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Blanche Cerquiglini (2011), « Quand la vie est un roman. Les biographies romanesques »
Le Débat, volume 3, no 165. Pages : 146-157.
Mots-clés : biographies romanesques, biographies historiques, fiction, Histoire, vies imaginaires, vies rêvées, homme ordinaire, transgressions.
Par Karine Pietrantonio
RÉSUMÉ
Intéressante réflexion sur les différences entre la biographie historique et la biographie romanesque. L’histoire comme soubassement du travail de la fiction. L’auteur entend montrer comment les biographies historiques sont des modèles pour les récits fictionnels que sont les vies imaginaires. L’auteur développe entre autres sur le retour à l’individu dans les biographies romanesques, qui d’un côté s’intéressent à l’homme ordinaire (la vie d’un meunier, par exemple) et de l’autre illustrent le carnaval des grands hommes (l’évocation d’un quotidien non signifiant ne peut être que de la fiction – Ravel dans son bain.) L’enjeu des biographies romanesques réside donc dans la transformation du matériau historique. Pour Cerquiglini, la fiction humanise l’histoire et possède également une valeur épistémologique en ce qu’elle raconte sans poser de jugement, laissant ainsi le lecteur combler les vides laissés par le romancier.
Cerquiglini sépare son texte en cinq parties.
1. Le romancier biographe, artiste de l’Histoire
L’auteur sépare les biographies romanesques en deux types : les vies rêvées (vraies vies continuées dans la fiction) et les vies imaginaires (vrais romans prenant la forme de biographie, sans personne réelle). Selon elle, la biographie romanesque s’écrit le plus souvent au présent, donnant un effet d’actualité. « Un effet de proximité aussi : les héros nous semblent familier ; ils descendent du piédestal où les ont mis leurs actions, leur rôle dans l’Histoire, pour devenir de simples personnages de roman. » (p.148)
« L’art du romancier consiste ici à « accrocher » des détails quotidiens, que tout homme peut vivre, et qui en même temps sortent du quotidien et sont par là proprement romanesques. » (p.148) D’ailleurs, l’auteur précise que, selon elle, une caractéristique important des biographies romanesques est la mise en avant du quotidien, un quotidien que le romancier doit transformer grâce à la fiction.
2. La tentation de l’Histoire : indices, raccords, dette, congé
Le romancier biographe n’est pas complètement du côté du roman ; voilà d’emblée la position de Cerquiglini. Non seulement s’inspire-t-il de l’histoire, mais il en raconte de grands moments. Il cite ses sources. Les biographies romanesques sont aussi des biographies, donc des livres d’histoire, respectant la chronologie et citant les dates, par exemple. « Les caractéristiques propres aux biographies romanesques sont de l’ordre de l’indice, qui tend un pont entre Histoire et roman […], de raccords entre fiction et Histoire, d’indices du genre biographique » (p.149).
« Les biographies romanesques sont dans une tension entre Histoire et fiction : le romancier veut à la fois se démarquer de l’Histoire (il la congédie en un tour de phrase), et l’utiliser pour sa valeur épistémologique (il cite les faits pour valider son récit). Dans une biographie romanesque, la fiction se suffit et ne se suffit pas à elle-même. » (p.150)
3. Le règne de l’homme ordinaire : désacralisation, transgression et carnaval
L’écriture des biographies romanesques est marquée par le retour à l’individu (biographie) et le retour au récit (Histoire). Elles peuvent élever le petit homme au rang de grand homme ou encore abaisser le grand homme au rang d’homme ordinaire ; dans les deux cas, « l’homme ordinaire est la référence. » (p.151) Cerquiglini donne plusieurs exemples pour illustrer son propos, en séparant les vies minuscules et les vies majuscules (le carnaval des grands hommes).
4. Des proximités dangereuses : plagiat et diffamation
Dans cette partie de l’article, l’éthique est au premier plan. Selon l’auteur, la proximité gardée avec les biographies historiques est entretenue volontairement. Les vies imaginaires en sont un bon exemple, ces romans qui inventent des personnages historiques, comme dans Les Onze de Pierre Michon, où le lecteur croit à une biographie. Les biographies romanesques, très près des biographies historiques et s’en inspirant le plus souvent, peuvent également être accusées de plagiat, comme ce fut le cas de Ravel d’Echenoz, accusé d’avoir copié la biographie de référence écrite par Marcel Marnat. L’auteur pose plusieurs questions intéressantes : la fiction a-t-elle tous les droits ? Jusqu’où peut-elle jouer avec l’Histoire ? Jauffret avait-il le droit de raconter dans son roman Sévère des éléments biographiques de manière relativement transparente pour les contemporains ? Yannick Haenel avait-il le droit de s’emparer de la vie de Jan Karski ?
5. Pouvoir et valeur de la fiction : réalisme, humanisation, mythe
Certaines biographies font autorité. « Les biographies historiques elles-mêmes figent le personnage dans une identité, voire en font un mythe. » (p.156) Devant cette constatation, la fiction devient donc le moyen de raconter les diverses identités d’une personne réelle, de la sortir du mythe en quelque sorte. « La fiction peut donc légitimement être la poursuite de l’Histoire par d’autres moyens. […] elle permet mieux que l’Histoire de dire l’individu, de le faire vivre. Elle l’incarne, lui donne vie, lui donne chair. […] elle humanise l’Histoire : par le détail concret, le petit fait vrai. […] Par l’imaginaire, l’invention, le fantasme, elle capte mieux l’humain dans sa complexité. » (p.157)
Pertinence dans la recherche sur l’écriture de la personne réelle :
Toute la réflexion sur la place de l’individu dans la littérature contemporaine rappelle l’importance du retour du sujet, notamment dans sa désacralisation. De fait, selon l’auteur, l’homme n’est intéressant que dans ses transgressions. Ainsi, la littérature s’intéressera aux hommes ordinaires ou envisagera les grands hommes comme des « petits » de l’Histoire, comme le mentionne Cerquiglini. Elle cite en exemple Ravel d’Echenoz, roman qui a pour incipit les pensées du compositeur alors qu’il est nu dans son bain, moment évidemment purement romanesque. Bref, une réflexion intéressante sur l’individu dans les biographies romanesques, démythifier par la fiction, l’une des multiples façons d’envisager le retour du sujet dans la littérature contemporaine.
Œuvres citées :
- Portraits de Stendhal, Thierry Laget
- Vies imaginaires, Marcel Schwob
- Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, Mathias Énard
- Michel-Ange face aux murs, Armand Farrachi
- Ravel, Jean Echenoz
- Des Éclairs, Jean Echenoz
- Tous les matins du monde, Pascal Quignard
- Les derniers jours d’Emmanuel Kant, Thomas De Quincey
- Le Fromage et les vers, Carlo Ginzburg
- Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Sur les traces d’un inconnu, Alain Corbin
- Vie de Joseph Roulin, Pierre Michon
- Les Trois Rimbaud, Dominique Noguez
- Les Onze, Pierre Michon
- La vie sexuelle d’Emmanuel Kant, Frédéric Pagès
- Sévère, Régis Jauffret
- Jan Karski, Yannick Haenel
- Vie de M. Descartes, Adrien Baillet