Dans son article, Barthes analyse la constitution d'un fait divers. Nous avons cru pertinent de faire une fiche sur l'article, puisque plusieurs ouvrages lus le mentionnaient. Il nous semblait donc être une référence majeure dans l'étude littéraire du fait divers.
Barthes débute en démontrant la distinction entre un meurtre politique et un fait divers. Le meurtre politique, pour être compris, nécessite une compréhension de circonstances particulières, extérieur au meurtre, à l'événement qui nous intéresse. Il n'a pas de structure spécifique, « car il n'est jamais que le terme manifeste d'une structure implicite qui lui préexiste » (p. 189).Il le compare à un fragment de roman, « dans la mesure où tout roman est lui-même un long savoir dont l'événement qui s'y produit n'est jamais qu'une simple variable » (p. 189). Le fait divers, lui, se suffit à lui-même, il est une information totale, immanente. Son histoire est entièrement comprise dans son récit: « au niveau de la lecture, tout est donné dans un fait divers; ses circonstances, ses causes, son passé, son issue; sans durée et sans contexte, il constitue un être immédiat, total, qui ne renvoie, du moins formellement, à rien d'implicite; c'est en cela qu'il s'apparente à la nouvelle et au conte, et non plus au roman. C'est son immanence qui définit le fait divers » (p. 189).
Selon Barthes, la structure du fait divers est fermée. Il poursuit avec un exemple : On vient de nettoyer le Palais de Justice , fait insignifiant, et On ne l'avait pas fait depuis cent ans. Il ce sert de cet exemple pour expliquer que le fait divers implique inévitablement l'articulation de deux termes, ici le nettoyage et sa rareté: « on peut présumer qu'il n'y a aucun fait divers simple, constitué par une seule notation : le simple n'est pas notable; quelles que soient la densité du contenu, sa surprise, son horreur ou sa pauvreté, le fait divers ne commence que là où l'information se dédouble et comporte par là même la certitude d'un rapport; la brièveté de l'énoncé ou l'importance de la nouvelle, ailleurs gages d'unité, ne peuvent jamais effacer le caractère articulé du fait divers : cinq mille morts au Pérou? L'horreur est globale, la phrase est simple; cependant, le notable, ici, c'est déjà le rapport de la mort et d'un nombre. Sans doute une structure est-elle toujours articulée; mais ici l'articulation est intérieure au récit immédiat, tandis que dans l'information politique, par exemple, elle est déportée hors de l'énoncé, dans un contexte implicite.» (p. 190)
Il distingue ensuite deux types de relation pouvant unir les deux termes de l'articulation du fait divers.
Causalité
Le premier type est la relation de causalité, très fréquente, reliant un crime et son mobile, par exemple. Par contre, il constate que la banalité de cette relation et son caractère attendu et prévisible fait en sorte que l'on s'attarde moins à la relation elle-même qu'à ce qu'il appelle les « dramatis personae (enfant, vieillard, mère, etc.), sortes d'essences émotionnelles, chargées de vivifier le stéréotype »(p. 191). Il affime alors que : « Chaque fois donc que l'on veut voir fonctionner à nu la causalité du fait divers, c'est une causalité légèrement aberrante que l'on rencontre. Autrement dit, les cas purs (et exemplaires) sont constitués par les troubles de la causalité, comme si le spectacle (la « notabilité »,devrait-on dire) commençait là où la causalité, sans cesser d'être affirmée, contient déjà un germe de dégradation, comme si la causalité ne pouvait se consommer que lorsqu'elle commence à pourrir, à se défaire. Il n'y a pas de fait divers sans étonnement (écrire, c'est s'étonner); or, rapporté à une cause, l'étonnement implique toujours un trouble, puisque dans notre civilisation, tout ailleurs de la cause semble se situer plus ou moins déclarativement en marge de la nature, ou du moins du naturel. » (p. 191)
Barthes s'interroge alors sur les troubles de la causalité. Le premier est l'inexplicable. On parle ici de prodiges (soucoupes volantes dans le ciel…) et de crime.« Quant au crime mystérieux, on sait sa fortune dans le roman populaire; sa relation fondamentale est constituée par une causalité différée; le travail policier consiste à combler à rebours le temps fascinant et insupportable qui sépare l'événement de sa cause; le policier, émanation de la société tout entière sous sa forme bureaucratique, devient alors la figure moderne de l'antique déchiffreur d'énigme (Œdipe), qui fait cesser le terrible pourquoi des choses; son activité, patiente et acharnée, est le symbole d'un désir profond : l'homme colmate fébrilement la brèche causale, il s'emploie à faire cesser une frustration et une angoisse. Dans la presse, sans doute, les crimes mystérieux sont rares, le policier est peu personnalisé, l'énigme logique noyée dans le pathétique des acteurs; d'autre part, l'ignorance réelle de la cause oblige ici le fait divers à s'étirer sur plusieurs jours, à perdre ce caractère éphémère, si conforme à sa nature immanente; c'est pourquoi, en fait divers, contrairement au roman, un crime sans cause est plus inexpliqué qu'inexplicable : le « retard» causal n'y exaspère pas le crime, il le défait : un crime sans cause est un crime qui 's'oublie: le fait divers disparaît alors, précisément parce que dans la réalité sa relation fondamentale s'exténue. » (p.192)
