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Pierre NORA (dir.) (1997 [1984]), Les Lieux de mémoire I

Paris, Gallimard, coll. « Quarto », Notes de lecture – par Mariane Dalpé

Pierre NORA, « Présentation », p. 15-21.

Dans ce court texte, Nora présente le projet à l’origine de l’ouvrage. Il explique qu’il souhaitait faire l’inventaire des lieux de la mémoire nationale, afin de répondre à leur disparition progressive. Il s’est donc agi de faire l’inventaire des lieux où cette mémoire s’est incarnée (fêtes, commémorations, monuments, etc.), tant abstraits (la notion de génération, par exemple) que concrets, tant « sacrés » (la cathédrale de Reims, par exemple), que populaires. Il explique ensuite que ces « lieux-carrefours » sont traversés de plusieurs dimensions : historiographique, ethnographique, psychologique, politique, littéraire. Il souligne que le but de l’ouvrage n’était pas de rendre compte de manière exhaustive de tous les lieux de mémoire nationaux, mais plutôt d’offrir une cartographie.

Nora fournit cette précision quant à la définition qu’il donne au terme de mémoire : « [L]a mémoire, au sens, où elle est ici entendue, ne s’oppose pas à l’oubli, qu’elle englobe, et ne s’identifie pas au souvenir, qu’elle suppose. » (1997 : 16)

Nora donne quelques exemples des lieux de mémoire qui ont été considérés dans ce premier tome, La République. Il précise ensuite que si les auteurs ont accordé beaucoup d’importance aux lieux fondamentaux de la mémoire nationale, ils ont aussi voulu « mêler des lieux moins évidents […]. Ce sont ces lieux sans gloire, peu fréquentés par la recherche et disparus de la circulation qui rendent le mieux compte de ce qu’est à nos yeux le lieu de mémoire en font sentir au plus près l’originalité. » (1997 : 17) (Nora réfère ici à l’originalité du concept de lieu de mémoire par rapport à celui de lieu d’identité, avec lequel on pourrait le confondre.)

Justifiant la non-exhaustivité du travail qui a été accompli, Nora souligne que de toute façon « les lieux de mémoire ne sont pas ce dont on se souvient, mais là où la mémoire travaille ; non la tradition elle-même, mais son laboratoire. » (1997 : 17-18)

Plus loin, Nora écrit que la tâche de l’historien consiste dans l’analyse « des objets les plus représentatifs de sa tradition, que nous reconnaissons toujours comme nôtre, mais que nous ne pouvons plus vivre comme tel. » (1997 : 18)

« Peu d’époques dans notre histoire ont été sans doute aussi prisonnières de leur mémoire, mais peu également ont vécu de façon aussi problématique la cohérence du passé national et sa continuité. Le représentatif, le symbolique et l’interprétatif ont, eux aussi, leurs événements, leur chronologie et leur érudition. » (1997 : 20) L’auteur termine sa présentation en expliquant que les lieux de mémoire ont jusqu’à maintenant constitué un « angle mort » (1997 : 20) pour l’épistémologie de l’histoire.

Pierre NORA, « Entre Mémoire et Histoire. La problématique des lieux », p. 23-43.

La première partie de cet article s’intitule « la fin de l’histoire-mémoire ». Nora explique que notre époque est marquée par la fin de l’histoire comme mémoire traditionnelle, ancestrale. La mémoire est devenue une préoccupation dans la société contemporaine, explique-t-il, précisément parce qu’elle disparaît : « Moment charnière, où la conscience de la rupture avec le passé se confond avec le sentiment d’une mémoire déchirée ; mais où le déchirement réveille encore assez de mémoire pour que puisse se poser le problème de son incarnation. Le sentiment de la continuité devient résiduel à des lieux. Il y a des lieux de mémoire parce qu’il n’y a plus de milieux de mémoire. » (1997 : 23)

