Fiche de lecture
1. Degré d’intérêt général
Quête/Enquête: je ne crois pas, non.
Diffraction: il y un potentiel certain. On pourrait diviser le roman en quatre sections plus une, chacune racontée par un différent personnage narrateur (deux au début du XIXe siècle et deux contemporains), qui finissent par se rejoindre et achever de se mélanger dans l'apothéose finale. Plusieurs intrigues sont donc imbriquées, à un point tel que les identités des personnages s'effilochent et se confondent, de même que les faits historiques et la fiction romanesque.
Informations paratextuelles
2.1 Auteur : Emmanuel Carrère
2.2 Titre : Bravoure
2.3 Lieu d’édition : Paris
2.4 Édition : Gallimard (ed. originale: P.O.L.)
2.5 Collection : Folio
2.6 (Année [copyright]) : 2008 (ed. originale : 1984)
2.7 Nombre de pages : 370
2.8 Varia : -
3. Résumé du roman
Le résumé le plus respectueux du roman, ou plutôt le moins réducteur, serait celui que l'on retrouve sur la 4e de couverture: “Au début de l'été 1816 - un été pourri -, le hasard réunit au bord du lac de Genève Lord Byron, son médecin Polidori, le poète Shelley et sa très jeune femme, Mary. Pour divertir la compagnie, Byron proposa que chacun écrivit un récit terrifiant. Ce pari, une série de conversations nocturnes et un cauchemar inspirèrent à Mary Shelley son roman Frankenstein.”
Plus précisément, maintenant, il est possible de diviser le roman en 4 sections + 1 finale. Je m'explique.
1. La première section correspond au récit du narrateur Polidori, aux alentours de 1819. En compagnie d'une certaine Teresa, il vit dans une maison barricadée où il consomme du laudanum en grande quantité. À travers son délire angoissé, il accuse Byron et Mary de l'avoir plagié et finit par tuer Teresa. Le récit est ensuite “transféré” (par un jeu de miroir, j'y reviendrai au point 5) au capitaine Walton (qui est d'ailleurs le nom d'un personnage-narrateur du Frankenstein de Shelley).
2. Walton, à l'époque moderne, réécrit Frankenstein en conservant les personnages, mais en modifiant les événements. Viktor Frankenstein épouse bien Elizabeth, mais, dans cette version, tue celle-ci avant de la ressusciter. Elizabeth devient un monstre aux yeux noirs et tue les gens de son entourage afin de les transformer à leur tour en monstres aux yeux noirs, dans l'objectif de créer quelque chose comme une race de morts-vivants devant, à terme, remplacer la race humaine.
3. Ann, une jeune femme, écrit des romans à l'eau de rose pour l'entreprise du capitaine Walton. Elle est toutefois entraînée malgré elle dans une étrange coalition (avec John William Polidori comme chef spirituel) visant à protéger la planète d'une invasion des monstres. Cette coalition est menée par Walton et son homme de main, Julian, qui kidnappe Ann. Celle-ci finira par s'échapper et accompagnera Allan, un jeune homme mystérieux, à un murder party à Brighton. Le roman Frankenstein est aussi omniprésent dans ce récit. Ouf…
4. Le récit du séjour de Mary et Percy Shelley, Lord Byron et John Polidori dans la Villa Diodati à Genève en 1816. On y apprend la “véritable” genèse de Frankenstein.
5. Apothéose finale: Dans ce qui ressemble à une pièce de théâtre, les identités des personnages achèvent de se brouiller: Ann avec Mary, Walton avec Polidori, et deux autres hommes incarnent Byron et Shelley. Les époques, les lieux et les personnages fusionnent.
4. Singularité formelle
Le roman est séparé en 39 chapitres, ce qui me semble étrangement conventionnel pour une oeuvre aussi complexe… Comme si Carrère avait voulu imiter un roman du XIXe siècle afin de coller au style de Mary Shelley.
5. Caractéristiques du récit et de la narration
1. Hétérodiégétique, focalisation sur Polidori.
2. Le capitaine Walton, homodiégétique, écrit à la première personne le faux Frankenstein de Polidori.
3. Hétérodiégétique, focalisation sur Ann.
4. Hétérodiégétique, focalisation sur Mary.
5. Hétérodiégétique, focalisation sur le personnage qui combine les identités d'Ann et de Mary.
Comme l'indique le résumé, on peut séparer Bravoure en plusieurs récits, mais, pendant la lecture du roman, le fossé entre les sections n'est pas net. Voici d'ailleurs un aperçu de la façon dont la narration, aux pages 69-70, passe de Polidori aux alentours de 1819 (1) au capitaine Walton à la fin du XXe siècle (2): Polidori, après avoir tué Teresa, ouvre frénétiquement des portes, gravit des escaliers, entre dans un placard puis arrive dans “la cabine du capitaine” sans s'étonner “de l'étrangeté du mobilier, de la moquette usée qui recouvre le sol, du lavabo dans l'angle, du téléphone sur la table de chevet ni du miroir qui surmonte la coiffeuse et d'où, quand il s'approche, le visage du capitaine vient à sa rencontre. […] Ils s'assoient, le capitaine lui sourit, sourit à sa propre image comme si elle lui était familière et qu'en même temps il célébrait des retrouvailles.” Puis Polidori et le capitaine se mettent à écrire la version de Frankenstein attribuée à Polidori, mais c'est le capitaine qui sera par la suite celui écrit le récit.
La lecture du récit écrit par Walton mène ensuite à Ann, qui lit aussi ce récit que Walton lui a fait parvenir (p. 126 et 131).
