fq-equipe:lyotard_jean-francois_1979_la_condition_postmoderne

Jean-François Lyotard (1979),La condition postmoderne, Paris, Minuit.

Synthèse des grandes lignes

L’objet de l’étude est « la condition du savoir dans les sociétés les plus développées » (7). Dès lors, si Lyotard est supposément reconnu pour avoir défini la notion de postmoderne, il n’en est pas vraiment question ici. Il utilise le terme, certes (le reprenant des études américaines), mais ne le discute ou ne le définit pas. Il propose simplement :

« On a décidé de la nommer “postmoderne” [donc, la condition du savoir]. Le mot est en usage sur le continent américain, sous la plume des sociologues et des critiques. Il désigne l’état de la culture après les transformations qui ont affecté les règles du jeu de la science, de la littérature et des arts à partir de la fin du XIXe siècle. Ici, on situera ces transformations par rapport à la crise des récits. » (7)

L’objet reste donc relativement restreint et ne peut, bien sûr, englober tout ce qu’on considère aujourd’hui définir les variantes du postmoderne. Il est toutefois intéressant de retenir que, à la base, le terme s’appliquait à tout le XXe siècle, plus particulièrement aux années d’après Guerre. Retenons aussi la « définition » suivante : « En simplifiant à l’extrême, on tient pour “postmoderne” l’incrédulité à l’égard des métarécits. » (7)

Il serait donc plus juste de dire que l’objet spécifique de l’étude est les conditions de la société postmoderne, lu par le biais de la question du savoir scientifique. Le sujet est donc également éloigné de la littérature, et je ne retiendrai pas grand chose qui soit applicable ou « exportable », mais reste que c’est bien la question de la fin des grands récits, le rapport au savoir narratif qui prédominait jusqu’avant les années 1980 qui constitue un lieu de réflexion fertile pour comprendre la période contemporaine. Par ailleurs, les observations de Lyotard sur la condition du savoir sont concordantes, me semble-t-il, avec les modifications de la littérature et de sa transmission

En introduction Lyotard offre une sorte de condensé des grands pans de son étude. Il explique ainsi que : « La science est d’origine en conflit avec les récits » mais doit légitimer ses règles de jeu (7). Lors de ce qu’on appelle la Modernité, la science se légitime par un métadiscours appelé philosophie. Il prend appui sur de grands récits. Lyotard donne plusieurs exemples, mais retient surtout celui de la dialectique de l’Esprit (inspiré de Hegel) et celui de l’émancipation du Sujet (inspirée des philosophes des Lumières, d’inspiration humaniste donc). Le savoir se légitime alors par un métarécit « qui implique une philosophie de l’histoire » (7). (Voir le chapitre qui s’y rapporte, #9).

Avec l’ère postmoderne et l’incrédulité par rapport aux grands récits de l’émancipation humaniste et celle de la vie de l’Esprit, il y a une démultiplication des langages qui donne lieu à l’hétérogène. Tout tourne autour de l’idée de « performance », subsumée par celle de performativité : « optimiser les performances du système » (8) Dans ce contexte, le savoir devra trouver une autre façon de se légitimer. Lyotard fera des propositions en ce sens (voir plus bas), mais reste que l’idée de la légitimation semble désormais passer par un « système » qui érige ses propres lois, doit les faire accepter par ses usagers qui se croient à leur tour les promoteur de ces lois. Bref, il n’y a plus de récit transcendant, l’idée n’est plus « Est-ce que c’est vrai? » mais « À quoi ça sert? », et reste qu’une forme de légitimation (d’acceptation par les usagers, si on peut dire) repose sur l’idée de créer des « petits récits » des nouveaux savoirs. On rejoint donc là aussi une idée du « postmoderne » qui a fait mouche.

