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Arnaud Schmitt (2010), Je réel/je fictif. Au-delà d’une confusion postmoderne
Toulouse-Le Mirail, Presses Universitaires du Mirail
Remarques générales :
La réflexion de Schmitt pourrait être qualifiée de sémio-psycho-pragmatique puisqu’elle relève communément de ces trois modes de pensée et d’analyse (sémiotique, psychanalyse et pragmatique), convoquant aussi bien Lacan que des penseurs structuralistes comme Barthes, en plus de s’appuyer sur la réflexion postmoderne telle que pensée et développée par les intellectuels états-uniens. Voici les éléments principaux :
- Il affirme que son objet principal est « la part de responsabilité du discours autobiographique » (2010 : 35).
- Sa plus grosse proposition est le concept d’ « autonarration » qui « se construit non pas sur la notion de véracité, encore moins de vraisemblable, mais […] sur celle d’engagement. L’engagement de l’auteur à ce que sa parole le porte, le narre, même dans les écarts qui font partie de ‘‘sa vérité’’. » (2010 : 88)
- Vers la fin de l’ouvrage, il signale que son but est en partie « d’arriver à démontrer que la confusion entre discours de réalité et discours fictif n’est en aucun cas liée à une confusion entre réel et fiction, mais bien au fait que la figure de l’auteur de fiction a phagocyté toute réflexion sur l’auctorialité (et sur l’écriture référentielle également), notamment du fait de l’utilisation récurrente du biographique dans la fiction. » (2010 : 171)
- Puis, en conclusion, il dit qu’il a voulu montrer « que l’instabilité n’est pas inhérente à la notion de réalité, mais bien au discours qu’elle produit et, plus exactement, à celui qui le tient, à celui qui le reçoit, à la communauté dans lequel il surgit, et en dernier lieu à sa contemporanéité. » (2010 : 189)
La réflexion est assez intéressante quoique très touffue (pour initiés seulement), en plus de s’inscrire dans la continuité des débats et réflexions sur les frontières de la fiction (Hamburger, Searle, Genette, Cohn, etc.). J’y ai par ailleurs décelé quelques remarques pertinentes sur deux points : 1/ la question des rapports entre réel/fiction (et donc de la mise en scène d’une personne réelle) 2/ sur la question de l’hybridité (puisque l’objet de base est l’autofiction). Je m’en tiendrai donc ici aux remarques qui s’y rapportent.
1/ Les rapports entre réel/fiction (pour une réflexion sur la mise en scène de la personne réelle)
- « le nerf de la guerre sémantique se situe dans la transmission (et donc dans la réception) » (2010 : 12)
- Rappel de la position de Käte Hamburger dans Logique des genres littéraires, pour qui la frontière est étanche : « Mais Hamburger nous rappelle que le discours fictionnel n’est pas un ‘‘discours sur quelque chose’’, mais un discours tout court. Il génère ses propres références […] même s’il se base sur notre expérience du réel pour donner vie à sa substance thématique. La théoricienne met donc l’accent sur l’unicité du discours fictionnel, le décrivant comme ramassé sur lui-même, indépendant, autonome. Toujours selon Hamburger, il n’est simplement pas dans le cahier des charges de la fiction de rendre des comptes au réel. » (2010 : 17-18) C’est en quelque sorte la narration qui fictionnalise les personnages, même réels (personnage historique dans roman historique par exemple) (20-21)
- La « vérité » et le réel sont aussi des catégories de la pensée définies collectivement : « Et si ces catégories que nous adoptons tous majoritairement pour parler du monde, n’ont aucune base essentialiste et sont la plupart du temps assez éphémères à l’échelle de l’humanité, elles ne cessent néanmoins de définir la façon dont une communauté fonctionne et se définit à un moment précis de son existence. Le processus est similaire pour la vérité et l’Histoire. Ces catégories n’existent que parce qu’elles sont reconnues et utilisées collectivement, même si d’une communauté à une autre, leurs contenus peuvent varier de façon radicale. » (2010 : 31)
- Schmitt décrit trois formes d’écart par rapport à la norme reconnue comme vérité et « dont un autobiographe dispose lorsqu’il souhaite échapper aux limites imposées par le discours référentiel » (2010 : 34) [note : il se limite aux autobiographe, mais cela s’applique aussi au biographe à mon avis] :
- l’erroné : un énoncé ou une affirmation qui ne correspond pas au discours consensuel de la vérité (ex : « Je suis allé à Londres, qui est la capitale de la France ») / On se trompe sans inventer.
