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Anne Caumartin et Martine-Emmanuelle Lapointe (2004), Parcours de l’essai québécois (1980-2000)
Québec, Nota Bene.
Note technique : lecture de la présentation et du texte de Robert Vigneault. Lecture diagonale des autres contributions pour repérer des réflexions sur la question du contemporain – c’est surtout celle de la circonscription de la période qui revient.
Anne Caumartin et Martine-Emmanuelle Lapointe, « Présentation », p. 9-15.
Sur la frontière de 1980 : André Belleau, dans Surprendre les voix (1986), « confère à l’année 1980 une valeur symbolique en évoquant les suites du Référendum, parmi lesquelles s’impose la non-définition identitaire. L’événement – ou le non-événement – politique se transforme alors en monument, à la fois signe et trace de la perte identitaire : “J’étais ‘X’ qui n’a pas réussi à devenir Québécois […] [Je] suis une sorte d’apatride. Je navigue sur les mers de l’inexistence avec un pavillon de complaisance. Le mien est canadien au lieu d’être libérien ou panaméen” (1986). À partir de 1980, un nouveau seuil aurait été franchi : après les slogans, les chants, les actions collectives et les luttes, le réel se serait imposé et aurait mis fin à l’utopie, aurait inauguré “l’ère de la sensation vraie” [expression de Nepveu emprunté à Peter Handke, L’Heure de la sensation vraie]. » (12)
[*** Vérifier l’affirmation sur Belleau : y a-t-il quelques références explicites?]
Par contre, il demeure toujours un soupçon au sujet de cette frontière : « Même si elle fait déjà partie du récit de la littérature québécoise, l’année 1980 n’échappe pas pour autant aux soupçons. N’est-ce pas, d’une part, succomber à une sorte de sociologisme réconfortant que de découper le corpus étudié en choisissant une borne temporelle ferme? Borne temporelle liée de près à l’histoire socioplitique qui plus est… Ne risque-t-on pas de multiplier les ruptures, d’inclure 1980 dans une série de dates emblématiques? » (12) Elles n’apportent bien sûr pas de réponse « hâtive » mais précisent que c’est une question qui habite les différents textes du recueil.
Certains motifs littéraires se retrouvent aussi dans les essais : le désenchantement, l’engagement plutôt poétique que politique, le repli dans la vie ordinaire (12).
Robert Vigneault, « Notre sauvage besoin de libération », p. 17-30.
Temporalité de la modernité québécoise : « [L]e Québec, à partir de 1945, est peu à peu sorti de l’orthodoxie pour entrer dans la modernité. Le mur de l’unanimité s’est lézardé et l’individu a pris la parole comme on prend le pouvoir. Auparavant, le sens était donné : il suffisait simplement de l’accueillir. La modernité a instauré le déchirement entre le sens et la praxis; le fossé s’est élargi entre la vie empirique et la signification. On est entré comme furtivement dans un monde instable, sans envers, où l’on éprouve le vertige de la précarité, voire de la perte d’une vérité dont un je solitaire ne perçoit plus que des fragments. Cette crise de la modernité, cette affirmation nouvelle d’un je contestataire, angoissé par la sensation nouvelle de la liberté, constituerait le terreau idéal pour l’éclosion de l’essai. » (19)
Caractéristiques « postmodernes » : « Ainsi, les essayistes québécois contemporains vivent-ils, dans l’euphorie comme dans l’ambiguïté, cette expérience d’émancipation individuelle. Et la seule caractéristique vraiment claire à mes yeux de l’insaisissable catégorie postmoderne, c’est l’exacerbation de cet individualisme. » (24) / « N’est-ce pas ainsi, d’ailleurs, qu’on est pleinement postmoderne, c’est-à-dire un individu sans feu ni lieu, sans avant ni après, sans histoire ni culture encombrantes, jouissant à fond du moment présent d’à c’t’heure? » (24)
Étienne Beaulieu, « Disparition de la disparition dans l’œuvre de Pierre Vadeboncoeur », p.113-126.
