Table des matières
6- Intimité
Cette notion est assez riche et assez dominante dans le panorama de la littérature narrative contemporaine, tant française que québécoise. Elle est ainsi liée à l’ère de la post-histoire, du « solipsisme narcissique » (expression empruntée ici à Philippe Forest, 2001) et à la fin des Avant-gardes. Leppik résume bien la situation : « La critique constate, quasi unanimement, qu’une page aurait été tournée au début des années 1980, celle de la fin des avant-gardes. Pour les uns cela signifie un reflux, un crépuscule, une fin de siècle ou une crise, alors que pour les autres, il s’agit d’une maturité provenant des leçons apprises durant la modernité et de la liberté qu’a ramenée la postmodernité. Régression ou résurrection, tel est le débat, mais presque tous s’accordent sur le fait que la fin des avant-gardes a donné lieu au retour au Je. » (Leppik, fiche de Forest et Gauvin, je souligne)
Au Québec :
« Les années 1970 consacrent de nouveaux écrivains, tandis que la fin de la décennie marque le retour du lyrisme et l’essoufflement de l’engagement politique. La défaite référendaire, mais sans doute aussi le malaise existentiel d’une société qui a évacué trop rapidement les valeurs traditionnelles, accentuent ce virage. Ils entraînent le désengagement des intellectuels et des écrivains et valident la promotion d’une écriture de l’intime et du repli sur soi, l’essor d’une écriture postmoderne (phénomène qui caractérise toute la littérature occidentale contemporaine). » (2004 : 15, je souligne) (GREIF, Hans-Jürgen et François OUELLET (2004), La littérature québécoise 1960-2000, Québec, L’instant même (Connaître, 4).
Écriture du Je, de l’intime : « […] l’écrivain […] affirme l’unicité de chaque être humain, il rappelle l’urgence de se tourner vers le moi intime, privé et quotidien. C’est, en littérature, l’épiphanie du « je », habituellement en conflit avec la société (p.239). » Ce courant est redevable aux écrivaines féministes des années 70-80. Présente une « vision intériorisée du soi et du présent, souvent pessimiste mais assurément lucide (p.239). » Thèmes privilégiés : l’amour (et le sexe), le passé, les racines et l’américanité. (LAURIN, Michel, Anthologie de la littérature québécoise, Anjou, CEC, 1996)
L’intimité (au sens large) amène alors un désengagement de la littérature (qui n’est plus préoccupée que du « sujet », voir de ses propres mécanismes d’écriture et de représentations) : Les romans des jeunes écrivains contemporains ont déserté l’espace politique et social pour s’inscrire dans « une sorte de présent a-temporel contemporain, mais sans aucun ancrage historique, sociologique ou économique véritable, ce qui n’est pas le cas de leurs aînés (Bon, Didier, Daeninckx). » (Michel, 1996 : 44) Le roman contemporain n’a plus de « conscience politique », il n’a plus que des « soucis domestiques ».
C’est aussi une notion qui permet d’interroger les rapports entre écriture et subjectivité : « Seule l’édification littéraire de la langue permet à celui qui écrit de s’instituer une identité subjective. Par la surdétermination rhétorique et l’exubérance stylistique, l’écriture comble des structures personnelles fuyantes autant qu’elle dénoue des anxiétés intimes. » (Blanckeman, 2002b : 10) « […] pourrait désigner ce mouvement d’une intimité narrative qui puise aux foyers pulsionnels élémentaires et entretient leur énergie dérivée. Le sujet s’enracine dans l’écriture par une lente remontée vers ses origines – des origines multiples que le récit, s’inspirant du modèle archéologique, explore en souterrain, dont il exhume des reliques et interprète les vestiges. » (Blanckeman, 2002b : 130)
L’écriture de l’intime : « Appelant une progression narrative et lyrique, les récits de l’intime saisissent des modes de présence pulsatifs au monde et diffusent une sensibilité romanesque ontosphérique. » (Blanckeman, 2002b : 37-38)
Par ailleurs, on le devine, le concept d’intimité est excessivement large et touche à plusieurs sphères. On peut ainsi multiplier les citations se rapportant à cette notion. Retenons pour l’instant, et de façon plus spécifique, que certains « genres » peuvent y être associé, comme le Roman Mauve que propose Jacques Allard :
Le roman mauve serait « le type méditatif ou interrogatoire », un « roman songeur » qui serait toujours présent sur la scène québécoise (1997 : 15) et qui correspond, selon lui, à la moitié des fictions qu’il aborde. / Il présume que ce courant « remonte sans doute à 1980 » (16). / « Il pourrait constituer une facette du roman de la Chambre : là où s’énoncent nos discours intimes, si souvent indétachables de l’amour, de l’art et de la philosophie. Là où les amoureux deviennent artistes et philosophes, la Chambre se faisant aussi atelier ou cellule. » (16) / « histoire de l’intervalle » qui se réfère à « l’ailleurs » et à « l’Histoire » (1997 : 17).