- le fabulé : forme de romancement de la vérité. Dire le réel mais de manière embellie.
- le mensonger : dire quelque chose que nous savons être faux, plié le réel à nos fins personnels.
- Il en conclut que : « La frontière entre le fabulé et le mensonger est […] poreuse; ses délimitations dépendent en grande partie du degré d’information dont le lecteur dispose sur l’auteur. […] [L]e fabulé bascule souvent dans le mensonger pour le lecteur lorsqu’il y a suspicion de prise d’intérêt. » (2010 : 34)
- « Ce ne sont pas vraiment les textes qui présentent des équilibres fragiles, mais bien les lecteurs, et leurs habitudes hétérogènes. » (2010 : 66)
- Dans un écrit qui mélange faits et fiction, et particulièrement les « récits qui prétendent dire le réel, en y mêlant de la fiction », il peut y avoir ce que Schmitt appelle des « zones de sensibilité » : « Dans le cas de l’autobiographie, la responsabilité vis-à-vis du contenu du texte est claire. Une référence directe à autrui expose l’auteur à une contre-parole qui s’exprime souvent devant un tribunal. Inutile de faire la liste des procès en diffamation qui ont secoué le monde littéraire au fil des ans, les « mémoires », par exemple, étant propices aux règlements de compte en tout genre. Le cas Defonseca [l’auteur de Survivre avec les loups qui s’est finalement avéré être une supercherie] illustre un autre type d’empiètement. Son texte n’attaque personne en particulier, mais la liberté qu’elle a prise avec l’identité générique véritable de son autobiographie, devenue finalement roman, peut bien évidemment froisser les sensibilités des lecteurs pour qui la shoah mérite un traitement littéraire nettement plus rigoureux. Les zones de sensibilité peuvent donc concerner des individus en particulier mais aussi l’Histoire, perçue ici comme un récit dont un certain nombre de personnes souhaitent préserver l’intégrité. » (2010 : 77)
- Sur les fictions biographiques : « S’emparer d’un fait ou d’un personnage historique est devenu monnaie courante pour certains romanciers. […] La démarche est assez similaire chez tous ces romanciers : imaginer le réel tel qu’il a pu se produire et en proposer sa propre version, sans prétendre qu’il s’agisse de la bonne version, mais en mettant tous les atouts esthétiques de son côté pour laisser la porte ouverte à cette possibilité. Cette approche est en elle-même assez lucide : le réel est un agrégat de points de vue, et en proposer un équivaut à apporter sa pierre à l’édifice, à participer à sa manière à cette grande aventure commune qu’est le récit de notre Histoire. » (2010 : 81)
- Sur la focalisation interne de personnes réelles (roman du réel) : « […] à savoir s’emparer d’un fait sur lequel ils ont forcément un regard extérieur et proposer une focalisation interne sur les pensées, les sentiments de personnes empiriques, réservée normalement aux narrateurs de fiction. Ils font un roman du réel […], ce qui ne signifie pas qu’ils transforment intégralement le réel en fiction. […] [N]ous nous trouvons ici dans un surinvestissement subjectif : l’invasion par une subjectivité (celle de l’auteur, sans ambages, sans négociation avec le vraisemblable) d’une autre subjectivité (par essence inaccessible). Si le modernisme témoigne d’une crise de la subjectivité, le postmodernisme résout cette crise de l’unité en optant pour la pluralité, mais au prix de la vraisemblance et de la véracité. Le réel appartient à celui qui le narre, et non plus à celui qui justifie ses sources. » (2010 : 82-83)
- « Le réel [dans les romans qui le traitent] […] n’est pas tant un leurre qu’un point de départ, un déclencheur diégétique, une donnée avérée qui sert de catalyseur à une écriture qui s’affranchit des contraintes du vraisemblable. Il en va de même pour beaucoup d’autofictions dont le postulat est une intention autobiographique, mais dont le contenu relève majoritairement du fictif, du non-vécu. » (2010 : 91)
