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Rapport final de recherche

Manon Auger (Juin-Juillet 2009)

Métalecture du discours critique québécois sur le contemporain

Considérant que je ne suis plus assistante de recherche, je souhaite offrir, en guise de conclusion à mes deux années de recherche sur la critique québécoise contemporaine, un bilan final permettant de faire la synthèse des grands enjeux rencontrés et repérés au cours de mes lectures. Je propose ici une synthèse en divers points plutôt qu’en un texte réellement suivi afin de faciliter le repérage et la lecture (on excusera donc les quelques maladresses stylistiques).

Cependant, n’ayant malheureusement pu lire et analyser l’ensemble du corpus à ma disposition, je me vois contrainte de présenter ce rapport avec tous les bémols d’usage… Il est donc à noter que mes résultats demeurent partiels (ne répondent pas à la rigueur scientifique) mais qu’ils se veulent des pistes de réflexion. Je demeure toutefois disponible pour tout complément d’informations. Veuillez également noter qu’une bibliographie des titres consultés et/ou pertinents se trouve en fin de document.

I. PENSER LE CONTEMPORAIN

Dans « Le contemporain. Autopsie d’un mort-né », René Audet s’interroge sur la pertinence d’étudier le « contemporain » et en propose, entre autres, la définition suivante : le contemporain serait ce qui est du même temps que soi et qui, par conséquent, échappe à l’Histoire pour s’ancrer dans le domaine de l’actualité. Dans cette acception, « le contemporain […] se situe[rait] hors de l’histoire, narrativement parlant » (2009 : 14) – il serait ce qui n’est pas racontable.

Dans le même ordre d’idée, l’étude du contemporain (quel qu’il soit), par la proximité historique de son commentateur, se pose souvent selon l’idée d’une « constitution », d’une « formation », d’un « mouvement », voire d’un « avènement » ou encore d’une « rupture », d’une « clôture », d’une « fin » – un point tournant dans l’histoire ou la fin d’un épisode. Or, une fois que ce moment est déterminé avec plus ou moins de précision (et selon un recul minimum), le « contemporain » lui-même demeure difficilement saisissable dans la mesure où on le pense « par » l’histoire, soit en termes de rupture et/ou de continuité. C’est souvent, aussi, par rapport à un événement historique et/ou politique déterminant qui a des répercussions importantes sur l’imaginaire collectif et les valeurs dominantes d’une société que l’on pose les jalons de cette histoire.

Mais voilà, c’est justement à travers cette appréhension si problématique de la notion même de contemporain que se dressent les difficultés devant lesquelles se trouve toute personne voulant proposer un bilan ou un panorama de la littérature contemporaine – et, par extension, des chercheurs (ou assistants!) voulant offrir une synthèse de ce discours ; rien n’est encore figé, scellé et, pour parvenir à une synthèse minimale, les études de cas, les inventaires, la mise en valeur d’œuvres jugées représentatives ou de courants semblant se dessiner avec une certaine netteté sont souvent les voies privilégiées par les critiques (note 1). En d’autres termes, on pourrait affirmer que, pour étudier la littérature contemporaine, toutes les méthodes sont bonnes, à l’exception de l’histoire littéraire elle-même.

Suivant ce présupposé, nous pouvons alors expliquer la variabilité des formes d’études critiques qui servent ici de support à l’objet de ma recherche (qui consiste, je le rappelle, en une métalecture du corpus critique québécois sur la littérature narrative contemporaine). En effet, l’histoire de la littérature québécoise contemporaine étant, par définition, en devenir, nous en sommes tous, critiques et chercheurs, à grappiller et à composer ça et là de « petits récits » et de « petits événements » et à repérer les principaux acteurs et personnages qui serviront de support à une éventuelle histoire. Nous sommes donc partie prenante de cette histoire même qui est en train de se constituer et nous l’influençons autant que nous sommes influencés par elle.

Au surplus, il m’apparaît que penser le contemporain dans son rapport à l’histoire qui l’a précédée – ou, pour le dire autrement, si on lit le présent à partir du passé –, il semble inévitable de chercher à comprendre ce qui rompt ou ce qui continue, plutôt que ce qui pourrait être nouveau. Ou, formulons-le mieux encore : la narrativité inhérente à l’histoire (littéraire) créant ses propres lois, dont celle de la cohérence est sans doute la plus forte, il appert que rien ne peut jamais être véritablement nouveau, mais seulement pensé ou recréé différemment, du moins dans une logique du récit. Il semble bien que ce soit souvent sur cette cohérence que les critiques du contemporain vont porter leur attention, mais l’un des dangers pourrait être, dans ce contexte, celui d’une certaine nostalgie du passé, telle que la dénonce Viviane Asselin dans son article sur la critique romanesque contemporaine :

« Ce discours polarisé autour d’un roman tantôt moribond, tantôt effervescent, repose pour beaucoup sur des jugements de valeur, à partir desquels on ne peut véritablement statuer sur l’état présent des lieux littéraires. Réfléchir en fonction de perte ou de gain revient, somme toute, à ne penser le roman contemporain qu’à la lumière de ce qu’il a hérité d’une littérature tenue comme parangon. » (2009 : 31)

Sans vouloir porter de jugement de valeur, il m’apparaît cependant que ce que reproche Asselin à la critique est peut-être inévitable, bien qu’il me faudrait, pour bien prendre la mesure de mes diverses spéculations, comparer avec le discours critique français. Quoiqu’il en soit, ce sont sans doute des traits saillants de la critique québécoise contemporaine (un certain « laxisme » dans l’appréhension du phénomène, appréhension elle-même modulée par des jugements de valeur), même si je doute qu’ils lui soient exclusifs.

J’aimerais toutefois souligner que ce rapport à l’histoire littéraire semble encore plus problématique pour l’étude de la période qui nous intéresse (depuis 1980), en ce sens où quelque chose semble être advenu, sans doute « la mort de la littérature québécoise » dont parlait Nepveu – sur laquelle je reviendrai plus longuement au point 4 de ce rapport –, et qui rend difficile, du moins selon certains, une histoire (entendue au sens de récit) de la littérature contemporaine qui serait pensée dans son rapport à l’époque précédente et dans son rapport avec son appartenance géographique :

« [L]a période qui nous intéresse ici et que l’on peut qualifier, comme le suggérait Nepveu, de “post-québécoise”, dans la mesure où ne s’y continue pas, ne serait-ce que sur le mode de la “rupture”, du “dépassement” ou de la “contestation” – ces facteurs de continuité dont l’histoire littéraire moderne est coutumière – la littérature québécoise des décennies précédentes, mais où celle-ci, plutôt, est devenue une référence de plus en plus abstraite, un cadre, une étiquette, une matière à bilan, peut-être un simple souvenir ou une caution rassurante. Pour le dire dans une formule un brin provocatrice, la littérature dans le Québec d’après 1980, si l’on suit Nepveu, serait une littérature d’où la littérature québécoise se serait absentée. » (Ricard, 2003 : 69)

Voilà du moins les bases sur lesquelles se fondent mes conclusions de recherche (partielles, il va sans dire).

Mais allons-y point par point :

II. RUPTURE ET COMMENCEMENT : 1960 ET 1980

A) Quel est ce moment de rupture, selon les critiques, qui fonde l’avènement de ce qui est aujourd’hui du domaine du contemporain au Québec ?

Deux dates sont essentielles : 1960 et 1980. Pour résumer simplement : 1960 marque d’une part l’avènement de la modernité au Québec (modernité essentiellement introduite par des grandes figures, dont spécialement Anne Hébert, Gérard Bessette et Hubert Aquin), tandis que les années 1980 marquent pour leur part le début du « contemporain ». C’est du moins ce que semblent proposer la plupart des critiques, dont, entre autres, Hans-Jürgen Greif et François Ouellet :

1960 : « Si on considère que la littérature dite “moderne” prend naissance vers 1960 au Québec, c’est parce que cette date marque l’avènement de la “poésie du pays”, caractérisée par l’affirmation, difficile et douloureuse, d’une autonomie nationale vis-à-vis du pouvoir anglophone, et de ce que Gilles Marcotte a appelé “le roman à l’imparfait”, c’est-à-dire une forme romanesque qui substitue le réalisme subjectif et les audaces et innovations esthétiques au point de vue omniscient et au plat naturalisme psychologique ou agriculturiste qui prévalaient depuis cent ans (de 1846 à 1950 environ). » (2004 : 9)

1980 : « Les années 1970 consacrent de nouveaux écrivains, tandis que la fin de la décennie marque le retour du lyrisme et l’essoufflement de l’engagement politique. La défaite référendaire, mais sans doute aussi le malaise existentiel d’une société qui a évacué trop rapidement les valeurs traditionnelles, accentuent ce virage. Ils entraînent le désengagement des intellectuels et des écrivains et valident la promotion d’une écriture de l’intime et du repli sur soi, l’essor d’une écriture postmoderne (phénomène qui caractérise toute la littérature occidentale contemporaine). » (2004 : 15)

Cependant, en pratique, les choses ne sont pas toujours aussi simples, puisque l’une ou l’autre période peut se voir affubler d’une étiquette ou l’autre, tout dépendant de la perspective adoptée par le critique, c’est-à-dire du phénomène qu’il entend étudier, mais aussi de sa position historique, de sa situation d’énonciation et de ce qu’il considère être le « moment » marquant, le lieu de rupture de « l’histoire’. Comme le constate Viviane Asselin, la « contemporanéité [est] malléable, façonnée à l’envi par des chercheurs qui en reculent souvent les frontières jusqu’aux environs de 1960 et qui freinent leur élan au seuil des années 1990. » (dans Audet [dir.] 2009 : 26)

Voici, plus précisément, quelques exemples de trois cas de figure répertoriés au cours de mes recherches :

1) le phénomène observé embrasse la littérature d’avant 1980 mais se perpétue au delà et constitue de ce fait un phénomène appartenant à la littérature contemporaine

2) La rupture de 1980 n’est pas « un début » mais plutôt un « moment », la littérature québécoise étant marquée de part en part par la question identitaire, celle-ci prenant diverses formes d’expression

3) Il y a une rupture franche après 1980, rupture résultant de la convergence d’un certains nombres de facteurs

1) le phénomène observé embrasse la littérature d’avant 1980 mais se perpétue au delà et constitue de ce fait un phénomène appartenant à la littérature contemporaine

