Table des matières
Michel Biron, L'absence du maître. Saint-Denys Garneau, Ferron, Ducharme, Montréal, Les Presses de l'Université de Montréal (Socius), 2000. [Josée Marcotte]
L'absence du maître - table des matières
1. Terminologie pour désigner le pluriel
«poétique de la liminarité» (14), une esthétique qui «n'est jamais donnée une fois pour toutes» car cette littérature «perpétue le désir de commencement» (16), instaure une dynamique de commencement perpétuel (19, expression de Saint-Denys Garneau); «ces œuvres ne sont guère “reconnaissables”» (15); «hybridité des genres» (15); «moderne désinvolte, l'écrivain liminaire emprunte à gauche et à droite, dans une sorte de désordre chronologique et géographique tout à fait symptomatique du système hétérodoxe qui caractérise son écriture» (24-25); «c'est prendre la mesure d'un déplacement esthétique considérable, mais extrêmement difficile à systématiser, puisque ce que les œuvres rejettent, c'est précisément la pertinence d'un système que l'on pourrait reproduire ou imiter à partir de son noyau» (309); en liminarité du récit traditionnel (liminarité abordée surtout d'un point de vue thématique et sociocritique).
2. Explications et concepts utilisés
Dans une perspective sociologique et anthropologique, Biron décrit l'écrivain liminaire (en l'occurrence, Garneau, Ferron, Ducharme, mais il inclut aussi dans cette catégorie tous les auteurs de Regards et jeux dans l'espace - 1937 - à Va savoir - 1994) qui ne tire pas sa légitimité de l'institution (la structure) mais d'un autre système de valeurs qui se met en place dans la communitas. La communitas incarne, selon l'anthropoloque anglais Victor W. Turner, l'opposée d'une «société fondée sur une structure hiérarchique permanente» (11): elle regroupe des individus en marge des institutions - exclus ou bien parce qu'ils n'y ont pas encore accédés - et qui font l'expérience de cette/la «liminarité» (11). Turner affirme ainsi qu'il existe deux modalités (concomitantes ou non) de relations sociales: d'une part, une société comme système structuré et souvent hiérarchique, d'autre part, une société qui est un comitatus, c'est-à-dire «non structurée ou structurée de façon rudimentaire et relativement indifférenciée», émergeant dans la période «liminaire» (12).
Le propre de Saint-Denys Garneau, Ferron et Ducharme, écrivains liminaires, est «d'imaginer une société en creux» (13): leurs textes élaborent une communitas, un espace de communication soumis à la loi de «l'absence de communication qui correspond à l'absence de société, à un désert, à une irréparable solitude» (13). En effet, les rapports entre individus ne se font pas selon une hiérarchie verticale (structurée) mais plutôt selon une hiérarchie horizontale qui n'obéit pas à la logique d'un classement établi d'avance, mais à un système peu déterminé dans lequel tout est affaire de contiguïté, de voisinage [note de Josée: on passe du syntagmatique au paradigmatique, il s'agit alors d'une démocratisation des individus présente dans la modernité en général, voir à ce propos les ouvrages de Lipovetsky].
Le contexte de liminarité: le personnage liminaire, dans un tel contexte, tâchera d'étendre la «zone de proximité» (13) par une désacralisation de ce qui se donne pour sacré (ou autoritaire) dans l'institution et par un rapprochement du lointain, de ce qui semble hors de portée. Ainsi, le sujet, le personnage liminaire selon Turner, «définit le centre de gravité dans un tel cadre» (13) et tout le reste (les lois, les institutions, etc) se trouve néantisé, n'existe presque pas. Pour Biron, les mondes mis en place ne s'élaborent donc pas contre la structure, mais dans l'absence de cette structure - où les personnages ne sont plus sûrs de leur fonction à remplir. Ces personnages ne s'attaquent pas à la structure établie mais plutôt en marge - ils ne possèdent aucune autorité (juridique ou politique), ils sont «faibles» (14). Un processus de dépouillement accompagne les personnages, ils n'accumulent rien, se dépouillent de tous les statuts qui sont de faux prestiges: ces textes élaborent une véritable «poétique de la liminarité» (14) - des œuvres qui ne sont guère «reconnaissables» (15) mais ne pouvant se fixer dans un «modèle esthétique» clair (15).
Il s'agit donc d'une littérature décentrée (coupée du canon de la France) et excentrée, puisque «condamnée à s'inventer en faisant le deuil du centre» (308) (une littérature qui a une conscience extrême de son insularité).
3. Cause(s) du pluriel
L'élaboration d'une communitas.
La liberté contraignante: il n'y a aucune tradition littéraire contre laquelle écrire, les auteurs sont en marge d'une «tradition incertaine» (22). Cette liberté est permise par la commmunitas: «L'essentiel, dans la communitas, n'est pas de renverser ou de renforcer telle ou telle esthétique dominante. Au Québec, comme dans d'autres littératures périphériques ou insulaires, la domination esthétique est ambiguë, car elle ne s'accompagne que d'un pouvoir de consécration relatif. La littérature ne s'offre pas à Garneau, Ferron ou Ducharme comme une tradition contre laquelle ils doivent écrire s'ils désirent se singulariser, mais comme un terrain vague, un univers sans maître où rien n'est vraiment interdit, où rien n'est vraiment permis non plus.» (15)
Note de Josée : lien avec la proposition de Lipovetsky, comme société offrant une liberté contraignante où, paradoxalement, deux logiques s'affrontent (épousant ainsi la dynamique de l'œuvre éclatée, la dynamique du recueil, avec ces forces centripète et centrifuge en tension) - comme quoi on accroît la liberté et la dépendance à la fois (p. 21: Gilles Lipovetsky et Sébastien Charles, Les Temps hypermodernes, Paris, Grasset (Le livre de poche, no 4401), 2004); aussi «condamnée à s'inventer» est une expression qui va en ce sens (Biron: 308). Ces deux logiques en tension sont propres à représenter l'accueil d'une mouvance infinie ou d'un désir de commencement perpétuel («Mille formes possibles à ce déplacement» esthétique - Biron: 309).