Table des matières
DION, Robert et Andrée MERCIER (dir.) (2017)
Que devient la littérature québécoise? Formes et enjeux des pratiques narratives depuis 1990
Montréal, Nota Bene
Notes de lecture sommaire – sont répertoriées ici les notes ayant traits à la littérature québécoise contemporaine
INTRODUCTION – LA LITTÉRATURE QUÉBÉCOISE EST-ELLE UNE INSONDABLE NÉBULEUSE?
Par Robert Dion et Andrée Mercier.
Les auteurs s’intéressent au concept d’hétérogénéité (en vogue dans les années 90) puis de porosité pour tenter un discours plus global sur la littérature contemporaine québécoise. Ils constatent : « La porosité dans les pratiques narratives des deux dernières décennies nous semble donc occuper une place plus nette au sein des œuvres et ne plus opérer essentiellement sur fond de crise ou d’opposition [comme pouvait le faire l’hétérogène]. Elle incarne un acquis et peut-être un constat de la multiplicité et de la dissolution des frontières. » (25)
Marie-Pascale Huglo, « Dépaysement intérieur. Deux récits québécois à la lisière du conte : Frères de David Clerson et Oss d’Audrée Wilhelmy », p. 199-219.
Huglo base sa réflexion autour de la polémique sur les nouveaux exotiques. Elle note : « Le point de départ de ma réflexion vient de cette persistance, malgré tout, à territorialiser le lointain ou l’étranger, à identifier un courant à partir d’un objet de représentation situable. Si l’enjeu de la transitivité reste secondaire dans le cas de la littérature québécoise, l’étiquette du nouvel exotisme répond à celle des néo-régionalismes, tournant le dos aux récits de soi (qui n’auraient apparemment plus la cote). Ce qui se perd, dans ce jeu d’opposition, est une extériorité non territorialisée – une extériorité intrinsèque, dirions-nous à partir du propos de Frédérick. Que les textes se tournent vers le proche ou le lointain, ils tendent à mélanger les genres, à brouiller les repères, à introduire, jusque dans le plus local, de l’étrangeté. Ainsi sort-on du face-à-face entre nouveaux exotiques et néo-régionalistes pour prendre la mesure de l’altération des identités géographico-nationales. La fiction contemporaine, plus que jamais consciente de ses moyens, semble prête à jouer de la pluralité de nos imaginaires, qui résistent aux étiquettes et font de l’étrangeté ‘un moteur de la fiction’ (Frédérick, 2014). Dans cette perspective, le récit contemporain non seulement déploierait une relation dynamique entre l’ici et l’ailleurs, mais il mettrait en tension la reconnaissance et la défamiliarisation et du monde et des genres narratifs. Face à l’ancrage géographique qui se déploie à l’échelle du monde, il faut donc rappeler, d’une part, que les imaginaires traversent et brouillent les frontières et, d’autre part que la pluralité de la littérature contemporaine tient à la pleine conscience de ses moyens esthétiques : langues, formes, genres, intertextes. Nombre d’auteurs québécois contemporains jouent sur tous ces tableaux ‘sans complexe’, d’où mon étonnement de voir resurgir [203 :] l’idée d’exotisme dans un débat qui, même s’il est dépassé, perdure. » (p.202-203)
FILIATIONS ÉLECTIVES OU L’ÉTRANGE POROSITÉ DES REPÈRES
Sur la notion de porosité et son application à partir de l’exemple du conte : « La porosité des frontières entre le conte et le récit me semble caractéristique d’une ouverture au monde en dehors des bornes géographiques, identitaires, nationales ou intimes, d’une part, et d’un renouvellement des formes narratives renouant avec des récits forts, d’autre part. La ‘mondialisation’ tient avant tout, ici, à un intertexte à large spectre temporel : Oss et Frères s’inscrivent [214 :] dans le prolongement de romans et de légendes qu’ils s’approprient tout en se tenant à l’écart d’un marquage historique. La filiation multiple qu’opère l’intertexte revendique une sorte d’Internationale littéraire qui, au-delà des appartenances, déhiérarchise le legs culturel et générique occidental. Clerson, on l’a vu, renvoie aussi bien à la Bible qu’à Pinocchio, à Moby Dick qu’à Sa majesté des mouches de William Golding, sans faire de l’intertexte un moyen de mettre l’aventure en ballotage. Le sacré côtoie le profane, la ‘grande littérature’ côtoie la ‘littérature jeunesse’, l’épopée se mêle au merveilleux et à la dystopie. Cet ensemble revendique la portée imaginaire de la littérature de sorte à écarter le modèle réaliste établi, revalorisant de facto la mémoire littéraire de l’enfance, qui n’a rien à envier aux ‘grands’ classiques. Or – et c’est là où la porosité entre en jeu -, ce mélange ne se veut ni manifestement hétérogène ni ironisé sur un mode postmoderne. La fiction, au contraire, absorbe son hétérogénéité constitutive sans en brandir l’étendard ni ébranler la foi dans les fables dont elle relève. Cette absorption tant intertextuelle que générique – entre épopée, fantastique, légende et conte – au sein d’un univers narratif assumé me semble caractéristique d’une manière contemporaine de réaffirmer la puissance des fables à partir d’un legs électif dont le caractère hétéroclite se trouve, en quelque sorte, digéré. » (213-214)