BIBLIOGRAPHIE POTENTIELLE (Intimité)
Voir aussi: Biblio intimité
ARNOULD-BLOOMFIELD, Elisabeth (ed. et introd.), Suzanne R. PUCCI (ed. et introd.) (2004), « Esthetics of Intimacy/Esthétiques de l'intime », Esprit Créateur, volume 44, no 1 (printemps), p. 3-120.
ARNOULD-BLOOMFIELD, Elisabeth (2004), « L'Intimité du dehors (‘‘érotiques’’ textuelles) », Esprit Créateur, volume 44, no 1 (printemps), p. 51-67.
BLANCKEMAN, Bruno (2002), « Figures intimes/postures extimes », in Aline Mura-Brunel (ed. et introd.), Franc Schuerewegen (ed.), L'Intime-L'Extime, New York, Rodopi (coll. « Cahiers de Recherche des Instituts Néerlandais de Langue et de Littérature Françaises », no 41, p. 45-51.
BORIE, Jean (1993), « Le Romancier de l'intimité », Magazine Littéraire, no 310 (mai), p. 50-53.
BROCHU, André (2003), « Les Voix de l'intime », Voix et Images : Littérature Québécoise, volume 28, no 3 [84] (printemps), p. 153-158.
CAVALLERO, Claude (2004), « Philippe Delerm ou l'intime ordinaire », Roman 20-50 : Revue d'Étude du Roman du XXe Siècle, no 38 (décembre), p. 135-147.
COLLET, Jean (2001), « À propos d'‘‘Intimité’’ : Un Certain Terrorisme, le porno intello », Études, volume 394, no 5 [3945] (mai), p. 680-681.
DUPRÉ, Louise (2008), « Écrire à la croisée de l'intime et du politique », Women in French Studies, [vol, no?] p. 16-23.
GELLY, Violaine (2007), « Écrivaines de l'intime », Psychologies, no 266, sept. 2007, p. 38-41.
→ Entretien avec les écrivaines Amélie Nothomb et Nathalie Rheims sur les défis du processus de création lors de l'écriture d'un roman à teneur biographique, ainsi que sur les sentiments liés à ce processus.
LAMARRE, André (1996), « L'intime, l'œuvre », Spirale, no 150 (septembre-octobre), p. 7-8.
→ L'écriture de l'intime: débat autour de cette notion ayant affecté le développement de la culture québécoise au cours des vingt dernières années; l'écriture de l'intime dans la littérature québécoise; ses formes.
MARIN LA MESLÉE, Valérie (2002), « L'Intime est une matière universelle », Magazine Littéraire, no 409 (mai), p. 43.
NEPVEU, Pierre (1997), « L'Intimité aux quatre vents : Pratique de la forme brève chez Gilbert Langevin », Voix et Images : Littérature Québécoise, volume 22, no 3 [66] (printemps), p. 473-482.
OGÉE, Frédéric (ed.), Maurice GÉRACHT (ed.) et Ariane FENNETAUX (ed. et introd.) (2008), « Representing Intimacy/La Représention [Représentation] de l'intimité », Interfaces : Image Texte Language, no 28, p. 3-203.
