FICHE DE LECTURE
INFORMATIONS PARATEXTUELLES
Auteur : Denise Le Dantec Titre : Emily Brontë : le roman d’une vie Lieu : Paris Édition : L’Archipel Année : 1995 Pages : 307 p. Cote : PR 4173 L44 Désignation générique : Aucune
Bibliographie de l’auteur : Métropole (1970), Les joueurs de go (1976), Marche dans les Abers (1981), Mémoire des dunes (1985), Quoi ? (1989), Le journal des roses (1991), Strophes (1995), etc.
Biographé : Emily Brontë
Quatrième de couverture : Commentaires d’ordre général sur Emily Brontë et son unique roman, Wuthering Heights. C’est dans le dernier paragraphe que l’on introduit brièvement le projet biographique de l’auteur : « En évoquant les drames de sa vie et ses révoltes, son courage moral et intellectuel, mais aussi son exubérance et sa force de caractère, Denise LeDantec ôte enfin Emily Brontë à un siècle et demi de mythes et de clichés. Elle fait revivre une existence singulière, celle d’une jeune femme qui ne put jamais rompre avec son enfance et conduisit sa vie comme un destin : celui d’écrire, sans se soucier de devenir écrivain. »
Préface : Intitulée ici « Avant-propos », cette préface sert à l’auteur à situer son projet biographique. Elle dit d’abord : « Écrire la vie d’Emily Brontë. Ce projet remonte à loin. Il est pour moi, en quelque sorte, un projet d’“origines”. Car Emily Brontë fut la compagne imaginaire et inséparable de ma jeunesse. » (p.11) Ainsi, dans un langage littéraire fort imagé, elle fait revivre sa propre figure et celle d’Emily Brontë à qui, enfant et adolescente, elle s’identifiait fortement. Elle dit ensuite qu’elle a une « dette » (p.12) envers Brontë et c’est ce qui l’a poussée à la retrouver d’une façon différente, c’est-à-dire en tentant de se distancier de l’image fantasmée qu’elle avait d’elle. Elle dit ensuite avoir été le plus fidèle possible à la vie d’Emily Brontë en tentant de « dissiper quelques malentendus » (p.13) et en offrant son interprétation de divers événements. À cet égard, elle mentionne : « J’ai pris appui moins sur les documents qui étaient à ma disposition que sur les “données d’existence” dont j’ai senti l’importance en lisant Emily Brontë. » Il appert donc que cette biographie ne se veut pas scientifique et, d’ailleurs, Le Dantec avance, à propos d’un détail de la vie de Brontë : « Ceci ne saurait être avancé qu’à titre de supposition, toute vie étant imaginée, toute biographie imaginaire. » (p.14)
Autres (note, épigraphe, photographie, etc.) : Huit pages de photographies se trouvent au milieu du livre, ce qui renforce le processus d’ « ancrage référentiel ».
LES RELATIONS (INSTANCES EXTRA ET INTRATEXTUELLES) :
Auteur/narrateur : On peut facilement associer l’auteur avec la narratrice (A=N), d’autant plus que cette dernière est très impliquée dans le texte et son organisation (par exemple, dans le style employé, dans l’investissement affectif de la narratrice pour son sujet, dans le fait que chaque chapitre contient en introduction une série de notes annonçant grossièrement le plan du chapitre, etc.)
Narrateur/personnage : La narration est ici hétérodiégétique.
Biographe/biographé : Après avoir mentionné dans l’Avant-propos qu’elle s’était longtemps identifiée à Emily Brontë, la biographe souhaite prendre une distance par rapport à cette figure, mais on sent à la lecture l’attachement profond et respectueux de la biographe pour la biographée, attachement qui se permet souvent de laisser pour compte les autres membres tout aussi célèbres de la famille Brontë. Il est cependant utile de mentionner que la biographe ne se met pas en scène, mais tente plutôt de faire « revivre » Emily Brontë sous une forme de récit qui lui semble appropriée, c’est-à-dire un récit qui se situe entre la biographie et le roman. De plus, la façon dont elle analyse ou commente cette vie rappelle quelques fois la poétique de l’essai, où le langage lui-même sert de support aux arguments : « La fillette initie moins sa jeune sœur aux complexes chemins des landes ou à la beauté des animaux qu’à la poésie même. “La poésie est chose ailée, zélée, sacrée”, fait dire Platon à Socrate. Or les landes, contrairement à ce qu’elles peuvent paraître, activent et dynamisent l’être entier. Nulle ombre d’ennui, nulle ombre de mélancolie. Que le paysage soit dissous dans la brume ou effacé dans les brouillards, les fillettes qui marchent sentent qu’elles sont dans l’espace poétique par excellence. Le vent qui souffle est celui de l’inspiration, aussi claire que mystérieuse. » Ainsi, il arrive que la biographée n’échappe pas à une certaine «sacralisation», comme en témoigne l’extrait suivant : « Emily, qui bénéficie d’une remarquable intelligence logique, ne sera jamais pour autant une intellectuelle. En revanche, de la même façon que dans ses poèmes, les Hauts de Hurlevent possède une inquiétante étrangeté qui, comme l’a montré Freud, est la marque du génie.» (p.127)
L’ORGANISATION TEXTUELLE
Synopsis : Il est inutile de le présenter en détail, puisque, structurellement, cette biographie est assez traditionnelle, c’est-à-dire qu’elle va de la naissance à la mort d’Emily Brontë, et tente de reconstituer son parcours d’écrivain à travers l’évocation de divers éléments biographiques.