- « [E]t tous les témoignages ont la même valeur, ce sont les expériences et les récits qui en découlent qui diffèrent » (2010 : 108)
2/ L’hybridité (genres qui oscillent entre réel/fiction)
- « [U]n texte qui alterne entre fiction et réel crée-t-il un genre à part, ou bien ne fait-il justement qu’alterner entre ces deux pôles, sans pour autant déboucher sur un nouvel horizon d’attente et de nouvelles pratiques littéraires? » (2010 : 46-47) Il répond qu’il s’agit d’une « substantielle différence », mais que le « phénomène autofictionnel génère indifféremment les deux types de réponse » (2010 : 47) [note : la question est intéressante pour nous et cela vaudra la peine de la reprendre pour distinguer entre hybridité et porosité]
- Schmitt fait référence à un article de Marie Darrieussecq, « L’autofiction, un genre pas sérieux », Poétique, 107, septembre 1996, (autour de p. 372). Il dit qu’elle y prend « position clairement : deux genres qui se superposent sans qu’on puisse les distinguer deviennent un genre à part entière. » Il s’agirait d’une sorte de parti pris qui animerait certaines personnes. Et Schmitt d’ajouter : « Pour d’autres, dont je fais partie en un sens, la possibilité que deux genres soient difficiles à différencier dans le même espace textuel n'enlève rien au fait que nous avons toujours affaire à deux genres bien distincts. Cette indistinction pose en fait une question séminale : lorsque je ne suis plus capable de distinguer l’énoncé de réalité de l’énoncé fictif, dans quelle zone herméneutique suis-je? L’hybridité et l’indistinction prêchent plus ou moins ouvertement pour la création d’une zone de l’entre-deux en tant que telle. Mais ni Darieussecq, ni Gasparini […] ne nous donnent d’indications concrètes quant à la nature même de cette zone. Son existence serait une véritable révolution. En effet, depuis la Poétique d’Aristote, la nomenclature des énoncés textuels n’a pas vraiment subi de bouleversement copernicien. Certes, de nouveaux genres sont nés […] mais toujours au sein de deux domaines discursifs : les énoncés de réalité et les énoncés de fiction. Le roman autobiographique et son prolongement logique, l’autofiction, représenteraient alors la seule modalité discursive nouvelle depuis qu’Aristote a établi son système poétique. » (2010 : 53) [note : c’est dommage qu’il ne prenne pas en compte d’autres genres hybride comme la fiction biographique]
- Selon Schmitt : « Prendre des fils référentiels et les tisser avec des fils fictifs de manière extrêmement complexe et intriqué ne génère pas un nouveau genre, simplement un texte complexe qui met à mal les habitudes de lecture d’une communauté interprétative souvent bien ancrée dans ses certitudes. » (2010 : 56)
- « Une des raisons du succès éditorial de bon nombre d’autofictions est précisément que, bien que réalité et fiction soient entremêlés, leurs existences propres en sont paradoxalement réaffirmés. Difficile de brouiller les cartes si ces dernières frontières n’existent plus. » (2010 : 62)
- Pour Schmitt, l’autofiction en soi n’existe pas, ce serait une construction interprétative : « Il n’existe pas phénoménologiquement d’autofiction; on trouve cependant des auto-fictionnistes et des lecteurs d’auto-fiction. Par auto-fictionniste, j’entends donc un auteur qui porte la promesse/l’illusion de l’hybridité, mais qui ne génère que de la mixité. Ainsi, Serge Doubrovsky n’est pas à l’origine d’un nouveau genre, il a simplement créé une nouvelle figure de l’auteur. L’autofiction n’est pas un genre, c’est un sème d’auteur. Si la fusion des modes discursifs ne peut exister d’un point de vue cognitif, il est par contre tout à fait possible de percevoir un auteur comme oscillant entre les deux types de discours, de manière suffisamment subtile pour susciter l’indécision. » (2010 : 178)