POULIN, Isabelle (2001), « La Fiction de l'intime », Littératures, no 45 (automne), p. 239-265.
VAN ROEY ROUX, Françoise, Yvon BELLEMARE, Agnès WHITFIELD (1986), « La littérature intime au Québec », Québec français, no 63 (octobre), p. 22-31.
VIDAL, Jean-Pierre (1988), « L'Intimité allusive ou le simulacre biographique », Voix et Images: Littérature Québécoise, volume 13, no 2 [38] (hiver), p. 258-269.
WAGNER, Frank (2002), « ‘‘Qu'est-ce que c'est, moi?’’ (La Dialectique ‘‘intime/extime’’ dans (et autour de) La Reprise, d'Alain Robbe-Grillet) », in Aline Mura-Brunel (ed. et introd.), Franc Schuerewegen (ed.), L'Intime-L'Extime, New York, Rodopi (coll. « Cahiers de Recherche des Instituts Néerlandais de Langue et de Littérature Françaises », no 41), p. 67-79.
WASSENAAR, Ingrid (2002), « The Bedside Manners of Contemporary French Women Writers (Hennezel, Ernaux, Nothomb) », Journal of Romance Studies, volume 2, no 1 (Spring), p. 91-102.
6a) retour du sujet
C’est désormais un lieu commun de dire que le moi revient mais qu’il ne s’est pas tout à fait remis de sa mort… qu’il s’agit « moins en réalité, pour reprendre encore les termes de Biron, Dumont, Nardout-Lafarge, d’un retour à un “je” ancien qu’une plongée en soi-même, à une profondeur qui n’a pas d’équivalents dans la littérature antérieure. » (2007 : 534) Les retours du sujet et du récit vont de pair, mais le moi n’est plus unifié et remet en cause ce qui le représente. Cependant, il est intéressant de voir comment Scarpetta, en 1985 déjà, formulait la chose :
« le Moi revient, - mais il ne peut plus revenir comme avant (il ne peut plus être “innocent” ) : c’est forcément, désormais, un Moi au second degré, jouant avec son statut de leurre ; autrement dit : ce n’est pas le Moi de l’artifice, de la sincérité, de la profondeur, - c’est le Moi de l’artifice, de la surface assumée comme telle, le Moi de la séduction. » (Scarpetta, 1985 : 284)
« Il ne s'agit pas, aujourd'hui, de “revenir au moi” (à l'auteur, à la biographie) comme s'il ne s'était rien passé : notre “égotisme”, après Freud, ne peut plus être celui de Stendhal. Si nous transgressons désormais l'interdit qu'un certain dogmatisme intellectuel, il y a quelques années, faisait porter sur la subjectivité, si nous revenons à la lecture (et peut-être à l'écriture) de journaux intimes, de confessions, de correspondances, cela n'implique pas pour autant un retour du romantisme, de l'emphase psychologique. Plus précisément : ce qui revient, après “l'ère du soupçon”, c'est sans doute moins la psychologie que le corps (sensations, perceptions, rythme, singularités physiques, nerveuses, saveurs, éclats de sensualité, etc.). Et même, il n'est pas certain que l'on doive penser tout cela en termes de pure et simple “réhabilitation du sujet” : celui qui écrit un journal ne peut manquer (même s'il croît livrer “spontanément” son expérience vécue de sujet) de se proposer aussi comme objet, - dans les cas les plus lucides, passage d'une mythologie de l'Expression à une stratégie de la Séduction. » (Scarpetta, 1985 : 289)
Je l’ai évoqué ailleurs, les conditions d’émergence du retour du sujet auraient été rendues possibles par la « renarrativisation » de la littérature – soit dans la mise en œuvre du sujet qui profite de sa présence dans le texte pour interroger le processus d’écriture et de représentation lui-même. (Bertho, 1991) De même, la fin de l’Histoire aurait entraînée la renarrativisation des existences, mais d’une façon parcellaire, dans des formes d’écriture relevant de la répétition, de la réécriture et du minimalisme. (Bertho, 1993)
Finalement, ce retour du sujet serait également en partie responsable de l’avènement des récits de filiations : en effet, depuis le retour du sujet dans les années 80, l’acte d’écrire s’avère lié à une enquête sur les origines et les ascendants, mais les « filiations » ne sont pas toujours biologiques : elles peuvent aussi bien être symbolique, interrogeant la généalogie de la littérature au lieu de la généalogie de l’écrivain.