Ancrage référentiel : Le premier chapitre tend à reconstituer l’historique de la famille Brontë et du village de Haworth en se référant à l’atmosphère particulièrement agitée de cette première moitié du 19e siècle (la révolution industrielle fut particulièrement importante dans le nord de l’Angleterre). Par la suite, le récit se concentre davantage sur Emily. À l’occasion, certaines indications des sources constituent un ancrage référentiel non négligeable, car elles semblent souligner l’incapacité de la biographe à pouvoir se substituer totalement aux données factuelles, spécialement lorsqu’elle parle des autres personnages. À cet égard, un extrait est particulièrement intéressant (p.111-113.) : la biographe reconstitue une scène et la conclue par une citation empruntée à un écrit de Charlotte, ce qui donne l’impression que les dialogues inventés ne le sont pas de toutes pièces. Finalement, la biographe se réfère à l’occasion aux journaux de l’époque et une fois au « bulletin général » de Maria Brontë (la sœur aînée) alors qu’elle était au pensionnat pour donner quelques indications sur le comportement d’Emily au pensionnat de Cowan Bridge. La biographe reproduit également les épitaphes de certaines pierres tombales des membres de la famille (p.84-85)
Indices de fiction : Ils sont nombreux et c’est ce qui a justifié à mes yeux la pertinence de cette biographie dans le corpus. 1) Les dialogues : Le premier indice, sans doute le plus frappant, est l’introduction de dialogues au sein du texte, souvent placés en retrait, comme s’ils avaient été créés pour ajouter un surplus de signification à l’évocation (en descriptions, commentaires, analyses, etc.) de la vie d’Emily Brontë et de son entourage. Paradoxalement, cette mise en dialogue des propos «probables» tenus par les personnages donne une illusion de vrai (le mimétique tente d’équilibrer le diégétique), et cela nonobstant le fait que ces dialogues sonnent terriblement faux. Sans doute coincée entre son désir de « faire revivre » et la nécessité de ne pas attribuer des paroles incongrues à des personnes ayant réellement existés, l’auteur a créé des dialogues qui, pour la plupart, manque du naturel que l’on retrouve ordinairement dans un texte de fiction. Exceptons toutefois le « préambule » qui met en scène le matin de la mort d’Emily Brontë et où les dialogues, intégrés au reste de la narration, sont plus fluides. Il y a, de plus, certaines tentatives intéressantes, comme, par exemple, lorsque les faits saillants de la vie des habitants du presbytère de Haworth sont racontés par l’intermédiaire de commères anonymes (p.50-51./ 144-145).