- Janet Paterson (1993), Moments postmodernes dans la littérature québécoise : Si, dans l’introduction, l’auteur donne l’année 1979 comme étant une date charnière dans l’histoire de l’esthétique postmoderne au Québec – puisqu’elle correspond à l’édition, au Québec, du livre La condition postmoderne de Lyotard (note 2) –, elle date l’éclosion du postmoderne dans le creuset des bouleversements consécutifs de la Révolution tranquille. Ainsi, le roman postmoderne apparaît dans les années 1960 (et Hubert Aquin en est la plus importante figure), mais la critique s’intéresse et décrit ce phénomène seulement après 1980. Qui plus est, c’est l’émergence de ce phénomène qui constituerait un moment charnière dans la littérature québécoise : « Si, au bout du compte, le mot postmoderne demeure flottant, ambiguë, souvent problématique, la littérature qu’il désigne au Québec correspond incontestablement à un moment d’épanouissement dans l’évolution du roman. » (1993 : 113)

- André Lamontagne (2004), Le roman québécois contemporain. Les voix sous les mots : Même chose avec l’ouvrage de Lamontagne dont le corpus dit « contemporain » recouvre en fait des œuvres datant de 1970 à 1993 et qui fait prédominer l’étude de l’intertextualité sur celle du roman contemporain proprement dit. Il considère plus spécifiquement qu’il y a une fracture qui « semble s’être produite dans le rapport que la fiction québécoise entretient avec le texte de l’Autre. Cette modification s’affirme dans la période qui s’étend des années 1970 aux années 1990. » Il explique :

« Après l’explosion des années 1960 et la percée du roman québécois sur la scène internationale, le quart de siècle qui suit voit s’écrire en accéléré nombre d’enjeux textuels propres au Québec et se bousculer – ou se rejouer – des mouvements littéraires qui, dans des sociétés séculaires, se sont constitués sur de longues durées : nationalisme et postcolonialisme, modernisme et postmodernisme, déconstruction féministe, écriture migrante, bref, pour reprendre l’hypothèse de Pierre Nepveu, la mort et la naissance de la littérature québécoise contemporaine. Derrière ces changements se profile l’incessante convocation des mots des autres. » (2004 : 8)

- Réginald Hamel [dir.], (1997), Panorama de la littérature québécoise contemporaine : le « contemporain » désigne la période allant des années 1960 à 1990 environ, mais avec différentes perspectives. Certains changements à partir de 1980 sont remarqués, notamment en ce qui concerne l’éclosion du genre de la nouvelle.

2) La rupture de 1980 n’est pas « un début » mais plutôt un « moment », la littérature québécoise étant marquée de part en part par la question identitaire, celle-ci prenant diverses formes d’expression

Pour certains, la question identitaire marque la littérature québécoise et caractérise toute la production depuis 1960, même si une certaine rupture est observable au tournant des années 1980.

- Pierre Nepveu (1988), L’écologie du réel : Mort et naissance de la littérature québécoise contemporaine : Si pour Nepveu – de par sa position historique – le « contemporain » recouvre la période de 1960 à 1988, il a cependant conscience du schisme que constitue le tournant de 1980 et le sentiment de « l’après » qui constituera l’essence de la conscience collective de la période. Son étude est traversée par la question identitaire – voire même de la question identitaire de la littérature québécoise. (cf. Rapport 1, Annexe 1)

- Simon Harel (1989), Le voleur de parcours : identité et cosmopolitisme dans la littérature québécoise contemporaine : Il étudie la formation imaginaire de l’identité québécoise par le biais de la figure de l’étranger dans le roman et choisi, pour ce faire, un corpus qui va des écrits du mouvement Partipris (années 1960) jusqu’aux romans des années 1980. Le choix de ce corpus lui permet de lire les œuvres des années 1980 à la fois dans une continuité (l’étranger y est toujours représenté) mais aussi dans une rupture (le passage à l’américanité et au métissage, l’Autre s’éloignant de l’Anglais) (cf. Rapport 1, Annexe 1)

- Greif et Ouellet (2004), La littérature québécoise 1960-2000 : « C’est dans le sillage des sagas qu’évolue le thème de la fuite ou de l’évasion, depuis toujours présent dans la littérature québécoise, et étroitement lié à la question identitaire. » (2004 : 26) Dans les années 1980, c’est le roman historique qui, selon eux, prend le relais des questionnements identitaires :

« Cette quête identitaire est liée, dès la parution de Kamouraska (1970) d’Anne Hébert, mais surtout depuis le début des années 1980, à une vague sans précédent de romans historiques […] et dont certains sont adaptés pour le cinéma ou la télévision […]. [Ces romans] oscillent entre le désir de “l’authenticité” et la fiction, où personnages historiques et imaginaires se côtoient. Ces romans historiques, dont plusieurs mettent en scène la rébellion de 1837-1838, font bien partie de la question entourant l’identité politique sans toutefois recourir au discours explicite sur l’indépendance, porté par le roman des années 1960. » (2004 : 28)

- Krzysztof Jarosz (2006), article sur Monique Proulx dans le collectif Imaginaire du roman québécois contemporain : « C’est là qu’on voit le plus grand changement par rapport à la thématique exploitée par la littérature québécoise des décennies 1960 et 1970, période d’engagement qui faisait envisager les problèmes individuels sur un fond plus collectif que dans le cas de la littérature des années 1980 et 1990 où l’atomisation de la société a fait déplacer la problématique identitaire sur un plan plus individuel. » (Jarosz, 2006 : 51)

3) Il y a une rupture franche après 1980, rupture résultant de la convergence d’un certains nombres de facteurs.

- Robert Dion (1997), le Moment critique de la fiction. Les interprétations de la littérature que pro¬po¬sent les fictions québécoises contemporaines. Dans cet ouvrage, Dion étudie les fictions de la critique dans certaines œuvres emblématiques appartenant essentiellement à la décennie 1980 (plus précisément son corpus va de Monsieur Melville de VLB – 1978 – au Mal de Vienne de Rober Racine – 1992). Selon cette thématique, une rupture est perceptible : « Il va sans dire que la présence de commentateurs en acte constitue un phénomène important dans la littérature québécoise d’après 1980. » (1997 : 187)

- Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge (2007), « Cinquième partie : Le décentrement de la littérature (depuis 1980) », dans Histoire de la littérature québécoise : Panorama de la littérature québécoise qui étudie de façon autonome la production depuis 1980, à partir de quelques constats de rupture : « À partir de 1980, la littérature au Québec entre dans l’ère du pluralisme. » (2007 : 531) Et, dans la conclusion générale de l’ouvrage : « Mais le projet qui a défini la littérature québécoise de la Révolution tranquille a débouché, depuis 1980, sur une situation différente où de nouvelles questions se posent. Il ne s’agit plus de se demander si la littérature québécoise existe ou non, comme on a pu le faire au début du XXe siècle à propos de la littérature canadienne-française. C’est plutôt la place de la littérature et la définition de la nation qui sont devenues problématiques, alors même que l’institution littéraire québécoise est plus solidement établie que jamais. » (2007 : 628)

- René Audet et Andrée Mercier (dir.) (2004) la Narrativité contemporaine au Québec. 1. La littérature et ses enjeux narratifs. Le contemporain semble aller de soi, si je puis dire. On ne discute pas cette question, mais on définit de façon implicite le contemporain comme appartenant à la période d’après 1980 puisque les œuvres étudiées à travers le collectif appartiennent à cette période.

- Lise Gauvin et Franca Marcato-Falzoni (dir.) (1992), L’âge de la prose. Romans et récits québécois des années 1980. La décennie 1980 se démarque de la précédente parce qu’elle représente « L’âge de la prose » :

« Par rapport aux décennies précédentes, celle des années 80 frappe par la quantité et la qualité de ses romanciers, “nouvelliers” “récitants” de toutes tendances. Si on peut attribuer à l’ensemble des années 60 le titre du recueil de Giguère, L’Âge de la parole, les années 80 sont, incontestablement, “l’âge de la prose”. » (1992 : 10) / « L’âge de la prose, dans les années 80, fait succéder le “je” au “nous”, l’intime au collectif, le brouillage des voix aux accords de l’orchestre. C’est l’âge par excellence du récit. Alors que les frontières deviennent de plus en plus floues entre prose et poésie, la poésie se narrativise et l’essai adopte parfois les contours de la fiction. Modifications dans l’horizon des genres donc, qui favorisent le roman et ses alliés. » (1992 : 10-11)

- Jacques Allard (1997), le Roman mauve. Microlecture de la fiction récente au Québec. Dans ce recueil d’articles, le critique a une conscience certaine de la coupure que représente 1980 et que ce qui se fait à son époque est non seulement différent de ce qu’il y a eu avant cela mais porte aussi une nouvelle esthétique, porte la littérature québécoise un peu plus haut, si je peux dire. La production des années 1990 est jugée sous un jour très favorable et n’a plus rien à envier aux autres littératures :

« On voit plusieurs œuvres se construire avec constance et exigence, deux qualités souvent réunies depuis 1980. Nous avons maintenant bon nombre d’écrivains qui, d’un livre à l’autre, poussent toujours plus loin le travail et, assez souvent, les enjeux esthétiques. Ils n’hésitent pas à faire confiance à leurs lecteurs d’ici et d’ailleurs, bâtissant cette relation de confiance qui fait que leurs livres sont attendus, bientôt recherchés par une fourchette élargie d’amateurs. » (1997: 344)

B) Depuis quand considère-t-on que le contemporain, au Québec, commence avec le tournant de 1980 ?

