ranx:synthese_preliminaire
Différentes fonctions de l’encyclopédisme :
- La plupart des romans étudiés incorporaient les savoirs encyclopédiques à la construction des personnages. Les faits et les anecdotes ‘scientifiques’ étaient dus à la passion (ou à l’obsession !) qu’entretenait le personnage pour les sujets en questions. L’encyclopédisme déluré de ces romans est donc surtout utilisé dans la définition du caractère des personnages :
- Dans Tarmac, de Nicolas Dickner, les personnages de Hope et de Mickey portent le savoir historique, scientifique et apocalyptique.
- Dans Nikolski, de Nicolas Dickner, chaque personnage est porteur d’une différente « catégorie » de savoir qui le distingue : Noah est lié aux connaissances géographiques et Joyce à tous les faits liés aux mers.
- Dans Sam, de François Blais, l’abondance d’informations toponymiques, de noms de fleurs emblématiques des villages de la région, etc., sont entièrement dues aux intérêts personnels de Sam.
- Dans Mãn, de Kim Thuy, il y a abondance d’information sur le Vietnam, sur la cuisine, sur la langue, sur les cultures québécoise et vietnamienne qui est due à la tentative d’appropriation par le personnage de ses deux cultures.
- Dans Christine before Christ, d’Alexandre Soublière, Sacha essaie de se démarquer par sa culture, fait beaucoup de name dropping, mélange les références aux cultures ‘haute’ et ‘basse’ (Albert Camus/Marilyn Manson)… Son étalage à outrance d’érudition sert à montrer son désabusement complet face à sa situation.
- Dans Grande plaine IV, d’Alexandre Bourbaki, le personnage d’Alexandre Bourbaki est caractérisé par son utilisation de termes inutilement complexes tels que « trichromate deutéranomal » pour « légèrement daltonien ».
- Dans les 1984, de Plamondon, le personnage de Rivages se construit presque entièrement sur les histoires de Weissmuller, Brautigan et Jobs.
- L’encyclopédisme est également utilisé dans plusieurs romans pour créer une filiation. C’est particulièrement frappant dans les cas de la série 1984 d’Éric Plamondon et dans les romans de Nicolas Dickner, Tarmac et Nikolski. Dans le cas des Dickner, on voit une relation directe entre filiation et encyclopédisme. Dans la mesure où ce dernier détermine le caractère personnage, il est également ‘hérité’ de la mère ou du père. L’obsession apocalyptique qui occupe le personnage principal de Tarmac est transmise de mère en fille. Dans le même sens, l’intérêt géographique de Noah lui vient de son enfance sur la route, alors que la piraterie informatique de Joyce naît des histoires de pirates que lui raconte son grand-père (Nikolski). Dans la trilogie de Plamondon, les trois figures auxquelles il s’intéresse se trouvent imbriquées dans toute l’histoire humaine mondiale des arts, des technologies et de la politique. Par exemple, Jobs se voit mettre en relation avec Hewlett et Packard (ce qui est assez logique), mais également avec Prométhée, avec Turing et avec Maurice Richard. Le « je » et le personnage de Gabriel Rivages sont aussi placés en parallèle avec Jobs à différents instants de sa vie. Si pour Dickner l’encyclopédisme s’inscrit dans la constitution d’une ‘petite’ histoire à l’échelle familiale, on voit ici que Plamondon l’utilise pour imbriquer grande et petite histoire en un seul et même récit, tendant à rendre ses personnages grandioses, puisque porteurs de tout un héritage qui aurait permis ses accomplissements.
- Certains romans étudiés utilisaient un type d’encyclopédisme pour arriver à un certain but. Je pense ici notamment à Document 1, de François Blais, et à Réussir son hypermodernité et sauver le reste de sa vie en 25 étapes faciles, de Nicolas Langelier. Ces deux « romans » se basent en grande partie sur des sources extérieures pour former et justifier leur œuvre et leurs actions. On y trouve de grands pans de la parole des autres. Pour Réussir son hypermodernité, cela se traduit entre autres par une entrevue, une liste de dates, quelques extraits de manifestes, un cours d’histoire sur l’art du XXe siècle et aussi une place laissée au lecteur dans l’abondance de questions éclair. L’incorporation de cette forme d’encyclopédisme l’inscrit en quelque sorte dans une lignée, place l’époque qu’il critique par les passages plus romanesques (et la vie qu’il y mène) dans une sorte de creux historique abrutissant après une effervescence folle. Pour Document 1, c’est plutôt dans les conseils aux écrivains de Marc Fisher, les exigences de mise en forme des maisons d’édition, les citations, les listes et les fiches qui y pullulent. On a parfois l'impression que les personnages, jugeant le projet au-dessus de leurs capacités, sentent le besoin de se référer à d’autres instances, d’emprunter les mots des autres, voire le langage des autres dans le cas de citations techniques. Ça leur évite aussi une bonne partie du travail, ce qui n’est pas négligeable pour ces personnages !
