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BILAN PROVISOIRE 2 de 2 : recherche chapitre « Écriture du passé »
Par Mariane Dalpé
Le passé chez Nora : le patrimoine
D’un côté, Nora envisage le présent comme tourné vers un passé de nature principalement patrimoniale. Ce qui caractérise le rapport contemporain au passé, selon Nora, ce serait cette nostalgie envers un passé millénaire – celui de la France traditionnelle et rurale – dont on commence à sentir la perte irrémédiable durant les années 1970.
Cette perspective rappelle de manière évidente la représentation du passé qui est présentée chez des auteurs comme Annie Ernaux (La place), Pierre Bergounioux (La maison rose), ou encore Richard Millet (je n’ai personnellement rien lu de Millet, mais en lisant Nora je songeais à l’article qu’É. Nardout-Lafarge consacrait à La gloire des Pythre dans le dossier « Figures de l’héritier » d’Études littéraires). De manière générale, il me semble fondamental de constater que les observations faites par Nora à propos des questions de mémoire et d’histoire dans la France contemporaine décrivent parfaitement les œuvres qui traitent du rapport au passé, notamment le passé familial. (D’ailleurs, dans l’introduction d’Encres orphelines, Laurent Demanze s’inspire grandement des observations de Nora.)
Le passé chez Ricœur : un héritage difficile
De l’autre côté, la perspective de Ricœur, en particulier dans les dernières sections de La mémoire, l’histoire, l’oubli, qui touchent plus spécifiquement le rapport que le présent entretient avec le passé, puisqu’elles portent sur les questions de l’oubli et du pardon, n’a pas une telle orientation patrimoniale. Ricœur s’intéresse davantage au difficile héritage laissé par les atrocités commises durant les différents conflits du XXe siècle : l’oubli difficile du régime de Vichy, le pardon éventuel des crimes de guerre imprescriptibles, la culpabilité politique et morale des gens qui ont cautionné les divers totalitarismes, etc. D’ailleurs, même dans le reste de l’ouvrage, Ricœur convoque constamment l’exemple de la « solution finale », car cet événement à la limite de la conscience, du représentable et du pardonnable parvient mieux qu’aucun autre à tester les limites de ses différentes hypothèses.
Je crois que l’ouvrage de Ricœur s’avérera très intéressant pour éclairer l’analyse des œuvres que nous avons classées dans la première catégorie du corpus (« passé et présent dans les récits de l’Histoire »), dont plusieurs traitent des événements horribles de l’histoire récente. Mais, puisque je n’ai jusqu’à maintenant lu aucune de ces œuvres, il m’apparaît difficile d’affirmer en quoi les propositions de Ricœur permettent précisément de les interpréter.
La persistance du passé :
La question de la persistance du passé – et surtout du passé en tant que mémoire – est une préoccupation commune chez les deux auteurs.
Pour Pierre Nora, la tendance actuelle à conserver tout document, toute trace du passé, sans tenir compte de sa véritable valeur heuristique, montre bien à quel point notre société est plongée dans une surenchère mémorielle : « Aux temps classiques, les trois grands émetteurs d’archives se réduisaient aux grandes familles, à l’Église et à l’État. Qui ne se croit pas aujourd’hui tenu de consigner ses souvenirs, d’écrire ses Mémoires, non seulement les moindres acteurs de l’histoire, mais les témoins de ces acteurs, leur épouse et leur médecin ? Moins le témoignage est extraordinaire, plus il paraît digne d’illustrer une mentalité moyenne. La liquidation de la mémoire s’est soldée par une volonté générale d’enregistrement. » (1997[1984] : 31) Ce que Nora constate, en somme, c’est que la société contemporaine, devant les transformations profondes la touchent (urbanisation, disparition des communautés traditionnelles, etc.), appréhende avec inquiétude la disparition d’un héritage immémorial et tente par tous les moyens de conserver cet héritage au sein de la mémoire collective. Car tant que les contenus qui constituent cet héritage resteront dans le domaine de la mémoire (par opposition à celui de l’histoire), il sera possible de conserver l’illusion que cet héritage est encore vivant. En d’autres mots : accepter le basculement de cet héritage dans la discipline historique reviendrait à accepter définitivement que ce passé qui nous file entre les doigts est bel et bien révolu ; on préfère donc le conserver artificiellement dans la mémoire collective, ce qui nous donne l’impression qu’il est encore vivant.