Au départ, on pourrait croire que la rupture des années 1980 est aujourd’hui (dans les études des années 2000) une donnée fermement établie et acceptée, entre autres à cause de cette distance d’au moins 15 ans dont parle Maurice Lemire – dans son « Introduction » au Panorama de la littérature québécoise dirigé par Réginald Hamel (1997 : 1) – et qui est nécessaire pour remarquer les ruptures et bien en prendre la mesure. Mais ce serait un jugement hâtif et non fondé, car il semblerait que, chez la critique québécoise, la rupture que constituent les années 1980 ait été très tôt remarquée. Déjà, en 1992, Lise Gauvin – dans son introduction au collectif L’Âge de la prose – après avoir convenu que tout découpage en décennies est arbitraire, faux, facile ou artificiel, souligne pourtant :

« Pour ce qui est de la décennie qui nous occupe toutefois, la justification paraît davantage légitime puisque cette décennie est solidement encadrée par deux événements historiques majeurs : le Référendum perdu de 1980 d’une part et, d’autre part, l’échec de l’accord du Lac Meech reconnaissant le Québec comme société distincte, en 1990. » (1992 : 9)

Il serait alors pertinent de se demander si l’éclectisme supposé (j’y reviendrai plus loin) de la littérature actuelle ne viendrait pas du fait que nous embrassions, par le terme de contemporain (qui désigne souvent plus ou moins 25 ans), une trop large période. Chaque décennie, mais surtout celle de 1980, pourrait bien avoir des caractéristiques qui lui sont propres… C’est du moins ce que constate Gilles Marcotte à propos des années 1980 :

« Il n’est pas indifférent sans doute que ce thème de la génération s’impose avec une telle force au cours des années 80, et que ces années mêmes soient souvent traitées comme une tranche temporelle nettement découpée, analogue à une génération. On parlait, durant les années 60, de la Révolution tranquille. Les années 70, pourtant remplies d’événements éclatants, notamment la prise du pouvoir par le Parti Québécois, paraissent n’avoir, dans le discours littéraire, aucune autonomie. Mais on ne cesse pas de s’interroger sur les années 80, marquées par la morosité (prétendue) de l’après-référendum ; on se penche sur elles comme au chevet d’un grand malade ; on se désole, un suppute, on cherche désespérément du neuf. Cette décennie se porte comme une génération, isolée pour ainsi dire dans sa propre réalité, éternellement en deuil de ce qui la précède et de ce qui la suit. » (Marcotte dans Gauvin [dir.], 1992 : 21)

Héritières de cette « morosité », les décennies subséquentes ne semblent pas moins marquer leur solidarité avec cette époque et, en somme, si le tournant de 1980 fait généralement consensus auprès des chercheurs et critiques d’aujourd’hui, il semblerait bien qu’il puisse difficilement se passer de sa « préhistoire », soit celle qui permet d’expliquer en quoi la période actuelle marque son originalité (même si celle-ci peut se concevoir en termes de pertes). En d’autres termes, malgré les différentes perspectives présentées succinctement ici, on construit généralement le regard actuel de la littérature contemporaine québécoise dans un rapport très étroit avec les deux décennies qui ont précédé. Par exemple, selon François Ricard, ce ne serait pas tant les années 80 (post-référendaire) qui seraient responsables de l’état actuel de la littérature, mais bien ce qui les a précédé : « Au Québec, la période littéraire qui commence vers 1980 et s’étend jusqu’à aujourd’hui est précédée par une dizaine d’années de remise en question, voire de démolition pure et simple. » (2003 : 72) – C’est alors « la littérature elle-même comme art et comme tradition » (2003 : 72) qui est remise en question et dont hériterait la période actuelle.

Toutefois, un changement de perspective tend à se dessiner dans les dernières années et il serait fort à parier que 2001 marque à son tour l’avènement d’une nouvelle « contemporanéité » qui aura bouclé en partie les questions qui prévalent depuis la Révolution tranquille, même si on n’a pas encore fini de porter un regard sur elle pour comprendre la période dite « contemporaine ».

III. « L’ÉVOLUTON » DE LA CRITIQUE

Dans tous mes rapports précédents, j’ai présenté mon hypothèse des « trois générations de critique ». Je les reprends ici de manière un peu plus étoffée :

1) La première « génération », représentée essentiellement par des essayistes tels Nepveu ou Harel, constitue un premier mouvement critique de configuration du contemporain par l’étude en continue de phénomènes qui annoncent une partie de la littérature à venir. Durant cette période, on a conscience du schisme que constituent les années 1980, mais on étudie cette période dans une continuité, pour justement mettre en relief le changement qui se produit au tournant de 1980. On cherche encore, à cette période-là, à cerner la spécificité de la littérature québécoise. En effet, dans une perspective de mise en valeur et de légitimation de l’ensemble de la littérature québécoise (dont cette période me semble héritière), le besoin de situer la littérature contemporaine par rapport à une tradition antérieure semble prégnant (voir rapport 1) – et plus encore de l’inscrire dans une perspective que nous pouvons qualifier, un peu grossièrement, de sociologique. Comme le remarquait déjà Jacques Allard, en 1991, à propos de la critique des années 1980 :

« Après avoir pendant longtemps maintenu le regard ethnologique traditionnel dans les descriptions du texte, les études de la littérature québécoise ont depuis une décennie mis de plus en plus l’accent sur l’inscription du texte dans l’histoire, mettant au point un discours sociologique de la globalité et de l’interculturalité. » (1991 : 106-107)

Ou encore Sherry Simon (dans Gauvin [dir.]) :

« Dans le domaine critique, en effet, les années 80 ont vu l’amorce d’un important mouvement que l’on peut appeler du révisionnisme critique. L’Écologie du réel, Mort et naissance de la littérature québécoise contemporaine de Pierre Nepveu et Le Voleur de parcours. Identité et cosmopolitisme dans la littérature québécoise contemporaine de Simon Harel ont tous deux comme visée de redéfinir l’espace social auquel la littérature québécoise donne lieu. À partir de corpus et d’approches théoriques différents, chacun se donne le projet très ambitieux de relever les traces, les failles et les ratés de la pensée identitaire. […] Au-delà de la force remarquable de l’écriture de ces deux livres, ils ont en commun d’ouvrir des interrogations inédites sur la pluralité de la société québécoise et des modèles de rapports sociaux que propose le roman. […] » (Simon, 1992 : 63-64)

2) La deuxième « génération » reprend quant à elle le principe de l’étude en continuité d’un phénomène particulier mais commence à théoriser davantage le contemporain. Cette façon de faire se démarque donc de celle des autres études par un souci plus net de construire un regard théorique sur l’objet et aussi par une volonté de cerner non pas ce que la littérature québécoise a de particulier, mais bien comment elle s’inscrit dans un mouvement plus global de la littérature postmoderne. Nous serions alors dans un processus de légitimation non pas tant de la littérature québécoise, mais de l’étude de sa composante contemporaine qui n’a plus rien à envier à la littérature française ou autres. Une citation d’André Lamontagne me semble emblématique de cette façon de concevoir l’étude du contemporain :

« Saisir l’évolution du roman québécois sous cet aspect singulier, mais fondamental, qu’est sa nature hautement intertextuelle peut apparaître réducteur. Il s’agit au contraire d’une lecture fédératrice qui rassemble plusieurs préoccupations du discours théorique actuel, notamment les difficultés de périodisation de certaines œuvres, et le caractère distinct du roman québécois dans le contexte globalisant du postmodernisme, une réelle spécificité semblant s’orienter autour de la problématique identitaire. Cette perspective rejoint également des thématiques plus anciennes comme la figure de l’Autre qui, même si elle n’a trouvé que récemment sa formulation théorique sous le vocable d’altérité, hante depuis toujours l’imaginaire québécois. » (2004 : 9, je souligne)

- Les travaux de Robert Dion (1997), André Lamontagne (2004) et Janet Paterson (1993), me semblent les plus représentatifs de ce courant critique.

- Dans ce mouvement de légitimation, la publication de recueils comme ceux des articles du journaliste littéraire Réginald Martel (1994) – par l’initiative de Gaston Miron et Pierre Filion – ou encore des chroniques de Jacques Allard (1997) participe à la fois d’une valorisation de la littérature contemporaine (immédiate), mais aussi de la lecture tout aussi immédiate qui peut en être faite. En d’autres termes, la publication comme telle de recueils d’articles s’inscrit sans doute dans un mouvement de légitimation de la littérature québécoise et/ou contemporaine qui passe non seulement par les œuvres (qui n’ont plus à attendre l’étude théorique pour se voir consacrées comme œuvres à l’étude), mais aussi par une valorisation de la critique qui la commente et lui donne ses lettres de noblesse.

3) La troisième génération ferait quant à elle cohabiter les considérations théoriques avec la lecture du corpus contemporain de manière à inscrire la littérature québécoise dans la littérature occidentale et d’en démontrer le caractère universel. Ainsi, à cette période, il ne s’agirait plus de lire la production contemporaine dans une continuité (donc, par rapport à la production d’une époque antérieure), mais bien de façon transversale, par l’étude d’un phénomène particulier qui est représentatif de la période contemporaine dans son ensemble.

Ce faisant, cette « génération » rompt plus radicalement avec une pensée et une méthode « historisante » du présent, le « récit » du contemporain étant relégué aux marges de la théorie ou encore dans la prolifération des « micro-récits » qui constituent l’histoire littéraire contemporaine. Les divisions classiques (par genres, par exemple) ayant été remises en cause, il n’est guère surprenant qu’on leur en substitue des nouvelles, axées davantage sur des problématiques « qui, sans discrimination, embrasse[nt] plus d’un genre » (Asselin, 2009 : 26) : « enjeux des genres », la « narrativité », « l’autorité narrative », « l’écriture du corps », etc.

Désormais, étudier la littérature québécoise est légitime et étudier sa composante contemporaine l’est tout autant. Mais il aura peut-être fallu pour cela que cette littérature elle-même indique la voie à suivre… Car, si on en croit les critiques, les œuvres québécoises contemporaines s’inscrivent de plus en plus dans un imaginaire universel, que se soit par l’emprunt d’intertextes appartenant à la littérature mondiale (Lamontagne) ou par son imaginaire dit « migrant » ou encore par ses innovations formelles. Selon Maurice Lemire, « cette orientation du roman résulte moins d’une influence sociologique que d’une certaine intertextualité. Les romanciers d’aujourd’hui, grâce à leurs études universitaires, imitent les grandes tendances de la littérature nationale. » (Lemire dans Hamel [dir.] 1997 : 20) Mais, plus encore, ce serait dans le passage du collectif à l’individuel que la littérature québécoise contemporaine aurait pris pied, justement, dans le contemporain :

« Au cours des trente dernières années, la littérature québécoise s’est réellement dégagée des derniers relents du régionalisme, pour atteindre un certain universalisme. […] En abandonnant le “nous” au profit du “je”, les écrivains québécois ont renoncé à étaler en public leurs problèmes collectifs, pour recentrer leur attention sur les problèmes personnels qui rejoignent plus directement l’humain. » (Lemire dans Hamel, 1997 : 31-32)

En bref, s’éloignant de la question nationale et de la référence française, écrivains et critiques tentent désormais de faire de la littérature québécoise une littérature autonome qui n’a rien à envier à personne, même si, selon certains, cette autonomie n’est pas encore complète, du moins en ce qui concerne le corpus romanesque. Allard dit à son propos :

« Il lui reste sans doute à pousser plus loin son récit de l’aventure humaine contemporaine, à raconter, plus que l’introspection, l’action, la transformation en cours du monde. Au fond, à entrer en concurrence réelle avec toute la littérature contemporaine. » (Allard, 2000 : 45)

D’ailleurs, dans le chapitre qu’il consacre au fantastique (dans le collectif dirigé par Hamel), Michel Lord écrit, à propos du roman La cité dans l’œuf de Michel Tremblay qu’il serait

« le premier roman fantastique québécois contemporain. En ce sens, l’œuvre, à une époque où la thématique portait surtout sur le pays à faire, apparaît comme une sorte d’exception dans le contexte socio-culturel québécois des années soixante. Pas de prise de position politique locale, mais une sensibilité universelle, plus près d’une conscience planétaire et mythique que d’une conscience strictement québécoise. À moins que le roman ne soit la transposition symbolique des transformations qui étaient en train de se vivre alors dans le Québec de la Révolution tranquille ? » (1997 : 249)

Bien qu’il se garde de trancher la question, il n’en demeure pas moins que cette dernière est intéressante en ce sens qu’elle sous-entend que le « contemporain » advient à partir du moment où la littérature québécoise « s’universalise ». Du même coup, c’est ce que fera la critique elle-même, de plus en plus encline à s’intéresser à des phénomènes de la littérature tout court et non plus de la seule littérature québécoise, sans jamais mettre de côté l’intérêt de celle-ci, mais, au contraire, en la légitimant en ce qu’elle reflète avec autant de talent les grandes problématiques qui traversent la littérature mondiale actuelle.