Mais ce qui est frappant, surtout, c’est qu’on voit dans les propositions de Lyotard qu’elles « annoncent » ce qui sera (n’oublions pas que c’est écrit en 1979…), qu’elles sont d’une acuité et d’une lucidité impressionnantes, parce que ses prédictions se sont réalisées (ce qui explique sûrement qu’il soit encore lu). On trouvera, par exemple, des descriptions du changement dans les institutions universitaires :

« Dans le contexte de la délégitimation, les universités et les institutions d'enseignement supérieur sont désormais sollicitées de former des compétences, et non plus des idéaux : tant de médecins, tant de professeurs de telle et telle discipline, tant d'ingénieurs, tant d’administrateurs, etc. La transmission des savoirs n'apparaît plus comme destinée à former une élite capable de guider la nation dans son émancipation, elle fournit au système les joueurs capables d'assurer convenablement leur rôle aux postes pragmatiques dont les institutions ont besoin. » (79-80)

Ou du changement au sein de la classe dirigeante, passant des institutions elles-mêmes, garantes du savoir, aux « décideurs » :

« La classe dirigeante est et sera celle des décideurs. Elle n’est déjà plus constituée par la classe politique traditionnelle, mais par une couche composite formée de chefs d’entreprise, de hauts fonctionnaires, de dirigeants des grands organismes professionnels, syndicaux, politiques, confessionnels. » (30)

Sur les rapports entre savoir et argent :

« […] les appareils qui optimisent les performances du corps humain en vue d’administrer la preuve exigent un supplément de dépense. Donc, pas de preuve et pas de vérification des énoncés, et pas de vérité, sans argent. Les jeux de langage scientifique vont devenir des jeux de riche, où le plus riche a le plus de chances d’avoir raison. Une équation se dessine entre richesse, efficience, vérité. » (73-74)

« L’administration de la preuve, qui n’est en principe qu’une partie d’une argumentation elle-même destinée à obtenir l’assentiment des destinataires du message scientifique, passe ainsi sous le contrôle d’un autre jeu de langage, où l’enjeu n’est pas la vérité, mais la performativité, c’est-à-dire le meilleur rapport input/output. L’État et/ou l’entreprise abandonne le récit de légitimation idéaliste ou humaniste pour justifier le nouvel enjeu : dans le discours des bailleurs de fonds d’aujourd’hui, le seul enjeu crédible, c’est la puissance. On n’achète pas des savants, des techniciens et des appareils pour savoir la vérité, mais pour accroître la puissance. » (75-76)

Ainsi donc, ce qu’on appelle « contemporain » et/ou postmoderne s’applique difficilement exclusivement à la période de 1980 à nos jours.

Cependant, il faut souligner que l’approche est philosophique, que l’écrit est un « écrit de circonstance » comme le dit l’auteur (une commande du Conseil des Universités pour déposer auprès du gouvernement du Québec — eh oui!), et que, en conséquence, l’auteur se garde de poser des jugements de valeur. Il cherche une certaine objectivité et des pistes de solutions pour que le savoir ait la possibilité de se légitimer à nouveau (ce qu’il appelle la paralogie, terme sur lequel il ne s’explique pas).

On pourra d’ailleurs lire un compte rendu précis (et beaucoup plus facile à lire) de la démarche de Lyotard ici : http://www.ulaval.ca/phares/vol5-automne04/texte03.html

C’est pourquoi je ne m’attarderai pas à expliquer la logique du raisonnement. Mais cette idée d’une forme de conflit entre le savoir scientifique et le savoir narratif est évidemment féconde. Le chapitre 8, « La fonction narrative et la légitimation du savoir », est particulièrement intéressant à cet égard : - Il y traite, entre autres, de l’importance du savoir narratif pour le savoir « populaire » : « L’état peut dépenser beaucoup pour que la science puisse se représenter comme une épopée : à travers elle, il se rend crédible, il crée l’assentiment public dont ses propres décideurs ont besoin. » (49) - Il rappelle que les prémisses de la science étaient « narratives », avec Platon et son allégorie de la Caverne : « Le fait est que le discours platonicien qui inaugure la science n’est pas scientifique, et cela pour autant qu’il entend la légitimer. Le savoir scientifique ne peut savoir et faire savoir qu’il est le vrai savoir sans recourir à l’autre savoir, le récit, qui est pour lui le non-savoir, faute de quoi il est obligé de se présupposer lui-même et tombe ainsi dans ce qu’il condamne, la pétition de principe, le préjugé. Mais n’y tombe-t-il pas aussi en s’autorisant du récit? » (51) C’est une histoire complexe, dit-il, qui s’est exprimé dans de nombreuses doctrines. Et c’est dans cette logique que se fonderont les métarécits.

fq-equipe/lyotard_jean-francois_1979_la_condition_postmoderne.txt · Dernière modification : 2018/02/15 13:57 de 127.0.0.1

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