Selon l’auteur, l’effondrement de la mémoire collective est liée à la fin des communautés traditionnelles, causée elle-même par la mondialisation, la démocratisation, la massification et la médiatisation (voir 1997 : 23). Pour Nora, c’est la croyance dans le changement, et l’accélération de celui-ci au sein de la société, qui a surtout contribué à enrayer la mémoire traditionnelle. L’histoire a donc progressivement remplacé la mémoire, alors que l’une et l’autre avaient coïncidé jusqu’à notre époque. Nora insiste sur le fait que la multiplication des lieux de mémoire dans la société contemporaine découle du sentiment de la perte de cette mémoire : « Habiterions-nous encore notre mémoire, nous n’aurions pas besoin d’y consacrer des lieux. Il n’y aurait pas de lieux, parce qu’il n’y aura pas de mémoire emportée par l’histoire. Chaque geste, jusqu’au plus quotidien, serait vécu comme la répétition religieuse de ce qui s’est fait depuis toujours, dans une identification charnelle de l’acte et du sens. » (1997 : 24)

Dans le passage suivant, Nora développe sur les différences entre histoire et mémoire : « Mémoire, histoire : loin d’être synonymes, nous prenons conscience que tout les oppose. La mémoire est la vie, toujours portée par des groupes vivants et à ce titre, elle est en évolution permanente, ouverte à la dialectique du souvenir et de l’amnésie, inconsciente de ses déformations successives, vulnérable à toutes les utilisations et manipulations, susceptible de longues latences et de soudaines revitalisations. L’histoire est la reconstruction toujours problématique et incomplète de ce qui n’est plus. La mémoire est un phénomène toujours actuel, un lien vécu au présent éternel ; l’histoire, une représentation du passé. Parce qu’elle est affective et magique, la mémoire ne s’accommode que des détails qui la confortent ; elle se nourrit de souvenirs flous, téléscopants, globaux ou flottants, particuliers ou symboliques, sensible à tous les transferts, écrans, censure ou projections. L’histoire, parce que opération intellectuelle et laïcisante, appelle analyse et discours critique. La mémoire installe le souvenir dans le sacré, l’histoire l’en débusque, elle prosaïse toujours. La mémoire sourd d’un groupe qu’elle soude, ce qui revient à dire, comme Halbwachs l’a fait, qu’il y a autant de mémoires que de groupes ; qu’elle est, par nature, multiple et démultipliée, collective, plurielle et individualisée. L’histoire, au contraire, appartient à tous et à personne, ce qui lui donne vocation à l’universel. La mémoire s’enracine dans le concret, dans l’espace, le geste, l’image et l’objet. L’histoire ne s’attache qu’aux continuités temporelles, aux évolutions et aux rapports des choses. La mémoire est un absolu et l’histoire ne connaît que le relatif. » (1997 : 24-25)

Nora réfléchit ensuite sur le rôle de l’historiographie en France, où l’histoire de l’histoire est particulièrement polémique parce qu’elle remet en question les fondements de l’identité nationale. Ainsi, interroger les événements historiques fondateurs – il donne l’exemple de la Révolution française – c’est aussi remettre en question leur héritage. « Interroger une tradition, si vénérable soit-elle, c’est ne plus s’en reconnaître uniment le porteur. » (1997 : 26)

À propos du remplacement progressif de l’idée d’État-Nation par celle d’État-société au cours du XXe siècle (plus précisément pendant la décennie 1930), Nora écrit : « Avec l’avènement de la société en lieu et place de la Nation, la légitimation par le passé, donc par l’histoire, a cédé le pas à la légitimation par l’avenir. » (1997 : 28)

En somme, écrit Nora, l’étude des lieux de mémoire est favorisée par deux phénomènes : les remises en question qui touchent l’historiographie d’une part et, d’autre part, la fin des mémoires collectives. « Le temps des lieux [de mémoire], c’est ce moment précis où un immense capital que nous vivions dans l’intimité d’une mémoire disparaît pour ne plus se vivre que sous le regard d’une histoire reconstituée. » (1997 : 28)

Pour Nora, les commémorations sont des rituels froids, artificiels. Les lieux de mémoire naissent de la croyance contemporaine que la mémoire ne peut pas être spontanée, qu’il faut la construire.