En contrepartie, cet aplomb des commentateurs actuels pourrait bien venir de la distance historique dont ils disposent (rappelons que, aujourd’hui, l’étiquette « contemporaine » désigne généralement la période d’après 1980) et on pourrait même aller jusqu’à postuler que la « fin de siècle » appartient déjà à l’histoire et, se faisant, est désormais « racontable ». Très certainement, comme je l’ai déjà souligné, un événement historique aussi significatif que le 11 septembre 2001 ne peut que marquer à son tour une nouvelle rupture et nous faire entrer dans un « extrême contemporain » qu’on qualifiera sans doute de foisonnant et d’éclectique mais dont nous ne pourrons prendre la mesure que dans une quinzaine d’années.

En terminant, je rappelle brièvement les différentes précisions quant à cette hypothèse de lecture, telles qu’on les retrouve dans mon rapport de recherche 3 :

• Cette grille me semble toujours utilisable, mais avec prudence et en expliquant la pertinence d’inscrire tel ouvrage dans l’une ou l’autre des catégories. Dès lors, si cette hypothèse est utile parce qu’elle m’offre une grille d’analyse et d’interprétation des œuvres critiques, elle ne doit pas constituer l’analyse elle-même, car chaque œuvre s’inscrit dans l’une ou l’autre des catégories selon des paramètres différents. Ainsi, une œuvre publiée en 2000 peut très bien être représentative de la manière deuxième génération, mais emprunter certaines de ses postures aux autres générations. Ainsi, comme le dit très techniquement Nepveu à propos de son propre découpage (qui n’a rien à voir avec le mien) : « Comme toujours dans de tels cas, ces moments ne peuvent être simplement lus comme des étapes successives et ils se recouvrent en partie sur l’axe temporel. » (1999 : 211)

• Il m’apparaît aussi que, dans une certaine mesure, la question de la datation de ces différentes générations est toujours à utiliser avec prudence, puisque l’idée de « générations » est plus globale que celle d’époque et regroupe surtout des individus (voire des œuvres critiques particulières), des visions et des méthodologies différentes. Il s’agit donc ici surtout de courants ou disons plutôt de trois manières différentes et générales de commenter la production contemporaine (il faudrait d’ailleurs comparer avec la France).

• Je considère toutefois comme certain que la critique elle-même évolue en même temps que la production qu’elle commente et qui, à son tour, en subit les influences. Par exemple, il est indéniable qu’une volonté de théorisation toujours plus grande de la littérature contemporaine (et de la littérature en général) ait accompagné une littérature qui est de plus en plus autoréflexive et critique.

IV. LE CONTEMPORAIN QUÉBÉCOIS : ESSAI(S) DE DÉFINITION

Viviane Asselin et moi-même l’avons souligné à de nombreuses reprises, les critiques insistent souvent sur le « caractère protéiforme » de la production narrative contemporaine. Par exemple :

« La quête de la société québécoise qui tend vers la modernité et une autonomie aussi bien culturelle que politique se traduit par une production romanesque protéiforme et volumineuse : dès le début des années 1960, la scène littéraire explose, comptant une centaine de titres en moyenne par année. » (Greif et Ouellet, 2004 : 21)

Or, cet éclectisme que l’on « reproche » aux œuvres contemporaines se répercute parfois dans la façon même d’en parler, comme le remarque fort à propos Asselin :

« Si la proximité de l’objet d’étude participe déjà de l’impression de désordre, la démarche en surface des rétrospectives publiées tend à exacerber ce sentiment : le roman est livré parcelle par parcelle, cependant que l’ensemble est invariablement jugé dépareillé. Les observations proposées, qui tiennent moins de la réflexion que de l’énumération substantielle des lignes de force et des mouvements significatifs, demeurent trop superficielles pour donner une juste mesure des enjeux du corpus romanesque […]. » (2009 : 33)

Questions de posture et de proximité, sans doute, mais peut-être aussi une certaine crainte des récits totalisants – crainte qui se répercute dans toutes les sphères de l’activité littéraire, y compris la critique –, en plus des enjeux de cette production elle-même qui serait à la recherche de son identité :

« …tout porte à croire que la période contemporaine privilégie l’exploration et l’interrogation plutôt que la contestation et l’invention. Peut-être s’agit-il, en définitive, de la raison du malaise actuel : en plus de l’hétérogénéité de la production, qui gêne le geste rassurant de rassembler et d’étiqueter, le roman d’aujourd’hui n’occupe pas, comme par le passé, une position franche… » (Asselin, 2009 : 42)

Cependant, malgré l’éclectisme supposé de la production récente, il n’en demeure pas moins que l’on peut dresser, à partir du discours critique qui tente de le saisir, un portrait assez uniforme de la littérature narrative québécoise contemporaine.

En effet, à part l’étude de Robert Dion sur les « fictions critiques » (1997) et celle de Nicolas Xanthos sur les « fictions du contemporain » (2008) qui font ressortir des traits tout à fait « originaux » de cette production – ou disons qui proposent un point de vue original et novateur pour commenter la production actuelle, point de vue qui s’éloigne à la fois du discours sur l’identité nationale mais aussi de l’influence française –, le discours d’ensemble reprend généralement les propositions de Nepveu, soit, d’une part, son concept de « mort et naissance de la littérature québécoise », soit, d’autre part, les différentes figures et différents courants qu’il pointait déjà en 1988 comme étant les principaux représentants de la littérature contemporaine. En ce sens, il ne fait pas de doute, comme je le présentais dans mon premier rapport de recherche, que :

« [d]ans le mouvement de constitution d’un discours critique sur le contemporain québécois, l’ouvrage de Nepveu (1988) fai[t] figure de pionnier. Par sa vision avant-gardiste et son travail minutieux, Nepveu « annonce » en quelque sorte la littérature contemporaine (entendons pour notre part « d’après 1980 »), en dépit du fait qu’il soit, par sa proximité historique, évidemment incapable de mesurer concrètement ce qu’elle « sera » après 1988. […] Par cet ouvrage, Nepveu ouvre ainsi la voie à la critique à venir, non seulement en accordant une légitimité à la production contemporaine (et partant à son étude critique), mais également en donnant plusieurs pistes de lecture qui vont conditionner en grande partie la réception à venir de cette littérature. »

Regardons cela de plus près…

A) Une littérature fantomatique : l’héritage de Pierre Nepveu

L’intérêt premier de l’ouvrage de Pierre Nepveu est qu’il constitue non seulement une synthèse et une mise au point, mais aussi une sorte de « balayage » de la période passée (une « liquidation », si l’on peut dire, de la Révolution tranquille). Concrètement, Nepveu tente de voir comment la littérature et les idéaux de la Révolution tranquille, principalement à travers les figures qui l’ont hantée, préparent le terrain à de nouvelles formes et de nouvelles incarnations de et dans la littérature contemporaine. Il propose ainsi une synthèse et une réflexion sur la période contemporaine en expliquant son avènement dans une continuité historique et esthétique. En d’autres termes – et pour le paraphraser –, l’auteur tente de faire le point au moment où cette littérature québécoise contemporaine « apparaît », « naît » et « meurt » – mais en tenant sa « mort » comme constitutive de sa naissance (le « commencement d’une fin ») et essentiel au projet d’une littérature « québécoise » : « Pourtant, le thème de la mise à mort de la littérature est loin d’être propre à la littérature formaliste ou post-formaliste. Il a constitué dès l’origine, paradoxalement, un élément essentiel du projet littéraire québécois moderne. » (Nepveu, [1988] 1999 : 14-15)

Plus globalement, le critique se questionne dans cet essai sur la validité de l’appellation « littérature québécoise » qui aurait, dès après son apparition, perdue son sens :

« Et pourtant, cette appellation ne paraît-elle pas de plus en plus, depuis une dizaine d’années, comme un concept faussement totalisant, une simple formule commode, et peut-être une coquille vide ? Le projet qui constituait cette littérature à l’époque de Parti pris (« Pour une littérature québécoise » - janvier 1965) se serait à la fois réalisé et dissipé, et la « chose » se survivrait pour ainsi dire à elle-même comme une ombre ou un fantôme, semblable en cela à la plupart des autres littératures dites nationales à l’ère du post-modernisme. » (Nepveu, [1988] 1999 : 13)

Cette hypothèse d’une littérature post-nationale (d’une mort de la littérature québécoise) et plus spécifiquement « post-québécoise » fera son chemin et sera reconduite sous bien des angles par les critiques et théoriciens de la période contemporaine ;

- Elle se valide, par exemple, lorsque Janet M. Paterson étudie la thématique de la représentation de l’Autre dans le roman québécois (2004), puisque le changement qu’elle perçoit dans les romans post-80 correspond en quelque sorte à l’éclatement des valeurs et de l’unité qui prédominaient dans la société canadienne-française (et qui représentait le « nous », le groupe de référence qui « percevait » l’étranger) jusqu’à cette époque. Désormais, l’Autre est métissé et/ou prend lui-même la parole, ce qui est le signe de profondes mutations dans la société – qui se reflètent bien sûr dans le roman.

- Elle sera aussi reprise, ponctuellement, par de nombreux critiques – et jamais contestée (du moins à ma connaissance). Voir ce que j’en ai dit précédemment.

- Plus globalement, l’hypothèse de Nepveu semble aussi se valider lorsqu’on regarde la critique très actuelle (ce que j’ai appelé la méthode « troisième génération ») et sa façon d’inscrire la littérature québécoise contemporaine dans un mouvement plus global de théorisation de la littérature. Comme je l’avais signalé dans mon premier rapport, il me semble que, dans ce contexte (disons depuis le tournant de 2000), l’idée d’une littérature nationale, spécifiquement québécoise, semble devenue obsolète et que, en ce sens, l’hypothèse de Nepveu, comme quoi la littérature québécoise est « morte » dès après sa naissance est corroborée en quelque sorte par le discours critique sur le contemporain. De même, la recherche, à travers le discours critique, d’une spécificité québécoise ne semble plus être pertinente dans un contexte de mondialisation. La problématique québécoise s’inscrit ainsi de plus en plus dans une réflexion générale où le fait québécois ne se démarque plus de la production mondiale, mais, au contraire, en représente dignement les tendances. L’article d’Elizabeth Haghebaert (dans le collectif La narrativité contemporaine au Québec), qui porte sur les romans récents de Réjean Ducharme mais plus largement sur la figure de Ducharme dans la littérature québécoise, tend à renforcer cette hypothèse. En effet, l’auteure estime que Ducharme aurait non seulement « contribué à introduire la littérature québécoise dans une continuité littéraire “classique” » (2004 : 228) mais surtout « à faire de la littérature québécoise davantage une littérature contemporaine qu’une littérature nationale » (2004 : 229)

• Le schisme littérature nationale/littérature contemporaine semble donc être un incontournable dans l’esprit des critiques.