- Les données encyclopédiques sont parfois prétextes à humour ou à ironie. Les œuvres créent des mondes basés sur ces informations et s’en resservent plus tard dans le cadre de jeux de mots. On note à ce titre les 1984 qui jouent beaucoup sur les mots de ses figures. Par exemple, dans Pomme S, on trouve une suite de « pommes » qui finit par « Ouverture de la Cinquième symphonie de Beethoven :/ Po po po pomme ! » (42) ou encore dans Hongrie-Hollywood Express, Plamondon joue sur les différents homophones des saints/des seins/dessin et enchaîne sur le fait que « Dieu vit que cela [les seins] était bon » ou encore sur la « Question de Princip » (celui lié au déclenchement de la Première Guerre mondiale). Blais se sert également de l’encyclopédisme comme ressort de l’humour de Document 1, tout comme Langelier, qui utilise la forme de la psycho-pop pour son roman.
- Un jeu de contrastes de cultures s’instaure également dans le choix des savoirs encyclopédiques offerts par les œuvres.
- Tel que mentionné plus haut, Christine before Christ accole les cultures populaire et élitiste dans le même paragraphe, citant notamment Camus juste avant Manson ou en mentionnant Goebbels dans ses « plans cul ».
- Plamondon mélange souvent, et ce dans les trois 1984, ces deux cultures. Ce mélange se présente toutefois moins comme une opposition désabusée – comme c’est le cas chez Soublière – que comme une intégration, une indifférenciation de ces présumées deux cultures distinctes. Il est à noter que cela peut participer, à mon avis, de son désir de tout intégrer en une seule et même histoire.
- Mãn est entièrement axée sur ce mélange des cultures et l’érudition qu’il met en scène est donnée dans un espoir de conciliation et d’appropriation des deux cultures.
- Certains des livres lus dans le cadre de ce projet jouaient, en le laissant savoir au lecteur ou non, sur la véracité des informations transmises. On pense à Wigrum qui entremêle indifféremment faits avérés et fabulation (notamment en inventant des ingrédients au fameux vernis de Stradivarius), aux 1984 qui modifient légèrement certains faits afin de les cadrer dans son récit ou encore à Grande plaine IV qui donne de véritables définitions (ex. Vitesse de libération) et des explications fantaisistes. Démêler le vrai du faux devient alors très difficile : le rôle du pacte de lecture devient déterminant.
- On a parfois l’impression que les données encyclopédiques, souvent historiques et culturelles, participent d’une certaine nostalgie, chez Plamondon, Canty et Langelier notamment. Peut-être une façon d’écrire en écho constant avec le passé, en prenant appui sur lui, sur ceux qui ont précédé et on fait des choses semblables/les choses autrement, selon le cas.
Différentes manifestations encyclopédiques
- Les œuvres lues dans le cadre de ce projet intègrent dans le récit ou en marge de celui-ci une grande quantité de savoir, de faits historiques et d’anecdotes factuelles. Les sujets privilégiés se recoupent en de nombreux endroits notamment autour de la culture pop qui est sollicitée par Soublière, Plamondon, Blais, Canty (particulièrement dans Les États-Unis du vent), Langelier et Dickner. Les sujets culturels de tous horizons – cinéma, télévision, littérature, etc. – récoltent sans contredit la palme des plus utilisés dans le cadre de ces récits. L’Histoire, la technologie, la sexualité (les positions, les sites porno, etc.), les traductions compulsives, l’étymologie et les langues en général sont aussi très présentes.
- Certaines œuvres étudiées empruntent principalement la forme à l’idée d’encyclopédisme, créant ainsi une apparence savante, crédible. On mentionne à ce titre le nombre d’œuvres qui utilisent les notes de bas de page avec différents objectifs.
- Dans Mãn, la note de bas de page est utilisée principalement pour citer ses sources ou traduire certains extraits vietnamiens, utilisation assez classique. Elle place toutefois également en marge de chacun des débuts d’extrait, le mot vietnamien représentant le segment à venir, ainsi que sa phonétique.
- Dans Encyclopédie du petit cercle (pourtant globalement inintéressante pour ce projet), de Nicolas Dickner, l’ouverture de chaque chapitre emprunte la forme et le vocabulaire d’une entrée d’encyclopédie.
- Dans Les États-Unis du vent, de Daniel Canty, les notes (d’ailleurs, pas nécessairement dans le bas de la page, plutôt dans le bas des extraits, ce qui mène parfois à des notes de haut de page (p. 125) qu’on peut soupçonner d’être une erreur de mise en page, puisque l’extrait continue après la note) servent le plus souvent un peu de lieu d’expression de la subjectivité de l’auteur : on y trouve des commentaires, des souvenirs personnels et des apartés parfois très longs qui partent de précisions d’information pour dériver dans ses propres idées sur le sujet. Évidemment, d’autres notes servent simplement à citer des sources ou à compléter une information.