Nora écrit que le fait qu’il soit désormais impossible de vivre la mémoire de l’intérieur nous pousse à vouloir en accumuler les traces tangibles, car ce n’est qu’à travers elles qu’elle peut se perpétuer. C’est de cette impulsion à préserver les traces que découle ce qu’il nomme « l’obsession de l’archive qui marque le contemporain ». (1997 : 30) « Le sentiment d’un évanouissement rapide et définitif se combine avec l’inquiétude de l’exacte signification du présent et l’incertitude de l’avenir pour donner au plus modeste des vestiges, au plus humble des témoignages la dignité virtuelle du mémorable. » (1997 : 30) Nora constate donc que non seulement la mémoire s’est matérialisée, mais qu’en plus elle s’est démultipliée et démocratisée. « Aux temps classiques, les trois grands émetteurs d’archives se réduisaient aux grandes familles, à l’Église et à l’État. Qui ne se croit pas aujourd’hui tenu de consigner ses souvenirs, d’écrire ses Mémoires, non seulement les moindres acteurs de l’histoire, mais les témoins de ces acteurs, leur épouse et leur médecin ? Moins le témoignage est extraordinaire, plus il paraît digne d’illustrer une mentalité moyenne. La liquidation de la mémoire s’est soldée par une volonté générale d’enregistrement. » (1997 : 31) Plus loin, il constate : « Elle [l’archive] n’est plus le reliquat plus ou moins intentionnel d’une mémoire vécue, mais la sécrétion volontaire et organisée d’une mémoire perdue. Elle double le vécu, qui se déroule souvent lui-même en fonction de son propre enregistrement […], d’une mémoire seconde, d’une mémoire-prothèse. » (1997 : 32)

L’auteur écrit que, puisque l’obsession de la mémoire et de l’archive s’est généralisée dans la société, l’impératif d’histoire dépasse désormais le cercle des historiens professionnels. Toutes les familles, toutes les organisations, toutes les disciplines veulent retracer leurs propres origines.

Il souligne ensuite que la fin de la mémoire traditionnelle s’accompagne d’une individualisation de la mémoire. Ainsi, le début de cet effritement (en particulier l’effondrement du monde rural) survient à l’époque où la réflexion sur la mémoire individuelle fait son apparition, avec Bergson, Proust, Freud. « L’effraction de ce qui a été, pour nous, l’image même de la mémoire incarnée dans la terre et l’avènement soudain de la mémoire au cœur des identités individuelles sont comme les deux faces de la même fracture, le début du processus qui explose aujourd’hui. » (1997 : 33) Nora explique que puisque la mémoire collective n’est plus vécue au sein de la société, c’est désormais sur les individus que pèse la contrainte de mémoire. « Moins la mémoire est vécue collectivement, plus elle a besoin d’hommes particuliers qui se font eux-mêmes des hommes-mémoire. » (1997 : 34) Nora illustre cette idée en évoquant la mémoire juive, où cette assignation est particulièrement importante. « C’est que dans cette tradition qui n’a d’autre histoire que sa propre mémoire, être juif, c’est se souvenir de l’être, mais ce souvenir irrécusable une fois intériorisé vous met, de proche en proche, en demeure tout entier. Mémoire de quoi ? À la limite, mémoire de la mémoire. La psychologisation de la mémoire a donné à tout un chacun le sentiment que, de l’acquittement d’une dette impossible, dépendait finalement son salut. » (1997 : 34)

Après avoir évoqué la « mémoire archive » et la « mémoire-devoir », Nora se penche sur la « mémoire-distance ». Avant, écrit-il, le passé n’était jamais totalement coupé du présent, et on pouvait le réactualiser. Le passé était pensé en lien avec le présent, comme origine, filiation. Ce lien s’est désormais rompu. Nora explique qu’à cause de cette rupture, on tente de compenser en faisant de tout et n’importe quoi des symboles de ce passé enfui, symboles que l’on croit aptes à le reconstituer. « Nul ne sachant de quoi le passé sera fait, une inquiète incertitude transforme tout en trace, indice possible, soupçon d’histoire dont nous contaminons l’existence des choses. Notre perception du passé, c’est l’appropriation véhémente de ce que nous savons n’être plus à nous. » (1997 : 35)

Nora réfléchit sur la place accrue accordée à la figure de l’historien et à la subjectivité de celui-ci, qui parle désormais de son rapport personnel au passé qu’il évoque. « [L]’historien est celui qui empêche l’histoire de n’être qu’histoire. » (1997 : 36) Il est donc devenu lui-même un lieu de mémoire.