Cependant, si on peut dire que la littérature québécoise est bel et bien « morte », on pourrait par ailleurs postuler que cela participe d’un mouvement général qui touche sans doute plus d’une littérature nationale ; le contexte de la mondialisation, l’arrivée des nouveaux médias, mais aussi, plus spécifiquement, les bouleversements qu’a subit la littérature à la fin du siècle dernier (brouillage des frontières, toutes les « mises à mort », etc.) ont sans doute des répercussions semblables dans l’ensemble de la littérature…

Sur ce point, l’article de François Ricard, « Après la littérature. Variation délirante sur une idée de Pierre Nepveu » soulève un débat intéressant. Cet essai-article trouve son point de départ dans la recherche que menaient à l’époque Biron, Nardout-Lafarge et Dumont en vue de rédiger leur anthologie. Ricard pose la question : « Qu’est-ce qui a caractérisé le plus fortement l’évolution de la littérature québécoise depuis 1980? » (2003 : 59) Pour esquisser une réponse, l’auteur propose un état présent à partir d’un cahier spécial que le Devoir consacrait à la saison littéraire de l’hiver et du printemps 2003, état présent qu’il compare à la situation des années 1970 dont il a été témoin. Je renvoie à la fiche que j’ai rédigée pour plus de détails sur cet article, mais résumons simplement sa position : Ricard constate un grand contraste entre les deux périodes ; alors que, en 2003, la vie littéraire semble plus que jamais en ébullition (comme en témoigne la quantité de publications, de festivals, d’événements, de prix, etc.), la période fin 70 début 80 serait, par opposition, une « période assez morose pour la littérature québécoise, une période d’inquiétude et même de désarroi » (2003 : 66) où domine le sentiment de l’ « après » consécutif de l’effervescence de la Révolution tranquille. Période de bilans et de synthèses permettant d’affirmer l’existence de la littérature québécoise (dont on ne doute plus de l’existence), la fin des années 1970 serait donc, selon Ricard, le lieu de la mort et la naissance de la littérature québécoise, tel que l’a proposé Nepveu :

« Énoncée quelques années après le fait, elle [l’hypothèse de Nepveu] rend bien compte, en tout cas, des raisons que l’on pouvait avoir, vers la fin des années 1970, d’éprouver cet inconfort ou ce malaise dont je parlais. Quelque chose se passait bel et bien, un épilogue, la conclusion d’une époque, et l’entrée dans un espace suffisamment différent de celui d’où l’on sortait pour que les balises au milieu desquelles avait évolué jusque-là la littérature québécoise paraissent de plus en plus indistinctes et soient bientôt presque complètement perdues de vue. Sans que personne le sache sur le moment, la littérature québécoise – d’aucuns diraient : une certaine littérature québécoise – touchait à sa fin ou en tout cas, pour reprendre le titre de l’essai de Pierre Nepveu, au “commencement de sa fin”. » (2003 : 68)

Cependant, Ricard pousse un peu plus loin cette idée d’une littérature post-québécoise de laquelle se serait absentée la littérature québécoise pour proposer l’hypothèse suivant : « Et si ce qui se donne et se manifeste si bruyamment comme littérature dans le Québec d’aujourd’hui était en fait une littérature d’où la littérature elle-même se serait absentée […]? » (2003 : 69). Il explique cela par le mouvement général de remise en question qui prédominait dans les années 1970 :

« Ce temps […] est traversé par une certaine perplexité à l’égard de la littérature québécoise. Mais ce qui alimente cette perplexité et la justifie, c’est une perplexité encore plus profonde et généralisée envers la notion même de littérature, qui fait alors l’objet […] d’une critique extrêmement virulente et radicale, comme s’il n’y avait rien eu de plus pressé que de délivrer l’humanité de ce vieux fétiche et de toutes les mystifications à travers lesquelles il avait exercé depuis trop longtemps une autorité qui n’était, on en était maintenant persuadé, qu’un prestige usurpé, une imposture, voire une forme d’oppression à quoi le temps était venu de mettre fin. » (2003 : 69-70)

Si Ricard lit le malaise profond des années 1970 comme un reflet d’un malaise plus général – vécu aussi en France, cela va sans dire – vis-à-vis de la notion même de littérature (de son autorité) – période qu’il qualifie d’ « autocritique » et, plus fortement encore d’« autodé¬préciation, [d’]autoflagellation de la littérature par elle-même » (2003 : 70-71), en bref, de démystification – et met cela sur le compte des intellectuels de l’époque – les littérateurs eux-mêmes et non plus un pouvoir extérieur comme avant –, il estime aussi que cette autocritique aurait été encore plus marquante au Québec, dans le contexte « lyrique » des années 60 et dans le contexte « hyper-lyrique » du Québec des années 70 : cette autocritique de la littérature par ses propres artisans « se manifestait avec une intransigeance et une jubilation sans précédent, et – vu l’exiguïté de notre milieu – dans une unanimité qu’on ne retrouverait pas au même degré ailleurs. » (2003 : 71) Dès lors, le côté « festif » et exubérant de la littérature québécoise contemporaine (né de cette mort de la littérature) serait lui aussi exclusif au Québec – et non un des signes de la postmodernité :

« Si ces choses étaient vérifiables, je parierais ma chemise qu’il ne se trouve aujourd’hui, dans le monde, aucun autre pays où la littérature soit aussi visible et célébrée dans l’espace public, où elle se pratique avec autant de ténacité et d’éclat, où l’on publie proportionnellement autant de romans et de poèmes et où la vie littéraire se manifeste d’une manière aussi riche, aussi bruyante, aussi euphorique et festive qu’ici. » (2003 : 65)

En somme, la symbolique « mort de l’auteur » de l’époque structuraliste se serait étendue à une mort plus générale de la littérature comme art, comme idole, comme instance « régulatrice, hiérarchisante et, surtout, inhibitrice » (2003 : 73) et le Québec, à cause de sa situation particulière, en aurait été touché plus que quiconque.

Ainsi, malgré cette nécessité – que j’ai évoquée à plusieurs reprises – d’une « continuité » entre les deux périodes (celle que commande l’histoire littéraire mais aussi celle que commande toute étude du contemporain, quel qu’il soit), il serait difficile de lire le « contemporain » comme une suite autrement que pour en comprendre le renversement profond dont il est la résultante et son caractère irréversible :

« Pour ma part, je suis de plus en plus porté à penser que cette fureur “démystificatrice”, si frivole qu’elle puisse paraître à distance, n’a pas été seulement un épisode parmi d’autres de l’histoire littéraire récente, un moment d’ivresse passagère, mais au contraire un tournant majeur, et même plus qu’un tournant : une véritable fin. » (2003 : 71)

En bref, les remarques et propositions de Ricard, dans la mesure où elles postulent comme Nepveu la « mort de la littérature québécoise », mais plus encore celle d’une « post-littérature » qui expliquerait la vitalité de la production actuelle mais ne garantirait pas, bien au contraire, sa qualité (et compliquerait de surcroît le travail des critiques qui se trouvent aux prises avec un foisonnement presque inquiétant d’œuvres), rendraient ce contemporain québécois encore plus difficilement saisissable, parce qu’il serait non pas une continuité mais le début de quelque chose d’autre, soit ce qu’on pourrait appeler une littérature sans la nation et sans la littérature et qui ne vit que sous un mode fantomatique. D’où, nous pouvons aussi le souligner avec Asselin, le caractère un peu nostalgique (bien que Ricard s’en défende) d’une telle prise de position :

« Volontairement audacieux, Ricard pose le diagnostic d’une “post-littérature”, c’est-à-dire d’une littérature québécoise qui s’écrirait désormais en marge de la littérature, le radicalisme des années 1970 l’ayant dépouillée de l’essentiel de sa légitimité et de son autorité. Sa lecture dramatique et nettement orientée du contemporain accorde une place considérable – et de ce fait quelque peu gênante – au passé, comme s’il regardait la production actuelle depuis les années 1960. Il ne se prononce pas tant sur ce qu’est la littérature québécoise contemporaine que sur ce qu’elle n’est plus, voire ce qu’elle ne sera jamais plus en raison de son décès. » (2009 : 29)

Mais l’hypothèse, à mon sens, mérite d’être creusée, car ce serait alors une toute nouvelle conception de la littérature qui émerge à l’époque contemporaine : la littérature non plus comme un monument devant lequel peu ont de chances de briller (si ce n’est au terme d’un long combat), mais au contraire comme un lieu hautement « démocratique» où chacun a droit de cité ; la littérature québécoise contemporaine serait ainsi un espace de liberté, de foisonnement, où tout un chacun peut écrire, publier et participer activement, ce qui sous-entend une perte de qualité de la production, mais aussi une perte de repères pour la critique, puisque la littérature est devenue volontairement anarchique sur le plan qualitatif pour laisser la place à de nouveaux critères de hiérarchisation (la valeur commerciale ou idéologique par exemple). Dans ces conditions, les « bons écrivains » auraient du mal à se détacher du lot – et, surtout, la question se poserait de l’utilité de les distinguer :

« Que l’on me comprenne bien : je ne dis pas qu’il n’y a plus de bons écrivains, des écrivains qui poursuivent une véritable aventure littéraire ; tout ce que je dis, c’est qu’il devient très difficile, dans les conditions nouvelles où nous sommes, non seulement de les isoler parmi la foule des autres et de les reconnaître pour ce qu’ils sont, mais même de dire pourquoi et au nom de quoi nous le faisons. » (Ricard, 2003 : 76)

Qui plus est, cette littérature « québécoise » serait bouillonnante en surface (festivals, associations, militantisme, etc.), mais une grande paix y règnerait à l’intérieur ; c’est le « repos du guerrier [ :] Finies les avant-gardes, finies les écoles littéraires, finies les polémiques et les imprécations. » (2003 : 76) Ainsi, tous seraient isolés – même s’ils tentent de combattre cet isolement – mais dans un sens positif, car ils sont aussi leur propre chef sur le plan de la création, ce qui signifie que les écrivains sont désengagés du point de vue de la littérature (alors qu’ils s’engagent fermement sur tous les autres fronts).