2) Les modes de la représentation narrative (distance et focalisation) : La focalisation varie souvent au cours du récit, selon les trois modes : zéro, interne et externe. Ainsi, il arrive que la narratrice possède un savoir omniscient, qu’elle n’ait accès qu’aux pensées d’Emily ou d’un autre personnage seulement (ex. p.98) ou encore qu’elle rapporte en toute neutralité les faits, comme si elle n’était que simple observatrice. La distance, qui est variable elle aussi comme nous l’avons vu, permet de mettre en scène de diverses façons les récits de paroles et les récits de pensées. Par exemple, quelques monologues rapportés qui nous révèlent les pensées d’Emily parsèment le texte : « Après tout, Charlotte n’est pas aussi forte qu’elle se plaît à nous le montrer, pensa-t-elle… » / « Que veulent-ils de moi ? se disait-elle… » (p.139.) ; Ou encore, des monologues narrativisés : «… elle ne comprenait pas comment Charlotte avait pu aller jusqu’à pénétrer dans la cathédrale Sainte-Gudule et s’y confesser à la manière des catholiques. Que signifie une confession accordée à d’autres humains ? Les êtres humains, faillibles, ne doivent s’adresser qu’à Dieu lui-même ! » (p.231) Ces procédés, qui ne relèvent pas systématiquement de la fiction, crée cependant ici un effet de proximité avec les événements racontés. D’un côté, il est impossible que Le Dantec (ou n’importe quel biographe) ait accès aux pensées de son personnage - ce qui nous place devant un incontestable « effet de fiction » - mais de l’autre, puisque cette biographie est solidement appuyée par de nombreux documents (les notes et la bibliographie vont de la page 273 à 299), il est possible que les procédés employés par Le Dantec ne soient qu’une façon différente de mettre en scène une « vérité » de toute façon toujours difficilement saisissable par le biais de l’écriture. La ligne entre vérité et fiction est donc somme toute assez floue. Quoiqu’il en soit, la biographe exerce dans cet art qui consiste à mettre en scène la singularité d’Emily parmi les siens, tout en ne dépassant pas les strict limites de ce qu’une biographie romancée peut lui permettre, comme en témoigne l’extrait suivant : « Les enfants entrèrent en silence dans la chambre de Mrs Brontë. La veille, Emily avait embrassé son visage froid. Lorsqu’elle vit le cercueil, la fillette s’interrogea : pourquoi l’avait-on mise dans un grand coffre en bois ? Elle aurait voulu l’ouvrir, voir si sa mère était bien à l’intérieur. Mais elle se tut comme les autres. Et, comme les autres, elle avança jusqu’au pied du coffre funéraire. » (p.39)
3) Les temps de verbe : la biographie est écrite en partie au présent, le « présent » d’Emily Brontë, donnant l’impression d’un moment dérobé à la fuite du temps. Tout ce qui touche à un autre temps que celui, chronologique, de sa vie (par exemple, la rencontre de ses parents) est écrit au passé composé et/ou au passé simple. Finalement, lorsque la narratrice propose une sorte de commentaire sur la vie ou sur l’œuvre d’Emily Brontë, elle utilise plus abondamment l’imparfait. On le devine, cette utilisation variable de trois temps de verbe donne l’impression d’une histoire en trois temps, celui du personnage étant le présent, celui de la narratrice l’imparfait et celui des « faits » étant le passé composé. Bien sûr, ces séparations ne sont pas si étanches et il arrive, par exemple, que l’imparfait soit utilisé pour marquer la quotidienneté ou la répétition des gestes.
4) Travail de «mise en scène» : La biographe prend soin de bien mettre en scène les lieux, les décors et l’atmosphère dans lesquels baignent les personnages. Une foule de détails qui relèvent du quotidien – et qui ne sont donc pas de sources documentaires - (par exemple, des indications sur le temps qu’il fait au moment où la scène se déroule) viennent ainsi donner le ton et intensifier l’intrigue en lui donnant une couleur particulière . Tout l’univers domestique (le rôle des servantes, le feu de l’arrière-cuisine, certains meubles ou certaines pièces qui prennent d’un coup une portée symbolique, etc.) sert ainsi de décors dans lesquels le personnage peut évoluer : Exemple : « Le vent souffle avec violence autour du presbytère. Avant de consentir à aller se coucher, les enfants se faufilent dans la cuisine où Tabitha tente de réactiver un feu qui cherche à s’éteindre. » (p.111) De plus, des répliques comme « Cette nuit-là, Emily dormit mal » (p.69) viennent renforcer l’effet de fiction.
5) Glissements entre analyse et mise en fiction : Ces glissements permettent une certaine liberté dans les propos et l’interprétation. Par exemple : « Emily n’a pas échappé aux émois érotiques de l’enfance où les images du corps se découvrent. Il lui arrive d’y songer, non sans ressentir une étrange émotion, surtout lorsque l’air est clair, comme en ce jour. Les bras et les jambes de Charlotte étaient doux contre son corps à demi dévêtu. » (p.117.)
Rapports vie-œuvre : La biographie est ici une façon d’expliquer, de soutenir et de commenter l’œuvre poétique et romanesque d’Emily Brontë. De temps à autre, des sortes de prolepses préparent le terrain pour la consécration de l’écrivain : « Anne et Emily progressent en multipliant des listes de noms sonores grâce auxquels, inconsciemment, elles font l’apprentissage de leur futur travail de poètes et de romancières ». La vie est ici une façon d’expliquer la vocation de cette femme, de faire en sorte que chaque détail en soit un qui ait nourri l’imaginaire fertile de l’écrivain au destin quelque peu singulier.