Frontière des années 1960 et 1980 : « Depuis 1980… Difficile de ne pas appréhender une mythification prochaine de cette date – après celle de 1960… Comme si à ce jour précis l’événement et la structure avaient fait basculer l’histoire dans une nouvelle séquence, différente de celle qui la précède, en rupture avec elle… Comme si l’histoire, après Foucault, ne pouvait se penser qu’en termes de ruptures et de différences, dans l’oubli sans doute de l’impossibilité de penser une série historique exclusivement selon la différence, puisque comment rendre le passé sans y projeter le présupposée même de la différence? Et l’essai québécois fait-il vraiment écho à cette rupture supposée? » (113)
Anne Caumartin, « S’engager après 1980. Le cas d’Andrée Belleau, intellectuel », p.145-162.
Du côté de l’essai, la fracture de 1980 semble assez tangible : « Lorsque la sociocritique s’intéresse à l’essai québécois contemporain, genre caractérisé d’emblée par son aspect référentiel, une date s’avère incontournable : 1980, année du premier référendum sur le projet de souveraineté au Québec. Avec la défaire du “oui”, le constat de l’impossibilité d’une indépendance qui s’annonçait faisable laisse un sentiment d’amertume à bon nombre d’intellectuels, causant de fait leur repli dans leur champ d’expertise. Sortir de sa compétence pour influencer la cité – ce qui se veut le propre de l’intelligentsia – ne se fait plus que timidement. Dès lors, on constate dans les essais québécois sinon une rupture d’avec le politique du moins un passage vers le poétique : on délaisse le mot d’ordre mobilisateur, la virulence rhétorique (tributaires de la passion, la colère, l’ironie ou le ressentiment que confesse Belleau) pour adopter un certain lyrisme, pour cultiver plus avant le pouvoir suggestif du symbolisme. Cet effacement de l’engagement manifeste permet-il d’annoncer la mort de l’intellectuel au Québec comme on le fait au même moment de l’autre côté de l’Atlantique? Si on peut difficilement se résoudre à prononcer un tel verdict, on doit toutefois concéder qu’il y a eu redéfinition du rôle de l’intellectuel québécois au tournant des années 1980 et les essais d’André Belleau écrits alors en sont une illustration patente. » (145-146)
Changement de 1980 selon F. Dumont (autre que le référendum – phénomène mondial) : Selon Caumartin, Fernand Dumont suggère que la « réorientation des préoccupations sociales » qui expliquerait le « désengagement des intellectuels québécois » ne s’expliquerait pas seulement par la victoire du « non ». « Le “tassement” de la “question nationale” est présenté par le sociologue comme l’aboutissement logique de la mutation de la société québécoise déjà amorcée après la Seconde Guerre mondiale et mise en forme par la Révolution tranquille par des gestionnaires dont la voix acquiert de plus en plus d’autorité dans l’organisation de la cité. Si les intellectuels ont fait silence sur l’identité nationale dans le Québec des années 1980, l’échec référendaire y serait pour bien peu. 1980 marquerait l’époque où le Québec serait naturellement passé à autre chose : la définition de l’identité québécoise, de l’État-nation et, ultimement, l’urgence de la souveraineté cèderaient le pas à l’Économique. “Ici comme ailleurs en Occident, conclut Dumont, l’idéologie néolibérale a ramené les projets sociaux à l’administration tranquille.” ([1995] 1997 : 252) » (151) [Dans Raisons communes, Boréal compact]
Caumartin voit plutôt la période de 1980 comme une certaine forme de temps d’arrêt et de réflexion pour les intellectuels : « C’est dire que le silence des intellectuels québécois au tournant des années 1980, bien que les relectures de cette réaction se multiplient et se répondent, n’était pas l’annonce d’une mort mais avait tout juste quelque chose du retranchement des vaincus. Comme la principale arme des intellectuels – la rhétorique de l’impératif – s’était avérée impuissante à faire passer leur idéal social, les années 1980 semblent avoir été pour eux le temps d’une réévaluation de leur mode d’action et, conséquemment, d’une transformation de leur parole. Est venu le temps non pas de se définir mais de se dire autrement. » (152) / « En ce sens, l’intellectuel d’après 1980, désenchanté certes mais non résigné, se présente comme un penseur pré-politique : loin de proposer une prêt-à-penser sur le mode impératif, il invite, par le biais du symbolique, du poétique, à la réflexion, de laquelle découlerait éventuellement l’action des individus. De lui l’enseignement du penser; pour d’autres, maintenant l’agir. » (153)
Avril 2013