Reprise de façon moins virulente, l’idée de Ricard semble, à son tour, faire du chemin – ou être cautionnée implicitement par d’autres observateurs. Par exemple, selon Biron, Dumont et Nardout-Lafarge, la période contemporaine se caractériserait par une sorte d’effervescence du marché littéraire (plus d’écrivains, de publications et de lecteurs), alliée à une démocratisation de la littérature en général (cette démocratisation qui, selon Ricard, annonce aussi la fin de la littérature) et qui va de pair avec un certain sentiment de perte :

« Les changements s’effectuent de façon relativement douce, sans rupture et sans figure de proue. Il n’y a pas de révolution comme en 1960, il n’y a pas de manifeste comme en 1948, il n’y a pas d’école littéraire comme ne 1895. Pour plusieurs, cette absence de symbole ou de “grands auteurs” définit en creux la période qui s’ouvre vers 1980. Celle-ci ne parvient pas à se représenter positivement, comme si elle était privée de repères ou ne se voyait que sur un mode négatif, en accumulant les signes de ce qu’elle a perdu, de ce qu’elle n’est plus. Malgré la vitalité incontestable de la production littéraire, l’expression “littérature québécoise” aurait, elle aussi, perdu une partie de son sens. […] D’où le paradoxe central qui colore toute la période contemporaine : c’est au moment où la littérature québécoise paraît plus vivante et plus reconnue que jamais qu’elle est entraînée, comme toute culture lettrée, dans un vaste processus de minorisation et de décentrement. » (2007 : 531-532)

« Absence de symbole », « minorisation », « décentrement » ; voilà sans doute d’autres façons de corroborer l’hypothèse de Nepveu, voire même celle de Ricard, fondant la littérature québécoise sur un paradoxe entre vaste production d’un côté et perte de repères de l’autre, paradoxe qui n’en serait pas forcément un si on se réfère de nouveau à Nepveu :

« Cette ombre, ce fantôme, on se serait appliqué depuis quelques années à lui donner un nom : l’institution, manière ultime de croire ou de faire croire que tout cela existe encore, que des dictionnaires, répertoires, anthologies, prix littéraires, et autres “effets” ou “analyses” institutionnels suffisent pour que l’expression “littérature québécoise” conserve un sens. » (Nepveu, [1988] 1999 : 13-14)

Mais si cette idée d’une mort de la littérature québécoise a une postérité indéniable, il n’en demeure pas moins qu’elle n’est pas perçue de la même façon par tous les critiques. Par exemple, alors que pour Ricard la littérature actuelle est devenue trop démocratique (et non plus élitiste), elle est, pour Maurice Lemire, trop cloisonnée par ses expérimentations postmodernes (mais rappelons qu’il s’exprime sur la littérature de 1960 à 1995 environ) :

« Cette transformation ne s’est pas faite spontanément, mais sous la pression des littératures paradigmatiques. Le modèle à suivre imposait la stratégie de l’avant-garde déconstructionniste et subversive de la littérature contre elle-même. Les créateurs d’ici l’ont adopté mutatis mutandis. Leur subversion de la langue a particulièrement consisté à recourir plus que jamais au “joual”, accentuant ainsi le caractère “régionaliste” qu’ils voulaient évacuer. Ils se sont également éloignés de leur public lecteur pour satisfaire aux codes de la postmodernité. Leurs textes emmurés comme des énigmes s’adressent au circuit restreint des pairs et consacrent l’autonomie de la littérature, une autonomie peu avantageuse, car elle traduit plus un retrait qu’une offensive. » (Lemire dans Hamel [dir.] 1997 : 32)

Pour d’autres (mais moins nombreux), l’idée que nous soyons dans une littérature dite post-nationalitaire comporterait aussi ses avantages et ses innovations : « Aussi la plus grande nouveauté de la littérature québécoise récente, cette littérature dite post-nationalitaire, aura-t-elle été de s’inventer, par-delà la question des langues et des langages, une culture et une littérature comme références. » (Gauvin, 1992 : 17) Références qui, si on en croit Lamontagne, s’inscrivent aussi au cœur même des textes contemporains où la culture québécoise côtoie avantageusement la littérature internationale comme référence.

B) Grandes figures, grands courants et grandes tendances de la littérature québécoise

Je l’ai souligné plus haut, l’héritage et l’influence de Nepveu m’apparaissent doubles. Outre la question de la littérature fantomatique – qui est l’objet général de son essai – Nepveu annonce un nombre important de phénomènes qui seront repris par plusieurs critiques. Par exemple, il prédit le triomphe de la prose sur la poésie, l’importance de la figure de Jacques Poulin et la force symbolique et esthétique de l’écriture migrante (entendue dans son sens large : « mouvement culturel pour lequel, justement, le métissage, l’hybridation, le pluriel, le déracinement sont des modes privilégiés, comme, sur le plan formel, le retour du narratif, des références autobiographiques, de la représentation. » - 202), trois « événements » qui seront perçus et commentés très souvent par la suite.

Voici, en vrac, plusieurs de ces courants ou phénomènes ou figures marquantes remarqués par la critique en général :

 Roman de la ville : « L’arrivée en ville » du roman (Harel, 1989 ; Gauvin, 1992 : 13 ; Allard, 1997 ; etc.)

 Le décentrement : cette idée de Nepveu a été reprise par Gauvin et constituera le titre du chapitre consacré à la littérature contemporaine dans le panorama de Biron, Dumont et Nardout-Lafarge. Ce qu’en dit Gauvin : « La littérature québécoise a ainsi élargi progressivement le champ de ses interrogations et s’est engagée dans diverses pratiques de décentrement. On y voyage beaucoup, depuis quelques temps, mais la rencontre de l’“Autre” est aussi un regard sur soi et une façon d’accomplir son propre voyage intérieur […]. De ces allers-retours et de ce mouvement ex-centrique, les cultures immigrantes participent éloquemment. […] Pluralité des centres donc, et complexité dont l’enjeu est de redéfinir le concept même de littérature québécoise. On ne saurait désormais concevoir cette littérature sans mentionner en même temps l’éclatement des formes et des problématiques qui la travaillent. » (Gauvin, 1992 : 14-15)

 Importance du récit, du roman, de la nouvelle ; bref, l’âge de la prose : cela paraît désormais être un lieu commun.

 Corrélativement (?), la nouvelle narrativité (beaucoup développé par Allard entre autres 1997 ; Audet et Mercier [dir.], 2004 ; etc.)

 Retour du roman historique : marquerait, selon certains, la résurgence du discours sur l’identité nationale. Allard : « C’est peut-être l’occasion de noter que, depuis les années 70, notre roman se redonne de la mémoire au point où le titre historique s’affiche de plus en plus à partir de 1980. Bien sûr, nous n’avons pas retrouvé la programmation cléricale des origines. Il n’y a plus aujourd’hui d’école littéraire. Mais comment ne pas remarquer que la préoccupation nationale imprègne à nouveau le discours littéraire ? Notre discours resterait-il, quoi qu’on veuille, celui, lancinant, de la survie ? La présente, après l’éternelle ? » (Allard, 1997 : 88) Souvent placés dans le rang problématique des best-sellers, les romans historiques seront malgré tout considérés par quelques critiques, dont Biron, Dumont et Nardout-Lafarge.

 Déplacement de la problématique identitaire : Selon André Lamontagne, la question identitaire est encore présente dans la littérature québécoise contemporaine et c’est ce qui la différencie des autres et fonde sa spécificité : « À la différence des nations souveraines, le peuple québécois ne parvient pas à mettre un terme à son débat identitaire. » (2004 : 208) La question nationale est encore importante pour lui ; il y voit, au contraire d’autres commentateurs des années 2000, la spécificité de la littérature québécoise. [Cependant, il faut tenir compte ici du fait que son corpus va de 1970 à 1993].

 Écriture migrante : commentée dans de nombreuses études. Greif et Ouellet, pour leur part, décrivent le phénomène en ces termes : « En ce qui concerne les écrivains allophones ou “néo-québécois”, ils contribuent à enrichir une réflexion déjà intense sur la question identitaire, thème fondamental de la littérature québécoise en raison des conditions historiques que l’on sait et du statut officiellement “bilingue” du Canada, mais qui demeure hautement problématique dans les faits. Ces écrivains venus d’ailleurs participent assurément au renouvellement postmoderne de la littérature québécoise. » (2004 : 18)

Ainsi, malgré l’éclatement des formes et le décentrement de la littérature, plusieurs tendances communes sont repérées par la critique : best-sellers, romans historiques, romans minimalistes, romans migrants, etc. Du coup, on ne peut s’empêcher de trouver à ce discours une certaine homogénéité, d’autant plus que plusieurs écrivains (ou leurs œuvres) deviennent des figures de proue de ces courants (ils sont à la fois représentatifs et exceptionnels) et, donc, des figures d’élection pour la critique, des incontournables que l’on retrouve dans presque toutes les études :

 Jacques Poulin : la figure de Jacques Poulin occupe une place exceptionnelle dans l’esprit des critiques en ce qui concerne la construction du contemporain. En effet, on lui accorde très souvent une place plus grande que tous les autres écrivains. On fait de lui le porte-étendard du concept de l’américanité, de la culture métissé, de la fin des grands récits, etc. Allard parle, en ce qui concerne Volkswagen Blues de « roman repère » (2000 : 259).

 Yolande Villemaire, La vie en prose : C’est un des ouvrages les plus marquant et représentatif de la période. Il marque, symboliquement, le passage de l’ « âge de la poésie » à celle de la « prose ». Plusieurs critiques le souligneront et plusieurs études seront consacrées à cette œuvre (Nepveu, Gauvin, 11 ; Greif et Ouellet).

 Régine Robin, La Québécoite : un des emblèmes de l’écriture migrante.

 Gaétan Soucy devient aussi un des auteurs de plus en plus à l’étude.

 Etc.