Dans la dernière partie du texte, l’auteur s’arrête à décrire les divers paramètres de la notion de lieu de mémoire telle qu’elle a été envisagée dans l’ouvrage. Il explique notamment qu’un lieu de mémoire a toujours trois aspects essentiels : matériel, symbolique et fonctionnel. Pour illustrer ces trois aspects, il donne l’exemple de la notion de génération : « Elle est matérielle par son contenu démographique ; fonctionnelle par hypothèse, puisqu’elle assure à la fois la cristallisation du souvenir et sa transmission ; mais symbolique par définition, puisqu’elle caractérise par un événement ou une expérience vécus par un petit nombre une majorité qui n’y a pas participé. » (1997 : 37) Nora insiste aussi sur le fait qu’un lieu de mémoire doit avoir pour origine une volonté, une intention de mémoire, de commémoration. « Que manque cette intention de mémoire », écrit-il, « et les lieux de mémoire sont des lieux d’histoire. » (1997 : 38) Bien qu’il estime nécessaire aux lieux de mémoire de découler d’une volonté initiale de commémoration, l’auteur note que ceux-ci ne restent pas figés dans le temps et qu’ils évoluent : « [I]l est clair, et c’est ce qui les rend passionnants, que les lieux de mémoire ne vivent que de leur aptitude à la métamorphose, dans l’incessant rebondissement de leurs significations et le buissonnement imprévisible de leurs ramifications. » (1997 : 38)

Nora poursuit ensuite en donnant plusieurs exemples de lieux de mémoire. En voici quelques uns : la Marseillaise, le drapeau tricolore, le Panthéon, ou encore le calendrier révolutionnaire (« il devait fournir les cadres a priori de toute mémoire possible, et puisque, révolutionnaire, il se proposait, par sa nomenclature et sa symbolique, d’‘‘ouvrir un nouveau livre à l’histoire’’ » (1997 : 38)) ; le Tour de France par deux enfants, inventaire de la culture française à l’usage des enfants, qui fut obligatoire dans toutes les écoles de France pendant plusieurs décennies ; certains ouvrages historiques, mais uniquement « ceux qui se fondent sur un remaniement même de la mémoire ou en constituent les bréviaires pédagogiques » (1997 : 40).

La toute fin de l’article lie histoire et littérature : après avoir mis en relation la démarche de Michelet et celle de Proust, l’auteur écrit : « Référence bien littéraire. Faut-il la regretter ou lui donner au contraire sa pleine justification ? Elle la tient une fois encore de l’époque. La mémoire, en effet, n’a jamais connu que deux formes de légitimité : historique ou littéraire. Elles se sont d’ailleurs exercées parallèlement, mais jusqu’à nos jours, séparément. La frontière aujourd’hui s’estompe, et sur la mort quasi simultanée de l’histoire-mémoire et de la mémoire-fiction, naît un type d’histoire qui doit à son rapport nouveau avec le passé, un autre passé, son prestige et sa légitimité. L’histoire est notre imaginaire de remplacement. Renaissance du roman historique, vogue du document personnalisé, revitalisation littéraire du drame historique, succès du récit d’histoire orale, comment s’expliqueraient-ils sinon comme le relais de la fiction défaillante ? L’intérêt pour les lieux où s’ancre, se condense et s’exprime le capital épuisé de notre mémoire collective relève de cette sensibilité-là. Histoire, profondeur d’une époque arrachée à sa profondeur, roman vrai d’une époque sans vrai roman. Mémoire, promue au centre de l’histoire : c’est le deuil éclatant de la littérature. » (1997 : 43)

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