- Dans Wigrum, également de Daniel Canty, les notes sont exploitées à leur plein potentiel. Parfois, on y trouve de l’information supplémentaire, des schémas de concepts abordée ou les citations originales, dans le cas d’extraits traduits. Elles sont également le lieu de capsules informatives sur les expériences concernées ou sur un plat (Banana Blitz – 12), d’extraits de scénarios (37), l’histoire complète de la compagnie (fictive) ayant conçu le canard en plastique (53), etc. L’exemple le plus probant du jeu avec les notes de marge dans Wigrum est le fait que l’on trouve en marge de « Suture de Shelley » l’histoire complète d’un personnage secondaire qui, à mon avis du moins, aurait pu aisément être le sujet d’une autre entrée en entier. Elle s’étend sur la marge de deux pages.
Un autre emprunt de l’apparence encyclopédique réside dans la quantité d’œuvres qui intègrent des croquis, des images et des schémas originaux dans leur texte, s’appuyant ainsi sur un savoir extérieur, scientifique dans certains cas.
- Traité de balistique, d’Alexandre Bourbaki, intègre des « Figures » représentant des champs magnétiques, des forces centripètes/fuges, des portées de musique, des satellites, etc.
- Wigrum présente des images ou des schémas explicatifs comme le faux canard ou le tesseract.
- Réussir son hypermodernité était ponctué de bulles de questions ou d’exercices, d’images d’œuvres mentionnées (ex. : Monument pour la IIIe Internationale, de Tatline) ou tout simplement en lien avec son propos (ex. : horloge, carte, croix de chemin).
- Du bon usage des étoiles, de Dominique Fortier, contient entre autres des copies de documents historiques tels quels, un dessin de constellation et un extrait de partition.
- Certaines descriptions prennent elles-mêmes un caractère encyclopédique par leur exhaustivité et leur souci (presque maniaque) des détails, spécialement les détails chiffrés. On mentionne à ce titre le voyage en avion de Rivages mentionné dans Pomme S qui chiffre notamment la distance, la hauteur et le temps exacts du déplacement, le souci immense que Tess et Jude portent aux chiffres dans Document 1 (le kilométrage, l'argent pour l'essence lors de leurs escapades, les probabilités que l'autre joueur de Call of Duty soit leur voisin, les statuts d'écrivain chiffrés en subvention, les caractéristiques de la voiture, etc.) ainsi que le projet de Daniel Canty dans Les États-Unis du vent qui nécessite de noter pour chaque entrée la date, le lieu et la direction du vent. Les deux romans de Dickner en contiennent aussi une certaine part ne serait-ce que par la description méthodique des sacs poubelle (Nikolski) ou par le calcul du nombre de citrons nécessaires pour produire la quantité d’énergie de la bombe Hiroshima (Tarmac). On notera toutefois que cette exhaustivité de la description ne se déploie pas de la même manière : créant un effet d’énumération chez Plamondon et plutôt l’effet d’un flux de pensée chez Dickner ou Canty.
- Plusieurs œuvres recopient intégralement des documents extérieurs à leur récit. Certains sont authentiques, historiques, cueillis dans notre réalité pour être insérés dans le roman et d’autres sont entièrement fictionnels, mais empruntent la forme et l’apparence de documents officiels.
- Ce genre de procédé est omniprésent dans Sam de François Blais. On y trouve par exemple la « liste exhaustive des catégories du site de vidéos porno en streaming keandra.com » qui s’étend sur neuf pages (je n’en ai pas vérifié l’exactitude) et l’ordre du jour du conseil municipal de Charrette et des extraits de procès-verbal (qu’on présume fictifs). Est également citée plusieurs fois la réponse (authentique) du site de la Commission de la Toponymie lorsqu’il ne trouve pas de résultat correspondant.
- Dans les 1984, on trouve des entrées de dictionnaire, des listes, un aperçu du premier site web, une copie du sommaire d’un livre autre (HHE : 21), un tableau de conversion, nombre de citations longues d’œuvres et de critiques.
- Les États-Unis du vent sont aussi marqués par des citations, des paroles de chanson accompagnées des références et des crédits et des extraits de guide touristique.
- Du bon usage des étoiles reprend des documents historiques tels quels, fidèles aux originaux. On trouve aussi une recette de plum-pudding (douteuse) reproduite dans son intégralité.
- Tarmac contient un guide de la fin du monde, qui lui, ne laisse aucune place au doute quant à son appartenance complète à la fiction.
ranx/synthese_preliminaire.txt · Dernière modification : 2018/02/15 13:57 de 127.0.0.1