Une liste des « chefs-d’œuvre » à venir semble donc se dessiner dans la critique actuelle…

Au surplus, comme je l’ai déjà mentionné, certains phénomènes sont remarqués par un seul critique. Par exemple :

 Le roman mauve et le roman de l’artiste dont parle Jacques Allard (1997) ou encore les « récits narcissiques » : 1/ Roman mauve : Dans l’ « Avant-propos » de son recueil, Allard explique d’où vient l’idée d’un « roman mauve » qui serait prédominant au Québec pendant les années 1990 et qui serait porté principalement par les éditions du Boréal – mais pas exclusivement : « C’était souvent le même chant, solo ou symphonique, toujours une musique de l’intervalle, de la panne, du crépuscule[,] mais, à la réflexion, elle n’était pas exclusive à la maison de Jacques Godbout. Elle montait plutôt d’un ensemble de textes, un peu comme le blues de l’époque. Je l’entends encore mieux avec le recul. » (1997 : 15) Le roman mauve serait « le type méditatif ou interrogatoire », un « roman songeur » qui serait toujours présent sur la scène québécoise (1997 : 15) et qui correspond, selon lui, à la moitié des fictions qu’il aborde. Il présume que ce courant « remonte sans doute à 1980 » (1997 : 16). / « Il pourrait constituer une facette du roman de la Chambre : là où s’énoncent nos discours intimes, si souvent indétachables de l’amour, de l’art et de la philosophie. Là où les amoureux deviennent artistes et philosophes, la Chambre se faisant aussi atelier ou cellule. » (1997 : 6) / « histoire de l’intervalle » qui se réfère à « l’ailleurs » et à « l’Histoire » (1997 : 17) (Voir fiche pour plus de precisions)

2/ Roman de l’artiste : particulièrement celui du peintre, qui vient remplacer le roman de l’écrivain. (Voir fiche pour plus de precisions)

3/ Roman narcissique : « Le bonheur sera donc dans le texte, et le plaisir dont il témoignera au-delà [sic] de toutes les inquiétudes. Ce sera le bonheur des récits narcissiques qui, au Québec comme ailleurs, sont venus nombreux depuis 1980. Et que lire donc dans ce phénomène : un effet de tendance ? Ce pourrait être, pour cette jeune littérature, une marque d’affranchissement : après un bon siècle d’apprentissage, elle en serait venue aux plaisirs de l’autoréférence. Aux agréments que procure le dire de l’expérience d’ici, personnelle et collective, comme la rentabilisation d’une possession, sa jouissance, tout cela qui indique l’autonomisation d’une expression, un bon plaisir littéraire. La plaisance vue comme le plaisir et l’aisance qui viennent indéniablement dans la seconde moitié du XXe siècle, au bout d’une assez longue navigation entre le Ciel et la Cité. Une poétique du plaisir romanesque. » (Allard, 2000 : 332-333)

 La question des « fictions du contemporain » comme les analyse Nicolas Xanthos et qui seraient différentes de leurs homologues français. Le refus de l’origine et de la filiation, tel qu’il se déploie dans les œuvres étudiées par Xanthos – construites sous le mode de l’énigme –, contrasterait en effet singulièrement avec les phénomènes étudiés en France, mais offre un angle comparatiste très intéressant. (Voir fiche pour définition du concept)

 Les fictions critiques, telles que définies par Dion.

 Etc.

Ces phénomènes que l’on pourrait croire plus ponctuels parce qu’ils ne sont remarqués que par des chercheurs isolés, ne signifient toutefois pas qu’ils ne soient pas importants ou non représentatifs de la littérature contemporaine. Ils me semblent, au contraire, démontrer en surplomb à quel point toute lecture critique n’est pas exempte d’orientations et d’influences et à quel point celle-ci, dans son ensemble, construit le contemporain, en conditionne la réception et l’émergence.

Dès lors, il ne serait pas superflu de considérer – du moins lors d’une métalecture du discours critique – que le discours théorique nous en révèle tout autant sur une façon de concevoir et d’interpréter l’ensemble de la production qu’il commente (façon qui s’enracine dans son époque) que sur cette production elle-même. La production narrative contemporaine assimilant sans doute ce discours ambiant (et vice-versa), il n’est pas exclu que le discours théorique québécois sur le contemporain soit également le lieu d’une pensée qui module à son tour la production narrative qu’elle commente et dont elle se nourrit tout à la fois. C’est, je le suppose, ce que le deuxième volet de la recherche permettra de mesurer.

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[les titres précédés d’un astérisque ont fait l’objet d’une fiche de lecture]

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ANNEXE 1

Extrait de mon rapport 1 (décembre 2007)

(note : on trouvera dans cet extrait certaines redites, mais comme il s’agissait d’un texte suivi, j’ai préféré le reprendre quasi intégralement)

Bilan provisoire des premières lectures:

Dans le mouvement de constitution d’un discours critique sur le contemporain, l’ouvrage de Nepveu (1988) semble faire figure de pionnier. Par sa vision avant-gardiste et son travail minutieux, Nepveu « annonce » en quelque sorte la littérature contemporaine (entendons pour notre part « d’après 1980 »), en dépit du fait qu’il soit, par sa proximité historique, évidemment incapable de mesurer concrètement ce qu’elle « sera » après 1988. Si pour Nepveu le « contemporain » recouvre la période de 1960 à 1988, il a cependant conscience du schisme que constitue le tournant de 1980 et le sentiment de « l’après » qui constituera l’essence de la conscience collective de la période.

L’intérêt de l’ouvrage de Nepveu est qu’il constitue non seulement une synthèse et une mise au point, mais aussi une sorte de « balayage » de la période passée (une « liquidation », si l’on peut dire, de la Révolution tranquille). Concrètement, Nepveu tente de voir comment la littérature et les idéaux de la Révolution tranquille, principalement à travers les figures qui l’ont hantée, préparent le terrain à de nouvelles formes et de nouvelles incarnations de et dans la littérature contemporaine. Il propose ainsi une synthèse et une réflexion sur la période contemporaine en expliquant son avènement dans une continuité historique et esthétique. En d’autres termes – et pour le paraphraser, l’auteur tente de faire le point au moment où cette littérature contemporaine « apparaît », « meurt » et « naît ». […] Déjà, Nepveu annonce le triomphe de la prose sur la poésie, l’importance de la figure de Jacques Poulin et la force symbolique et esthétique de l’écriture migrante [….] Trois « événements » qui seront perçus et commentés très souvent par la suite.

Publié seulement un an après L’écologie du réel, l’essai de Simon Harel (1989) ressemble et s’éloigne tout à la fois de celui de Nepveu. Il s’en éloigne parce qu’il est, d’un point de vue théorique et méthodologique, beaucoup moins synthétique, se concentrant sur un seul des aspects relevé par Nepveu (la force de l’écriture migrante entendu au sens du cosmopolitisme dans la littérature) et cela principalement à travers le genre romanesque. Par contre, les deux œuvres sont aisément comparables du point de vue historique et métacritique qui est le mien, puisqu’elles représentent un premier mouvement critique de configuration du contemporain par l’étude en continue de phénomènes qui annoncent une partie de la littérature à venir.

Mais, avant de poursuivre, une réflexion sur le terme de « contemporain » s’impose. Ce mot désignant toujours une réalité fluctuante selon l’énonciateur mais chaque fois bien légitime, il m’est malaisé, au cours de mes lectures, de charger ce terme de significations balisées. Par exemple, s’il me semble naturel de voir désigner la période s’étendant de 1980 à nos jours comme étant la période contemporaine (cela faisant consensus au moment où je porte un regard critique sur celle-ci), je me vois fortement obligée d’assouplir cette vision lorsque je lis un ouvrage comme celui d’Harel, cela afin de constater que, pour lui, l’idée d’une « littérature contemporaine » ne nécessite aucune explication particulière, qu’il s’agit simplement d’un concept que les critiques utilisent pour désigner ce qui est du même temps que soi. Cela pose déjà en soi un certain problème d’appréhension des textes critiques puisque le discours sur la « littérature contemporaine » émane chaque fois de corpus d’études différents (environ 30 ans tout dépendant de la situation de l’énonciateur) – sans pour autant que les commentateurs prennent la mesure de ce que cela signifie de faire une telle découpe temporelle. Cependant, il n’est pas exclu que l’idée de « contemporain » au Québec soit tout de même marquée par une certaine prise de conscience et un effet de rupture très prononcé après 1980 – ce qui fait qu’on date maintenant le début de la littérature contemporaine en 1980, mais depuis quand exactement date-t-on la période depuis cette date ? Car on pourrait dès lors se poser la question à savoir si les commentateurs utilisent le terme simplement parce que cette littérature leur est « contemporaine » ou s’ils voient vraiment l’avènement d’une contemporanéité qui n’a pas encore trouvé de termes moins versatiles pour la désigner ? […] Et puis, quand voit-on l’épithète de « contemporain » apparaître au Québec ? […]

L’étude du contemporain (quel qu’il soit), par la proximité historique de son commentateur, se pose souvent selon l’idée d’une « constitution », d’une « formation », d’un « mouvement », voire d’un « avènement ». Si je reprends l’idée que le « contemporain » peut avoir deux définitions différentes (1- ce qui nous est immédiat 2- une époque donnée qui s’étend d’une date déterminée à « nos jours »), force m’est de constater que, pour Nepveu et Harel, c’est la première définition qui prédomine, alors que les écrits critiques des années 2000 semblent employer la deuxième définition (À preuve, la synthèse proposée par Biron, Dumont et Nardout-Lafarge situe la période contemporaine « depuis 1980 » et que les auteurs insistent beaucoup sur le fait que le contemporain ne se bâtit pas tant avec l’avènement d’une nouvelle génération mais sur une nouvelle façon de penser, de dire et d’écrire qui caractérise la période et qui « contamine » tant les auteurs qui ont écrits dans les périodes précédentes que les nouveaux auteurs.). Le choix implicite (inconscient peut-être) a, sur le plan théorique et méthodologique, des répercussions différentes.

D’abord, dans la forme. Les premières tentatives de définition du corpus contemporain (entendons ici depuis 1980), soit celles de Nepveu et d’Harel, empruntent la forme de l’essai parce qu’elles témoignent de phénomènes qui leur sont immédiats. Ce faisant, les auteurs cherchent un langage pour décrire cette période, mais ils cherchent aussi, semble-t-il, à donner le ton du discours critique à venir sur cette période. En ce sens, ils auront une influence majeure sur les générations suivantes dans la définition et la compréhension du corpus contemporain, permettant à ces nouveaux discours critiques de prendre appui sur un discours déjà existant et d’émettre leurs commentaires avec beaucoup plus d’aplomb dans des formes de discours qui relèvent désormais du scientifique.