Variété des référents culturels chez les auteurs de la relève : « Les écrivains ‘de la relève’ ne font manifestement pas tout un plat des mélanges et des emprunts qu’ils proposent. Ces mélanges font partie de la panoplie narrative élémentaire des auteurs québécois contemporains, qui revendiquent un legs mondial (entre l’Europe et l’Amérique, en l’occurrence) éclectique pour instaurer une filiation choisie. Comme l’écrit Hélène Frédérick, ‘notre littérature [québécoise] métissée s’octroie des libertés que la littérature française ne se permet pas toujours, rigidifié qu’elle est parfois, aux yeux de certains, par le carcan de sa tradition’. Cette appropriation relativement libre des ascendants passant outre les hiérarchies (nationales, génériques, mineures ou majeures) établies caractérise la mise en œuvre du conte par Wilhelmy et Clerson. » (215)
Mathieu Bélisle (2017), « L’horizon prosaïque. Quelques considérations sur la littérature québécoise contemporaine », p. 259-273.
« J’aimerais suggérer que les quinze ou vingt dernières années marquent moins une rupture vis-à-vis de ce projet d’exploration et de mise en valeur de la dimension prosaïque que la reconnaissance, par une nouvelle génération d’auteurs, de son caractère fondateur : à mon sens, la dimension prosaïque constitue désormais un véritable horizon de référence. Nous assistons à une sorte d’“aggravation“ de l’entreprise moderne, voire à un redoublement, la dimension prosaïque faisant elle-même l’objet d’un traitement prosaïque, très souvent revendiqué comme tel par les jeunes écrivains. C’est donc dire que le prosaïsme de nombreuses œuvres narratives contemporaines ne renvoie pas seulement à une matière qu’il s’agirait de privilégier : il devient une esthétique, qui n’est pas le simple équivalent du réalisme mais un dérivé, une variante de celui-ci, en ce qu’il constitue une manière singulière de traiter la réalité conduisant à privilégier certains aspects et types de rapports au détriment d’autres (l’immédiateté plutôt que la mise à distance, la surface des choses plutôt que la profondeur, les sensations et l’intuition plutôt que l’intellection, l’accumulation de faits bruts plutôt que les prouesses narratives, et ainsi de suite). Le prosaïsme, considéré à la fois comme matière et manière, me semble caractériser, avec ici et là des déplacements d’accent et des variations d’intensité, une part considérable de la production narrative contemporaine, allant de Samuel Archibald à Patrick Nicol, en passant par Alain Farah, Mauricio Segura, Perrine Leblanc, Nicolas Dickner, Éric Dupont, Éric Plamondon et Jean-Simon DesRochers. Elle est particulièrement mise en évidence – de manière ostentatoire, dirais-je – dans une “familleˮ d’œuvres pratiquant ce que j’appellerais “l’oralité présentiste“ – une oralité fascinée par l’esthétique trash et qui [264 :] s’inscrit dans la continuité du courant de l’autofiction en vogue vers le tournant des années 2000. Je pense notamment aux œuvres d’Alexandre Soublière, de Sophie Bienvenu, de Mathieu Arsenault et de Vickie Gendreau – et à une variante lyrico-dramatique : l’œuvre d’Hervé Bouchard –, marquées par la déliquescence – celle du corps, de la langue, de la forme – et qui revendiquent, parfois jusqu’à la caricature, une sorte de pauvreté native, comme s’ils se considéraient ou se voulaient étrangers à toute conception idéale, comme si la misère matérielle, culturelle ou morale les enfermait dans un présent sans cesse recommencé. De telles caractéristiques sont ouvertement revendiquées par Jean-Simon DesRochers, dont l’œuvre romanesque, sans appartenir pleinement à l’oralité présentiste, en partage l’esprit. » (263-264)
René Audet, « Le personnage romanesque contemporain au défi de l’encyclopédisme. Nicolas Dickner, Daniel Canty et Éric Plamondon comme filtres du monde », p. 319-336.
