Notice bibliographique : NICOL, Patrick, La notaire, Montréal, Léméac, 133 pages.
Résumé de l’œuvre :
À la suite de sa rupture avec Marie, un homme (anonyme) achète une maison dans le quartier où il a grandit. La vieille dame qui lui vend la maison lui remet des photos de lui que son mari, un voisin, avait pris plus de trente ans auparavant. Les images, mais aussi l'odeur de poussière et de terre de la maison font ressurgir des souvenirs troubles, profondément enfouis. L'homme raconte ses souvenirs à voix haute, qu'il soit seul ou avec la jeune notaire avec qui il a une aventure. Celle-ci assiste à la dérive mémorielle du quadragénaire avec un peu de peur : elle connaît le secret de la vieille propriétaire et craint un instant que l'homme ne découvre le sordide secret de la maison. Toutefois, son amant ne cherche pas à éclaircir les zones d'ombre de son enfance. C'est avec surprise, et dans une sereine incompréhension, qu'il assistera à l'exhumation du mari de la vieille dame, celui qui l'a tant de fois photographié dans son enfance et qui a passé plus de sept ans enterré sous le plancher de la cave…
Narration : extradiégétique, hétérodiégétique, focalisation à la fois sur l'homme, Marie et la notaire
Explication : La narration, généralement à la troisième personne, passe soudainement - à quelques reprises - au « vous » ou au « tu ». Le changement est surprenant la première fois, mais on réalise assez vite que les personnages se livrent à des monologues parfois rapportés de façon indirecte. Le texte passe sans transition des pensées d'un personnage à celles d'un autre, ce qui crée parfois un peu de confusion.
Le personnage principal est anonyme, uniquement désigné comme « l'homme » ou « le garçon », dans les scènes mettant en scène des souvenirs. Ce procédé crée une distance entre l'homme et celui qu'il était dans son passé (voir l'extrait de la page 9).
Personnage(s) en rupture : L'homme
A) Nature de la rupture : Interprétative
Explication : Le roman est essentiellement un retour dans le passé : revenu sur les lieux de son enfance, l'homme essaie tant bien que mal de reconstituer des souvenirs de jeunesse qui se sont désagrégés. Toutefois, le temps écoulé ne lui permet pas de considérer ses souvenirs avec du recul : l'immersion dans la mémoire est si intense que le quadragénaire semble redevenir un enfant incapable d'interpréter des scènes ambiguës. Implicitement, le texte suggère qu'il devrait comprendre l'histoire derrière le cadavre dans son sous-sol : témoin privilégié de la vie du vieux photographe, il devrait pouvoir reconstituer les évènements qui manquent au lecteur pour compléter le récit. Il en est pourtant incapable tellement il se retranche dans ses souvenirs.
B) Origine de la rupture : Actorielle
Explication : La notaire a, pendant un temps, peur que l'homme ne devine ce qui s'est passé dans la maison. Or, il reste doux, naïf, ignorant. Cette naïveté, qui le rend un peu passif, lui est aussi reprochée par Marie, son ex : à plusieurs reprises, elle lui dit qu'il lui suffit d'être désiré pour être heureux. Si non, il reste replié sur lui-même, se parle tout seul, cherche même la solitude. Bref, il délaisse les rôles de conjoint et de témoin qu'il devrait prendre en charge.
C) Manifestations : Mémorielles
Explication : L'homme se raconte à voix haute ses souvenirs d'enfance. Le soir, il fait le tour du quartier pour préciser ses souvenirs, vérifier si tout est resté conforme à sa mémoire. Son retour mémoriel en enfance influence son attitude, le font peu à peu redevenir le petit garçon qu'il était (par exemple, à un moment, on met en parallèle l'homme qui se souvient de sa mère qui le frottait en sortant du bain et l'homme qui, en sortant du bain, va ouvrir, nu, à la notaire qui vient le voir (p. 83-84)).
D) Objets : Son passé indéchiffrable
Explication : voir les points précédents.
E) Manifestations spatiales :
Lieux représentés : La maison , le quartier de son enfance qu'il découvre pauvre, un brin mal famé
Explication : Le contraste entre l'état de la maison, délabrée, et du quartier actuel avec ceux de ses souvenirs montre que jamais auparavant l'homme n'avait cherché à interpréter ces lieux. L'effet de décalage entre le réel et les souvenirs fait en sorte que l'homme n'est pas en mesure d'extrapoler les indices semés ici et là dans les lieux et les photos.
F) Citations pertinentes :
Distance entre l'homme et son passé : p. 9 : « Ces clichés ont été pris par le père, sans doute, car il en est absent, ou alors il est flou, mal cadré. Toutes les images de lui sont mauvaises. Un homme mince et chauve dans lequel le fils se reconnait peu. Le petit garçon est dodu, blond, le plus souvent entouré d'objets insignifiants dont il s'amuse énormément. Puis il y a un énorme trou dans l'album de famille : une dizaine d'années sans aucune photographie. Quand il réapparaît, il a complètement changé. Il est grand, ses cheveux sont foncés, des traces de barbe lui obscurcissent le visage. Ils réapparaissent tous sur des photos couleur mal développées : la mère, les deux soeurs, mais sans père, sans mari. La famille, qui n'habite plus sur la rue Kennedy, est sur le point de se disperser. L'homme ne possèede aucune image de l'intervalle, ces années-là, passées dans ce quartier-ci. L'envie lui prend d'acheter la maison. »
Marie s'adresse à l'homme : « Il y a quelqu'un que tu imagines être toi. Et puis il y a celui-là, celui que je vois devant moi. On ne parle pas du même homme, crois-moi. Tu n'as jamais su te ramasser, te gérer. […] Puis tu t'es mis à abandonner les objets, laissant partout les traces éparpillées d'un naufrage. Autant tu devenais incapable de finir tes phrases, autant tes gestes avortaient. […] En une journée, tu pouvais rendre informe l'endroit le plus net et je me demandais à quel moment je verrais tomber ton visage. »
p. 44 : « Sa voix [celle de l'homme] emplit la pièce, mais il ne le sait pas. Il ne distingue plus ses paroles de ses pensées. »
p. 71 : « L'homme contient en lui les promesses d'un projet. Mais non, rien n'arrive à l'homme lorsqu'on le laisse tranquille. Ce n'est pas à quarante ans qu'il va entreprendre quelque chose de grand. Tout de même, quitter un amour pour retourner à l'enfance, c'est peut-être un peu morbide. »
Marie sort de la maison de l'homme : p. 81 : «Elle referme la maison sur l'homme qui bagne dans la lumière des plafonniers. À peine est-elle dans la cour qu'il y a plus d'air que de chair à l'endroit où elle semble se tenir; déjà, sur le trottoir, la voilà fondue au noir. »