Un autre trouble de causalité est la déviation causale, c'est-à-dire que l'on s'attend à une cause, mais qu'une cause différente est révélée. Il donne les exemples d'une femme poignardée par son amant, la cause de se meurtre n'étant pas un crime passionnel, mais plutôt une dispute au sujet de la politique et l'enlèvement d'un enfant par sa gardienne, pas pour une rançon, mais par amour pour l'enfant. « Dans tous ces exemples, on voit bien que la cause révélée est d'une certaine manière plus pauvre que la cause attendue […] il Y a en effet dans ce genre de relation causale, le spectacle d'une déception; paradoxalement, la causalité est d'autant plus notable qu'elle est déçue. » (p. 192)
Selon Barthes,« Tous ces paradoxes de la causalité ont un double sens; d'une part l'idée de causalité en sort renforcée, puisque l'on constate que la cause est partout: en cela, le fait divers nous dit que l'homme est toujours relié à autre chose, que la nature est pleine d'échos, de rapports et de mouvements; mais d'autre part, cette même causalité est sans cesse minée par des forces qui lui échappent; troublée sans cependant disparaître, elle reste en quelque sorte suspendue entre le rationnel et l'inconnu, offerte à un étonnement fondamental; distante de son effet (et c'est là, en fait divers, l'essence même du notable), la cause apparaît fatalement pénétrée d'une force étrange: le hasard; en fait divers, toute causalité est suspecte de hasard.» (p. 193-194)
Coïncidence
Barthes s'engage ensuite dans l'explication du second type de relation, la relation de coïncidence. La répétition d'un incident, par exemple la même bijouterie cambriolée trois fois, est le premier exemple de coïncidence employé par Barthes. Il affirme qu'« aujourd'hui, bien entendu, la répétition n'appelle pas ouvertement une interprétation surnaturelle; cependant, même ravalée au rang de « curiosité», il n'est pas possible que la répétition soit notée sans qu'on ait l'idée qu'elle détient un certain sens, même si ce sens reste suspendu: le “curieux” ne peut être une notion mate et pour ainsi dire innocente (sauf pour une conscience absurde, ce qui n'est pas le cas de la conscience populaire) : il institutionnalise fatalement une interrogation. » (p.194)
Les autres exemples sont des situations où des termes quantitativement distants, sont rapprochés. Il raconte par exemple, qu'une femme met en déroute quatre gangsters. « Il y a une sorte de distance logique entre la faiblesse de la femme et le nombre des gangsters […] et le fait divers se met tout à coup à supprimer cette distance. » (p. 194-195) Barthes rapproche se rapport de contrariété à l'antithèse, retournant certains stéréotypes de situation (ex. policier devient meurtrier). Il rapproche ensuite ce type de coïncidence au mouvement de tragédie classique: le comble. Le comble est une situation de malchance. Pour certains, la malchance et la chance dépassent le hasard et signifient quelque chose. « Ainsi, chaque fois qu'elle apparaît solitairement, sans s'embarrasser des valeurs pathétiques qui tiennent en général au rôle archétypique des personnages, la relation de coïncidence implique une certaine idée du Destin. » (p. 196)
Conclusion
Il conclue que: « On a vu que la causalité explicite du fait divers était en définitive une causalité truquée, du moins suspecte, douteuse, dérisoire, puisque d'une certaine manière l'effet y déçoit la cause; on pourrait dire que la causalité du fait divers est sans cesse soumise à la tentation de la coïncidence, et qu'inversement, la coïncidence y est sans cesse fascinée par l'ordre de la causalité. Causalité aléatoire, coïncidence ordonnée, c'est à la jonction de ces deux mouvements que se constitue le fait divers : tous deux finissent en effet par recouvrir une zone ambiguë où l'événement est pleinement vécu comme un signe dont le contenu est cependant incertain. […] « Mais dans le fait divers, la dialectique du sens et de la signification a une fonction historique bien plus claire que dans la littérature, parce que le fait divers est un art de masse: son role est vraisemblablement de préserver au sein de la société contemporaine l'ambiguïté du rationnel et de l'irrationnel, de l'intelligible et de l'insondable »(p. 196-197).