« À travers cette double dimension, intime et panoramique, l’ouvrage [Les États-Unis du vent de Daniel Canty] illustre bien une certaine contemporanéité de la littérature québécoise. Cette littérature s’est assez largement réfugiée, après 1980, dans un intimisme minorant le genre romanesque, exacerbant son “jeˮ et son discours intérieur au détriment de l’inscription active de ce “jeˮ dans le monde. Le roman actuel, au Québec autant que dans les littératures occidentales d’ailleurs, s’est fait le terreau d’une riche et complexe problématisation du rapport entre le soi et le contexte social et culturel. Un tel questionnement en acte du sujet romanesque a notamment conduit à transformer le personnage, qui devient un être instable et poreux à son milieu, et [sic : je pense que c’est « en »] une icône des apories ontologiques contemporaines. Les protagonistes des fictions narratives d’aujourd’hui, [321 :] dès lors, ne s’imposent plus guère par leur étoffe, ni même par leur ethos. Désengagés, passifs, anonymes, ils sont souvent simplement sertis au cœur de circonstances et de discours qui les balisent, les saisissent et les propulsent. » (320-321)
« Cette tonalité générale [l’ironie des personnages ou de la narration], aux accents singuliers selon l’écrivain, génère une dynamique ludique avec le savoir : en tant que matériaux ou terrains de jeu, les connaissances, les disciplines scientifiques et les faits sont mobilisés par des acteurs et par des discours qui les utilisent pour construire autrement une représentation du monde, souvent pour élever les faits quotidiens au rang de mythologies partagées (par une génération, par une culture). C’est bien toute la visée du geste compilatoire qui, à la réflexion, s’impose lors de la lecture de ces ouvrages. De diverses façons, les trois écrivains font affluer dans leurs œuvres des référents principalement culturels – depuis les domaines centraux de la littérature, de la musique, des médias audiovisuels jusqu’aux extensions culturelles de la science, de l’érudition et du fait divers. Ce travail n’est jamais totalement désincarné ni détaché des personnages. » (331) […] « On le voit : les savoirs sont instrumentalisés et non appelés pour leur force informative ou dénotative : ils deviennent des outils de réflexion, des rouages de la transmission d’une certaine expérience du monde par les personnages. » (332) […] « Dans la production romanesque québécoise contemporaine, l’encyclopédisme se présenterait plutôt comme un mode d’affirmation de soi, au sens où il est un outil de définition de l’individualité même du personnage romanesque (et non un repoussoir pour laisser se construire, dans les vides et les creux du savoir, une identité indépendante de ces bribes cognitives et factuelles). S’affirme évidemment, à travers cette appropriation encyclopédique du monde, une empreinte forte des enjeux contemporains de la culture, mais aussi, corollairement [sic?], un mode d’être des personnages. Ils se présentent tous comme des éponges culturelles – absorbant la culture américaine, les cultures populaires et érudites, les cultures héritées et discutées. L’identité des personnages reste évidemment, pour une part du moins, définie par leurs actions et leur représentation dans les univers dépeints; toutefois, cette identité est, pour une autre part, construite et tissée par de multiples horizons culturels que leur encyclopédisme fait tournoyer autour d’eux. Émergeant du solipsisme de l’intimisme inquiet et désorienté ayant marqué la production narrative des années 1980 et 1990, le protagoniste romanesque québécois des années 2000 dialogue avec le monde tel que la civilisation l’a construit – toponymie, événements historiques, pratiques culturelles… – pour se définir et affirmer des modalités renouvelées d’être-au-monde, lesquelles nous engagent d’ailleurs à questionner notre conception de ce que peut être un personnage de fiction. Bercé par une inconstance ontologique mais inscrit dans une représentation bigarrée du monde, le personnage tend à quitter sa qualification littéraire canonique pour s’arrimer à une vision anthropologique plus complexe. La mise en scène du fait humain peut ainsi être irriguée ici par la culture numérique (et le caractère fluctuant de ses avatars anthropomorphes), là par une compréhension complexe de l’intériorité, là encore par une conception du personnage comme outil heuristique de connaissance du réel, dans une posture de défi face aux disciplines classiques des sciences dites humaines. L’appropriation culturelle et cognitive des savoirs ici mise en lumière participe avec éloquence de cette transformation des pouvoirs de la fiction narrative. » (334)
David Bélanger, « La littérature comme classe sociale : la figuration de la littérature dans le roman québécois contemporain », p. 339-363.