Ann, après avoir contemplé une terrasse blanche qu'on lui présente comme la Villa Diodati, passe dans une succession de pièces, entre dans un placard et descend un escalier (à l'inverse de Polidori qui, rappelons-nous, les gravissait dans la première section) jusqu'à la terrasse. Le capitaine lui chuchote alors les mots “Maintenant, bravoure !” (p. 265-267). Le récit reprend ensuite en 1816, à la Villa Diodati avec Mary Shelley, Lord Byron et compagnie.
Enfin, dernière transition (ça vaut la peine de citer): Mary descend un escalier. “Elle n'est plus Mary Godwin [le nom de jeune fille de Mary Shelley], à présent, plus même une des correspondantes imaginaires dont la succession multiplie infiniment Mary Godwin dans l'espace et le temps, elle n'est plus rien, nulle part, elle est une autre, une jeune femme qui vient de sortir d'une pièce obscure, une coulisse, un placard, et descend un escalier, dans le noir, vers une terrasse blanche. Sans émettre aucun son, ses lèvres esquissent un mot, le répètent ; elle l'a entendu tout à l'heure (tout à l'heure?) formé par la bouche du capitaine Walton, au moment où se refermait le placard: Bravoure.” (p. 348) Nouveau glissement narratif, ici, de Mary à Ann, qui mène à la dernière “section” du roman.
La pièce de théâtre finale agit comme un procédé à peu près auto-représentatif qui non seulement rapproche la fiction de Carrère de la fiction de Shelley et de l'histoire littéraire, mais surtout concentre les différents récits entrecroisés en une seule mise en scène.
6. Narrativité (Typologie de Ryan)
6.1- Simple
6.2- Multiple
6.3- Complexe
6.4- Proliférante
6.5- Tramée
6.6- Diluée
6.7- Embryonnaire
On pourrait considérer que l'univers fictionnel de Bravoure est tout entier créé à partir de l'épisode où Lord Byron, Polidori, Shelley et Mary sont rassemblés à Genève, en 1816. Les récits qui sont liés à cet épisode à peu près central finissent certes par se mélanger, mais sans que leur fusion, consacrée dans les pages 349-370, ne parvienne à générer une intrigue. Par ailleurs, ces récits ne sont pas non plus autonomes ni, pour certains, clairement séparés les uns des autres.
6.8- Implicite
6.9- Figurale
6.10- Anti-narrativité
6.11- Instrumentale
6.12- Suspendue
7. Rapport avec la fiction
Dans la dernière section, le capitaine Walton dit, en tant que Polidori: “mais vous n'avez pas écrit la bonne histoire. Ou vous ne l'écrirez pas, comme vous préférez. - Quelle est la bonne, alors ? s'inquiète-t-elle (Ann/Mary). Celle de votre mort, celle de l'hôtel chinois ? Les Terriens aux yeux clairs remplacés par les Martiens aux yeux noirs ? - En 1816, corrige Byron, on dit plutôt des sélénites. Ces anachronismes vous trahissent, prenez garde. - Un de plus, un de moins, nous en avons commis pas mal, dit Polidori. Mais non, la bonne histoire, ce n'est pas non plus celle des sélénites. Enfin, c'est une bonne histoire, mais ce n'est pas l'histoire. Seulement une branche parmi d'autres, sur laquelle nous nous sommes risqués comme ça, pour voir. La véritable histoire, ce serait l'arbre tout entier, la somme des histoires qu'ont pu se raconter ou imaginer quatre bavards, cette nuit de juin 1816 […]. C'est leur invitation, notre visite. - Ou le contraire, dit Shelley, rêveur. On ne sait pas qui a commencé.” (p. 354)
Bravoure se présente ici comme une exploration des possibles de la fiction. Sans prétendre rendre la réalité ou même dire la vérité (puisque celle-ci se constituerait de l'ensemble des possibles), il est plutôt ce qui aurait pu être, mais qu'on ne saura véritablement jamais.
8. Intertextualité
Le roman Frankenstein de Mary Shelley accompagne, côtoie, contamine Bravoure. Celui-ci est indissociable de celui-là et, particulièrement lors du récit au bord du lac de Genève, on en vient rapidement à ne plus pouvoir distinguer ce qui est inventé par Carrère de la réalité historique communément acceptée. Comme exemple de cette superposition des récits, notons l'équation à laquelle arrive Ann à la page 183 : Robert Walton (narrateur du Frankenstein de Shelley et employeur d'Ann) = J.W. Polidori (connaissance de Mary Shelley et soi-disant chef spirituel du “groupe” qui a kidnappé Ann) = Victor Frankenstein (dans une autre version de Frankenstein soi-disant écrite par un Polidori qui s'identifie à Victor et accuse Mary Shelley d'être une zombie). Bref, comme le dit Ann, “[c]'est atrocement compliqué, mais ça se tient.”
9. Élément marquant à retenir
Porosité : entre différents niveaux de fiction, entre les époques, entre les personnages. L'histoire part dans tous les sens et, malgré qu'elle soit comme concentrée dans un entonnoir dans les deux derniers chapitres, il n'y a pas vraiment de conclusion ni, à toutes fins pratiques, d'histoire au roman: “la véritable histoire, ce serait l'arbre tout entier”, ai-je déjà cité plus tôt. Le processus même de ramification constituerait l'histoire, générerait la fiction. La soirée à la villa provoque les récits ; ceux-ci s'égarent, se dispersent dans des époques et des lieux différents ; la pièce de théâtre regroupe le tout.
J'ai trouvé une seule trace à peu près consistante de réception critique/médiatique: Vincent Huguet - Jeux de miroirs