Michel Biron (2000), L'absence du maître. Saint-Denys Garneau, Ferron, Ducharme, Montréal, Presses de l'Université de Montréal.
Introduction
cite Jacques Dubois dans L'institution de la littérature, (1978), Paris/Bruxelles, Nathan Labor, p. 136 : cette littérature [québécoise] intervient directement sur le terrain politique et idéologique, sans connaître pleinement la coupure institutionnelle : l'écrivain québécois est dans le monde – son monde ». (9) Il note l'indépendance culturelle de l'institution littéraire québécoise, libérée de la dépendance au clergé, mais qui, aussi, s'organise sans Paris (ce qui est différent dans le cas de la littérature belge). Surtout, l'écrivain québécois est soutenu par l'institution, mais n'est aucunement un être d'institution. Société québécoise comme une « société excentrée, élaborée non pas contre mais en dehors du pouvoir institutionnalisé » (11)
Biron utilise la notion de « communitas » (notion empruntée à l'anthropologue anglais Victor W. Turner ) pour décrire une société non fondée sur une structure hiérarchique permanente. « La communitas développe des relations qui ne sont pas fondées sur l'exercice d'un pouvoir, mais sur l'expérience de la “liminarité”. Elle regroupe des personnes situées en marge des institutions, soit parce qu'elles en sont exclues, soit parce qu'elles n'y ont pas encore accédé. » (11-12)
« Les rapports entre individus sont moins déterminés par une hiérarchie verticale que par une sorte de hiérarchie qui n'obéit pas à la logique d'un classement établi d'avance mais à un système peu déterminé dans lequel tout est affaire de contiguïté, de voisinage. Dans un contexte de liminiarité, il ne s'agit plus de s'élever socialement, mais d'étendre la zone de proximité, soit en abaissant ce qui se donne pour sacré ou autoritaire, soit en rapprochant ce qui semble lointain. C'est le sujet, celui que Turner appelle le personnage liminaire, qui définit le centre de gravité dans un tel cadre. Seul ce qui gravite autour de ce sujet liminaire a du poids : le reste, c'est-à-dire les lois sociales, les groupements établis, les institutions, cela n'existe à peu près pas. La supériorité hiérarchique étant une marque de hauteur, donc de distance, elle devient aussitôt quasi dévaluée, ornement ridicule. […]
Le propre de la communitas n'est pas d'attaquer la structure : c'est de s'installer en bordure, dans ce que Turner appelle “le vide du centre”. Le héros limninaire par excellence est celui qui ne possède aucune autorité juridique ou politique, c'est-à-dire d'ordre institutionnel, et qui se trouve par conséquent le mieux placé pour nouer un autre type de lien social fondé, lui, sur la familiarité. Le maître de la communitas ne peut être que le faible (eu égard à la hiérarchie de la structure), celui qu'on appelle aujourd'hui le marginal, l'exclu. Ce héros liminaire échappe aux classifications habituelles et tend à se dépouiller des signes propres à la structures sociale (la position hiérarchique, la propriété, les vêtements, etc.). Un tel processus de dépouillement est extrêmement important chez des écrivains comme Saint-Denys Garneau, Ferron ou Ducharme et témoigne d'une attitude tout à fait opposée à ce que le sociologue Pierre Bourdieu appelle “l'accumulation de capital symbolique”. » [exemple de Milles Milles qui déclare “Je ne suis pas un homme de lettres”] (13-14)
Ces « oeuvres se dépouillent des signes qui permettraient de les situer à l'intérieur de la hiérarchie des formes littéraires. » (15) Elles mêlent les genres et les auteurs, malgré leur conscience historique, ne cherchent pas à situer ces dernières dans une séquence historique précise. « L'essentiel, dans la communitas, n'est pas de renverser ou de renforcer telle ou telle esthétique dominante. Au Québec, comme dans d'autres littératures périphériques ou insulaires, la domination esthétique est ambiguë, car elle ne s'accompagne que d'un pouvoir de consécration relatif. La littérature ne s'offre pas à Garneau, Ferron ou Ducharme comme une tradition contre laquelle ils doivent écrire s'ils désirent se singulariser, mais comme un terrain vague, un univers sans maître où rien n'est vraiment interdit, où rien n'est vraiment permis non plus. » (15)
chapitre 1. Une littérature liminaire
« L'écrivain américain est animé par l'esprit franc-tireur, suivant l'expression que Rosenberg oppose à celle d'esprit d'habit-rouge, propre aux soldats anglais formés pour se battre selon les règles de l'art. […] Même si le Québec n'est pas l'Amérique, […] deux caractéristiques de l'esprit franc-tireur paraissent s'appliquer de manière assez remarquable aux textes de Garneau, Ferron et Ducharme : l'indifférence de l'artiste à traduire son art personnel en modèle et le caractère hétérogène de l'œuvre, qui mêle les genres (majeurs et mineurs, savants et populaires) au point de devenir quasi informe, en tout cas difficile à imiter. Rosenberg associe en outre la liberté du franc-tireur à la nécessité d'improviser – et l'on sait à quel point la modernité poétique québécoise, de Gilles Hénault à Paul-Marie Lapointe, aime et pratique l'improvisation. Il n'y a pas d'école pour devenir franc-tireur (il y en a une pour devenir habit-rouge) : il faut donc être un autodidacte et se passer de toute maîtrise formalisable. Les œuvres qui résultent de l'esprit franc-tireur n'exigent pas d'être reconnues dans leur continuité : l'unité d'esprit dans la discontinuité des formes, voilà toute leur histoire. » (45-46)
Conclusion
Les Œuvres de Ferron, Garneau et Ducharme ne cherchent pas à reconduire le rapport basé sur la dualité périphérie-centre.
« C’est que les œuvres de Garneau, de Ferron et de Ducharme, non seulement ne cherchent pas à concurrencer les œuvres d’ailleurs sur leur terrain, mais entretiennent un rapport à l’histoire qui s’élabore en marge de l’opposition entre la continuité et la distinction, entre le haut et le bas, entre l’ancien et le nouveau. » (307) donc « déplacement esthétique considérable » où « ce que ces œuvres rejettent, c’est précisément la pertinence d’un système que l’on pourrait reproduire ou imiter à partir de son noyau. » (309) Le concept de liminarité permet justement de dépasser cette dualité. « On dira, à lire de près ces écrivains franc-tireurs, rébarbatifs aux regroupements dès lors qu’ils supposent une obligation esthétique, que c’est moins la maîtrise que l’intensité de l’écriture qui est exigée de l’écrivain liminaire. Cette intensité s’exprime d’autant plus fortement que cet écrivain semble toujours en train de découvrir la force des mots, de s’ouvrir à l’inconnu, de mêler les genres. » (310) Dans les limites liées à ce critère, les œuvres qui ne seraient que pures prouesses esthétiques sont disqualifiées. « Pour être lisible, selon l’horizon d’attente de la communitas, l’intensité de l’écriture ne doit pas se limiter à la virtuosité, mais elle doit être liée à la présence d’un sujet, inscrit dans la texture même de l’œuvre. » (310-311) d’où les procédés pour rapprocher l’écriture de la prose la plus familière, du discours, de la parole, de la conversation.
En somme, rejet/dévalorisation du hiérarchique, de l’institutionnel, alors que notion de proximité valorisée à travers relations de contiguïté, voisinage; l’écrivain reste dans le langage de ses proches, ne s’exprime pas en dehors de ce discours, il interpelle son destinataire.