Propos : dans la littérature actuelle, la littérature (et les personnages qui s’y identifient ou la représente) est devenue une « classe sociale » et ceux qui y appartiennent sont en décalé avec le reste du monde : « La littérature comme classe sociale constitue une observation de corpus : les acteurs littéraires semblent, une fois représentés dans la fiction, participer d’un groupe distinct des autres groupes de la société. L’écrivain québécois représenté – mais aussi bien le thésard ou le professeur en littérature, le lecteur initié, l’éditeur, le réviseur linguistique – paraît effectivement, dans les années 2000, coupé de la culture de masse, des valeurs familiales, du politique et de ses discours, mais aussi de l’économie de masse dont le vaisseau amiral reste l’hégémonique classe moyenne, tout comme elle semble coupée des discours pragmatiques de l’utile, de l’efficace, de la carrière. C’est en ce sens que j’entends ‘classe sociale’, c’est-à-dire qu’elle constitue, telle qu’elle est représentée, une organisation de valeurs liée à une position hiérarchique au sein de la société. » (342)
« […] dans la littérature métafictive contemporaine, on raconte les lettres résolument contre la société, en lutte de valeur, de pouvoir, de pertinence. » (343)
« Appartenant à un monde où le savoir, le prestige, la pertinence sont fortement liés à la langue et à la littérature, le lettré représenté n’a de cesse de constater l’inactualité de sa position, et ce décalage le place de facto en lutte contre l’autre. » (343)
« Ordre de valeurs, conditions socio-économiques, organisation en dominés et en exclus : cette classe, de façon ambiguë, se dira dans sa noblesse sans efficience réelle et dans son prolétariat sans force de travail. Voilà ce qu’il faut maintenant observer, car ces changements impliquent de lourdes conséquences sur la représentation de l’écrivain, mais plus encore sur le statut de la littérature dans la société québécoise contemporaine. » (350)
Le lettré devient le nouveau prolétaire dans les œuvres que Bélanger étudie : « Le lettré est dominé, comme il se doit, par le capitaliste, le bourgeois, voire le nouveau seigneur. » (353) « Un fort sentiment d’inadéquation se trouve au centre de cette lutte des classes : l’inadéquation du lettré avec la société en général. » (354)
« Si Belleau observait l’évolution d’un Denis Boucher qui se libérait de sa classe sociale grâce à la littérature – et il en allait de même pour la majorité des personnages d’écrivains chez Major, Godbout, Bessette, Beaulieu –, force est de constater que la classe sociale d’origine des personnages littéraires d’aujourd’hui est la littérature. Ils y sont arrivés, ils y apparaissent coincés. Même, pourrait-on dire, ils aspirent peu ou prou à en sortir. » (357)
« Ainsi, le littéraire paraît confiné à une figure de noble prolétaire, à la fois en haut et en bas de l’échelle – ça dépend de l’échelle –, possédant et intégrant tous les codes d’une culture légitime, mais au sein d’une société qui ne les reconnaît guère. Vis-à-vis de l’utile, du nécessaire, de l’efficace, il ne fait pas le poids, et s’incline devant le fonctionnaire, l’infirmier, le ‘commercial’ et la plèbe. Cela l’amène, le plus souvent, à ridiculiser sa propre classe, pourtant le dernier lieu qu’il peut habiter, pour en montrer la vacuité. » (357)
Lise Gauvin, « Émile Ollivier, Dany Laferrière : portraits de quelques romanciers fictifs », p. 365-384.
Son hypothèse est que « la propension à l’autoréférentialité s’est amplifiée au cours des dernières années, nombre de récits s’offrant comme des mises en fiction et en question de l’écriture » (367)
Myriam Suchet, « Lire la littérature québécoise pour pouvoir imaginer demain », p. 387-410.
Ne pouvant répondre à la question « Que devient la littérature québécoise », elle demande plutôt « que peut la littérature québécoise pour nous guider vers demain? » Elle dégage « quatre caractéristiques de la littérature actuelle (parmi d’autres) des littératures québécoises d’aujourd’hui (et le pluriel est important à la fois pour souligner la pluralité des écritures contemporaines au Québec et l’impossibilité d’en faire un panorama exhaustif). » (389)
1. Décentrement hétérolingue : arrêter de se prendre pour le centre du monde
- Caractéristiques des œuvres : Hétérolinguisme : diffraction « en français » au pluriel
- Type de posture à développer : Décentrement critique : prêter attention à la matérialité de ‘la langue’ pour cesser de croire qu’elle est le véhicule transparent d’identités monolithiques; cesser de se prendre pour le centre du monde.
2. Interroger le « nous » : accueillir nos hétérogénéités constitutives
- Caractéristiques des œuvres : Création d’une multitude qui est aussi celle qui habite chaque être singulier
- Type de posture à développer : Accueillir nos hétérogénéités constitutives
3. Embrayage : pour une approche indisciplinaire
- Caractéristiques des œuvres : Embrayées : tissées avec une situation d’énonciation
- Type de posture à développer : À la croisée de la recherche, de l’action et de la création dans une perspective indisciplinaire, sensible aux conséquences de ce que nous pensons et de nos manières de penser.
4. Viralité-virtualité de l’objet livre : jouons!
- Caractéristiques de l’œuvre : Hypermédiatiques
- Type de posture à développer : Ludique et connectée, non-linéaire