Ensuite, dans la façon de lire le contemporain. Pouvant difficilement cerner de façon globale les innovations ou les avant-gardes sur le plan strictement littéraire ou poétique (qui sont encore à venir), les études de Nepveu et d’Harel s’intéressent à une thématique d’ensemble de la littérature québécoise pour voir en quoi les œuvres contemporaines s’inscrivent en continuité ou en discontinuité avec ce qui, de ce point de vue, les précède. Par exemple, Harel, qui étudie la formation imaginaire de l’identité québécoise par le biais de la figure de l’étranger dans le roman, a choisi un corpus qui va des écrits du mouvement Partipris (années 1960) jusqu’aux romans des années 1980. Le choix de ce corpus lui permet de lire les œuvres des années 1980 à la fois dans une continuité (l’étranger y est toujours représenté) mais aussi dans une rupture (le passage à l’américanité et au métissage, l’Autre s’éloignant de l’Anglais) (Note 3). En généralisant, on peut affirmer que ces deux études ont une thématique commune, soit celle de l’identité québécoise à travers la littérature (spécifions, dans le cas de Nepveu, de l’identité de la littérature québécoise), mais qu’elles ont surtout en commun le fait de considérer leur période comme la naissance d’une nouvelle identité québécoise – qui se répercute (ou prend forme ?) dans la littérature. En cela, elles me semblent bien de leur époque, toute démarche critique d’une saisie d’ensemble de la littérature québécoise semblant mener à un questionnement sur l’identité québécoise. Ainsi, la façon de faire d’Harel (soit unir le texte et le social, faire du discours romanesques un allié de l’identité québécoise, ce qui fait que sa méthodologie pourrait être qualifiée de socio-psychanalytique) – que l’on retrouve sous une forme proche chez Nepveu – est sans doute fort représentative de son contexte ; je veux dire que, si à partir des années 1980, la littérature elle-même se détache du collectif (le projet national) pour investir l’individualité sous toutes ses formes, il n’est pas impossible que le discours critique marque quant à lui un certain retard en ne conférant une « autonomie » à la littérature qu’à partir du milieu des années 1990 (cela n’est bien sûr qu’une hypothèse).

La perspective et la démarche seront tout autres dans les ouvrages des « générations » suivantes, bien que cela ne se fasse évidemment pas de façon brusque, les ouvrages de la deuxième moitié des années 1990 marquant une sorte de pont entre l’esthétique critique de la fin des années 1980 et celle des années 2000. Par exemple, si la perspective de Dion (1997) rejoint celle d’Harel en ce sens où c’est l’étude d’un phénomène « isolé » (note 4) qui permet de poser un regard d’ensemble sur la littérature contemporaine (dans ce cas-ci, « les interprétations de la littérature que proposent les fictions québécoises contemporaines » - note 5), elle s’en éloigne par un souci plus net de construire un regard théorique sur l’objet, regard théorique qui emprunte davantage à l’analyse du discours et aux théories épistémologiques, plus générales dans leur façon de lire et d’interpréter les œuvres, et s’éloignant donc de la perspective sociologique : « Je m’intéresse à la littérature de fiction en ce qu’elle représente un point de vue sur la littérature, à la littérature en tant que foyer d’interprétation du corpus littéraire, ce qui revient en somme à la considérer tel un genre (de la) critique. » (Dion, 1997 : 12). Par contre, les œuvres sont encore ici rassemblées parce qu’elles témoignent d’une époque, mais d’une époque de la littérature et de la culture, si je puis dire : « L’époque est au décloisonnement général, et c’est dans le fait que chaque œuvre propose une réponse à cette nouvelle donne culturelle et littéraire que mon corpus trouve sa cohérence. » (1997 : 618)

Remarquant lui aussi la réorientation esthétique qui s’opère à la fin des années 1970 (du nationalisme au pluralisme), Dion a une distance critique plus importante (bien qu’encore fragile) que celle qu’avait Nepveu et Harel, distance qui lui permet de se limiter à des œuvres postérieures à cette période décisive. Mais la différence la plus fondamentale de l’étude de Dion d’avec celles qui la précède est qu’elle tente de cerner non pas ce que la littérature québécoise a de particulier, mais bien comment elle s’inscrit dans un mouvement plus global de la littérature postmoderne.

En cela, cette étude rejoint celles des années 2000 (Audet et Mercier, 2004 / Biron, Dumont, Nardout-Lafarge, 2007) qui font cohabiter les considérations théoriques avec la lecture du corpus contemporain de manière à inscrire la littérature québécoise dans la littérature occidentale et d’en démontrer le caractère universel. Ainsi, à cette période, il ne s’agit plus de lire la production contemporaine dans une continuité (donc, par rapport à la production d’une époque antérieure), mais bien de façon transversale, par l’étude d’un phénomène particulier qui est représentatif de la période contemporaine, comme le fait de façon exemplaire La Narrativité contemporaine au Québec. En effet, dans ce collectif, la définition du corpus contemporain doit passer par une réflexion théorique sur l’usage du narratif et la façon de raconter dans les productions récentes. Il y a donc un important mouvement de balancier entre la théorie et le corpus : d’un côté, la perspective théorique permet de rendre compte du contemporain (« Cette attention portée à la narrativité des œuvres contemporaines permet d’en dresser un portrait global et transversal à partir des modulations du narratif dans les textes. » - 7) (Note 6) ; de l’autre, l’étude du corpus contemporain québécois permet des acquis sur le plan théorique – acquis qui sont profitables à l’ensemble de la littérature :

« Nous avons demandé à nos collaborateurs une réflexion sur le corpus actuel basée sur l’analyse d’œuvres exemplaires ; c’est dire que les études rassemblées ici ne visent pas tant à magnifier la singularité des textes qu’à contribuer à une meilleure compréhension de la place et de la fonction de la narrativité dans la littérature contemporaine. » (8)

Ainsi, chaque étude de La narrativité contemporaine au Québec comporte un volet descriptif et un volet théorique, le corpus québécois devenant à la fois exemplaire des courants majeurs au Québec et exemplaire du fonctionnement de la littérature contemporaine d’une façon générale.

Dans ce contexte, l’idée d’une littérature nationale, spécifiquement québécoise, semble devenue obsolète. En ce sens, l’hypothèse de Nepveu, comme quoi la littérature québécoise est « morte » dès après sa naissance est corroborée en quelque sorte par le discours critique sur le contemporain. De même, la recherche d’une spécificité québécoise ne semble plus être pertinente dans ce contexte de mondialisation. La problématique québécoise s’inscrit ainsi de plus en plus dans une réflexion générale où le fait québécois ne se démarque plus de la production mondiale, mais, au contraire, en représente dignement les tendances.

Dans un autre ordre d’idée, le fait de considérer que la période contemporaine débute en 1980 instaure une distance relative permettant aux critiques des années 2000 de proposer – mais toujours avec prudence – des synthèses, des discours d’ensemble, des vues panoramiques. Cependant (conséquences de l’éclectisme actuel ou du manque de distance historique ?), les commentateurs se voient souvent obligés de multiplier les différents « portraits » de phénomènes littéraires (isolés ou non) puisque la production contemporaine, par son éclectisme et son décentrement, devient elle-même difficile à définir dans une vision totalisante :

« Qui dit pluralisme dit bien sûr un ensemble de voix singulières qui ne se laissent pas aisément réduire à des catégories ou à des courants comme ce pouvait être le cas dans les périodes antérieures. Toute synthèse paraît vouée à l’échec, tant les nuances d’écriture sont nombreuses. Comment rendre compte de l’éclatement contemporain sans tomber dans la simple énumération ? Comment parler en détail d’écrivains singuliers si aucun d’entre eux ne se démarque franchement, si l’effet dominant demeure “l’égalité des voix” dont parle André Brochu à propos de la poésie ? » (Biron, Dumont, Nardout-Lafarge, 2007 : 535)

Ces critiques choisiront donc d’adopter la même posture que le phénomène qu’ils décrivent ; le chapitre sur « Le décentrement de la littérature » propose plusieurs petits chapitres sur divers courants qui ne se recoupent ou ne se prolongent pas nécessairement, mais qui dessinent, selon les auteurs, certaines grandes lignes de force – celles-ci s’amalgamant essentiellement selon diverses logiques génériques.


Note 1 : Déplorant que le roman contemporain au Québec ne reçoive pas une attention particulière, Asselin pré¬sente certaines méthodes, utilisées par la critique, qui permettent de l’aborder de biais : « Ou l’on se tourne vers la rétrospective, sous la forme d’un exposé surplombant les tendances et les phénomènes déterminants de l’ensemble de la production littéraire ; ou bien on approfondit un trait saillant de la pratique romanesque ; ou encore on appréhende le roman par le détour d’une perspective théorique qui, sans discrimination, embrasse plus d’un genre. » (2009 : 26)

Note 2 : Elle dit, à ce sujet : « Il est intéressant de remarquer qu’en amorçant un débat critique au Québec au sujet du postmoderne, le livre de Lyotard a contribué à la migration du concept. Si, en effet, avant les années quatre-vingt on ne mentionnait pour ainsi dire jamais le postmoderne dans les ouvrages de critiques québécois, ce mot donnait lieu à de nombreux débats et à des écrits variés aux États-Unis, au Canada anglais et en Angleterre. » (1993 : 2)

Note 3 : « Il m’a semblé que dans cette littérature québécoise de “l’arrivée en ville” ou de l’extra-territorialité, la présence agissante, ou silencieuse, de l’étranger s’avérait particulièrement fascinante. De la thématique de l’aliénation propre aux écrits du mouvement Parti pris, sous-entendant la description d’une pathologie de l’univers urbain, aux textes d’Antonio D’Alfonso, Poulin, Godbout, Basile, Robin, Nepveu ou encore Gérard Étienne, une modification radicale des points de vue portés sur l’identité québécoise est perceptible. » (Harel, 1989 : 290, je souligne)

Note 4 : Je n’entends pas l’expression « phénomène isolé » en tant qu’il s’agit d’une manifestation marginale dans l’ensemble de la production littéraire, mais bien en ce sens où l’étude privilégie l’analyse d’une composante des textes littéraires de la période, composante qui serait significative d’un phénomène littéraire plus large.

Note 5 : Dion précise toutefois que le phénomène qui l’intéresse n’est pas une « poétique dominante » dans la littérature québécoise et ne serait pas non plus une production qu’il aurait isolée dans la littérature contemporaine. Par contre, il ne précise pas quelle est la place exacte de ce phénomène « passionnant qui consiste, pour la fiction, à produire un discours sur une autre œuvre littéraire, à en faire en quelque sorte la lecture critique » (Dion, 1997 : 12) dans l’ensemble de la littérature québécoise contemporaine. Il explique toutefois un peu plus loin que ce phénomène se retrouve dans plusieurs œuvres québécoises récentes, d’où son choix d’en faire une lecture critique (Dion, 1997 : 18).

Note 6 : Cependant, les directeurs ont conscience que cette façon de faire « oriente » le propos et souhaite donc inscrire leur ouvrage en complémentarité des autres réflexions sur le contemporain : « Combinant une perspective théorique à l’objectif de considérer l’ensemble de la littérature actuelle, le présent ouvrage constitue un panorama nettement orienté, qui vient compléter des initiatives voisines, certaines envisageant les enjeux contemporains d’une seule pratique générique, d’autres proposant un exposé des tendances associées aux principaux genres de la littérature actuelle. » (2004 : 8)

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