L’entreprise des Lieux de mémoire allait donc en quelque sorte à l’encontre de cette frénésie mémorielle, puisqu’elle visait précisément à faire entrer dans le domaine historique les divers lieux symboliques de la mémoire nationale française. Toutefois, à la grande déception de Nora, qui clôt avec une évidente amertume Les lieux de mémoire en parlant de la « tyrannie de la mémoire » (1992 : 1012) propre à notre époque, le concept de lieu de mémoire a fini par être absorbé par cet esprit commémoratif si prégnant. Ainsi, Nora, juge sévèrement le phénomène de la commémoration, dont il constate le caractère généralement artificiel et forcé, et dont il déplore la surenchère dans la société contemporaine.
Ricœur, quant à lui, réfléchit longuement tant aux phénomènes de persistance de la mémoire qu’à ceux de l’oubli et du pardon. Comme Nora, Ricœur croit que c’est la discipline historique qui doit prendre le relais de la mémoire afin de libérer celle-ci : « il est un privilège qui ne saurait être refusé à l’histoire, celui non seulement d’étendre la mémoire collective au-delà de tout souvenir effectif, mais de corriger, de critiquer, voire de démentir la mémoire d’une communauté déterminée, lorsqu’elle se replie et se referme sur ses souffrances propres au point de se rendre aveugle et sourde aux souffrances des autres communautés. C’est sur le chemin de la critique historique que la mémoire rencontre le sens de la justice. » (2000 : 650) Dans la conclusion de son ouvrage, il évoque la possibilité d’un « ars oblivionis », c’est-à-dire un art de l’oubli qui consisterait en une libération du souci associé à la mémoire.
Comme Manon le mentionne dans son bilan, je pense que cette question de l’oubli, qui, dans les diverses lectures critiques que j’ai faites, me semble un peu laissée à l’écart, mériterait qu’on s’y arrête pour examiner de quelle manière l’oubli se manifeste dans les œuvres.
Différences France/Québec :
- Pour Pierre Nora, l’un des principaux facteurs de cet engouement contemporain pour le passé consiste dans la disparition des communautés traditionnelles causée par la fin du monde rural. Peut-on observer un tel phénomène au Québec ?
- Est-ce qu’il y a, au Québec comme en France, cette attitude équivoque envers le passé ? Le passé est-il vu comme spectral, fantomatique, comme le décrit Laurent Demanze : « Par un singulier renversement, il y a dans le récit de filiation une hantise ou une revenance des ancêtres, qui prennent possession des héritiers et continuent à vivre en eux à leur corps défendant » (2009 : 13) ? À lire le bilan de Manon, il semble qu’il y ait effectivement un reflux du passé sur le présent, mais je me demande néanmoins si ce retour du passé s’exprime sur le même mode au Québec qu’en France.
Notes générales :
- Les thèses de Maurice Halbwachs sur la mémoire collective, évoquées par Ricœur, font écho aux romans de filiation : la mémoire d’un individu, tout comme son identité, est définie par la collectivité (la famille, les communautés, la société).
- Il serait intéressant de voir si les textes du corpus qui mettent en scène des témoins d’atrocités de guerre partagent l’interprétation que Ricœur fait des témoignages de la Shoah : pour lui, le témoin de la Shoah n’est pas que témoin extérieur ; il est la victime. Son témoignage n’est donc pas qu’une source documentaire qu’il s’agirait d’interpréter et de comprendre ; ce témoignage se substitue au contraire au travail historique, se donnant à lire directement au public, et appelle principalement un blâme absolu.
- Y a-t-il un lien à faire entre l’engouement contemporain pour les récits biographiques qui se consacrent à des personnages mineurs, obscurs, et l’essor, pendant les années 1970 en Italie et 1980 en France, de la microhistoire (avec les travaux de Carlo Ginzburg et de Jacques Revel, notamment) ?
Bibliographie
DEMANZE, Laurent (2009) : « Les possédés et les dépossédés », dans Laurent DEMANZE et Martine-Emmanuelle LAPOINTE (dir.), dossier « Figures de l’héritier dans le roman contemporain », Études françaises, vol. 45, no 3, 11-23.
NORA, Pierre (1997[1984]) : « Présentation », dans Pierre NORA (dir.), Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard (Coll. « Quarto »), 15-21.
(1997[1984]) : « Entre Mémoire et Histoire. La problématique des lieux », dans Pierre NORA (dir.), Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard (Coll. « Quarto »), 23-43.
(1992) : « L’ère de la commémoration », dans Pierre NORA (dir.), Les Lieux de mémoire III, Les France 3. De l’archive à l’emblème, Paris, Gallimard (Coll. « Bibliothèque illustrée des histoires »), 975-1012.
RICŒUR, Paul (2000) : La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil (Coll. « Points Essais »).