Thématisation de l’écriture et de la lecture : Les deux sont fortement thématisés. L’auteur passe en revue les lectures que fait Emily à partir de la bibliothèque de son père (qui n’a jamais censuré les lectures de ses enfants), insiste sur le fait qu’elle se procure d’autres livres dans la maison de ses riches voisins, souligne l’importance que prennent les journaux (comme le Blackwood’s magazine) dans le petit univers des enfants Brontë. L’écriture, qui occupe une place aussi importante que la lecture chez tous les enfants Brontë se voit également mise en scène. Ici, toutefois, rien de forcé puisqu’il est de notoriété publique que les enfants Brontë ont toujours placé l’écriture au centre de leur vie dès leur enfance en écrivant des « Cycles » et des « Chroniques ». De plus, l’écriture, en tant qu’activité et dans son rapport trouble avec la vie, est également un des thèmes abordé : « Déjà il lui semblait, avec l’éblouissement torturant de l’écriture, que l’épreuve était sans fin. C’était comme si elle était déjà avancée dans la solitude des mots, et que cette entreprise de création dans laquelle elle s’était engagée ne pouvait plus lui laisser espérer la moindre chance de retour. Emily écrivait dans un état de jouissance ambivalent, contradictoire. Écrire, c’était manifester que toute chance de salut ou tout espoir d’atteindre une quelconque terre promise étaient exclus. » (p.209.)
Thématisation de la biographie : Ne se trouve que dans « l’Avant-propos ». La biographie n’est plus thématisée par la suite.
Topoï : L’écriture, la poésie, la nature, l’enfance, la difficulté de se séparer de l’univers familial, les relations frères-sœurs et sœur-sœurs, la vocation d’écrivain, le rapport complexe des êtres au monde, etc.
Hybridation : Entre biographie et roman, comme le titre l’indique d’ailleurs.
Transposition : 1) Transposition de l’œuvre poétique d’Emily Brontë pour venir appuyer ou imager certains commentaires : « Ce coup de feu matinal indiquant le lever du jour, la fin des rêves et l’heure des obligations, n’est pas sans rappeler l’“éclair qui se fane” d’un poème d’Emily Brontë, avec le sentiment de notre implacable destinée : Tant le vieil arbre que le jeune / Eux et moi nous tomberons sous les coups / Du destin que nous ne pouvons fuir. » (p.26-27.) Ou encore, l’œuvre poétique servant de preuve à des interprétations biographiques : « Emily fut sérieusement ébranlée par la disparition de ses sœurs, comme en témoignent plusieurs de ses poèmes, et en particulier Harriet, qu’elle écrivit en 1837, douze ans plus tard. » (p.81) 2) Transposition de l’œuvre romanesque d’Emily Brontë servant à étayer des liens avec certaines données biographiques. D’ailleurs, une seule scène est entièrement reconstituée comme dans une fiction (p.153-155), mais cette scène semble fortement inspirée de la dynamique particulière qui unit certains personnages de Wuthering Heights. La biographe avance ainsi par la suite, de façon très explicite que cette scène fut la source d’inspiration du roman et elle va même jusqu’à citer un extrait pour étayer son hypothèse. Autant, donc, le biographique permet d’éclairer l’œuvre, autant l’œuvre permet de donner de l’importance au biographique, qui, peut-être, serait dépourvu d’intérêt sans cela. Toutefois, certains rapprochements sont un peu forcés : « Emily comprend mieux, à présent, pourquoi son père, hésitant entre une attitude discrète et un comportement combatif, n’a pu entrer dans les cercles snobs des gens sortis de Cambridge : il est resté “un étranger” – comme le sera le personnage des Hauts de Hurlevent, Heathcliff. » (p.201.) 3) Transposition de l’œuvre épistolaire de la famille, mais essentiellement celle de Patrick Brontë (le père) et celle de Charlotte Brontë (la sœur). Ces documents, rares et privilégiés, sont presque les seuls à ouvrir une fenêtre sur l’intimité de cette famille plutôt isolée. 4) Transposition du roman Jane Eyre de Charlotte Brontë : Comme certains éléments biographiques ont été repris par Charlotte pour la construction de ce roman, Le Dantec utilise ceux qui peuvent se rapporter à Emily, c’est-à-dire le séjour difficile de quatre des cinq sœurs Brontë dans un pensionnat extrêmement sévère. (voir p.76-79)
LA LECTURE
Pacte de lecture : Sans ambiguïté véritable. Le jeu est ici d’accepter la romantisation de la biographie par l’auteur et d’ainsi découvrir l’écrivain d’une façon légère mais juste.
Attitude de lecture : Cette façon de faire de la biographie n’est sans doute pas hétérodoxe, mais m’apparaît comme une des voies qui offrent le plus de possibilités au biographe qui veut demeurer fidèle à son sujet tout en créant une nouvelle œuvre à partir de celui-ci.
Lecteur/lectrice : Manon Auger