après-guerre a toutefois dû renoncer à cette idée de l’universalisme français. « L’avènement d’une mémoire nationale en lieu et place d’une histoire nationale est lié à l’exténuation de ce projet national historique incorporé. […] [L]a dissolution du mythe national, qui liait étroitement l’avenir au passé, a eu pour effet quasi mécanique l’autonomisation des deux instances : celle de l’avenir, rendu tout entier à son imprévisibilité, et devenu du même coup obsédant ; celle du passé, détaché de la cohérence organisatrice d’une histoire, et, du même coup, devenu tout entier patrimonial. Elle ne reviendra pas parce que la relève du mythique par le mémoriel suppose une mutation profonde : le passage d’une conscience historique de la nation à une conscience sociale, donc d’une histoire active à une histoire acquise. Le passé n’est plus la garantie de l’avenir : là est la raison principale de la promotion de la mémoire comme agent dynamique et seule promesse de continuité. » (1992 : 1008-1009)
L’obsession contemporaine du passé va de pair avec la hantise de l’avenir, que nous avons du mal à appréhender et que, par conséquent, nous voulons à tout prix planifier.
Conclusion : « Leur établissement [des lieux de mémoire] n’a de sens qu’aujourd’hui. Quand une autre manière de l’être ensemble se sera mise en place, quand aura fini de se fixer la figure de ce que l’on n’appellera même plus l’identité, le besoin aura disparu d’exhumer les repères et d’explorer les lieux. L’ère de la commémoration sera définitivement close. La tyrannie de la mémoire n’aura duré qu’un temps – mais c’était le nôtre. » (1992 : 1012)