6b) repli familial ou généalogique
La famille se trouve comme sujet central dans une forte proportion de romans, mais elle aussi est désormais soupçonnée.
De jeunes auteurs (N’Diaye, Darrieussecq et Rosset) prennent la structure du conte, mais la vide du sens, pour decevoir toute tentative de dechiffrement allégorique. « Ils sont, en ce sens, les dignes, et rares, héritiés du récit kafkaïen. À une époque où les structures idéologiques qui donnaient un sens au monde ont fait long feu, ces étonnants contes postmodernes sont les meilleurs exemples des réponses que peut apporter, non pas une littérature en crise, mais une littérature de crise. » (Michel, 1996 : 57-58) [reformulé par Leppik]
Retenons que la « fin des avant-gardes » signifie aussi le refus, la dénégation, la dépréciation de « tout groupement en famille littéraire » (Schoots, 1997 : 25)
« La littérature se projette moins en avant […] qu’elle ne s’interroge, parfois avec mélancolie, sur ses sources, les rassemble et les ressasse : aux romans d’introspection générique, qui réactualisent les traditions et les catégories de fiction les plus diverses, correspondent en cela les récits de soi généalogiques, qui convoquent familles et lignages, figures ancestrales et modèles symboliques. » (Blanckeman, 2001 : 77-78)
6c) parcellisation des sphères littéraires
La parcellisation des sphères littéraires semble se faire entre autres dans un partage entre champ restreint et champ de grande production : « La division est très nette entre « vraie littérature » (de recherche, d'enquête, de « devinette ») et « littérature de consommation » (qui profite de la mise en marché). » [Brunel, 1997, reformulé par F. Langevin]
Thomas Pavel lie cette parcellisation (éclatement du public) à l’éclatement générique et aux recherches formelles :
Au fur et à mesure que les explorations formelles s’approfondissaient et obscurcissaient le roman, la masse de lecteurs commençaient à fréquenter des ouvrages moins exigeants mais plus lisibles. Il s’ensuivit une double production, celle du grand public et celle des romans haut de gamme. L’écart est devenu « impossible à rattraper ». L’éclatement du public répond donc à l’éclatement de la configuration romanesque et des genres en général. « Les défenseurs de l’avant-garde expriment les préférences de l’élite artistique, les modernistes modérés (Milan Kundera, Pascal Quignard) ont la faveur des lecteurs avertis, alors que les partisans de l’art de masse s’appuient sur les chiffres de vente : aussi leurs points de vue respectifs jouissent-ils d’une légitimité à toute épreuve dans le monde des lettres contemporain. » (Pavel, 2001 : 394, je souligne) [reformulé par Leppik]
Durant la période qui nous préoccupe, il y aurait, en somme, un jeu sur les frontières génériques et bien sûr sur l’écriture et la représentation qui, à son tour, crée de nouvelles frontières (celle entre les productions des deux champs littéraires). – Notons que cette séparation entre les deux champs ne semble pas revenir aussi souvent dans le discours critique québécois.
Plus largement, le brouillage des frontières et la perte des repères entraînent un certain repli sur soi. Comme l’affirme Scarpetta, l’époque est à « l’impureté » car le mythe de la pureté des arts est dépassé : « L’une des intuitions premières de ce livre est celle de la nécessité d’un décloisonnement du discours critique : la période qui s’ouvre semble en partie caractérisée par la fin du mythe (“moderne”) de la spécificité ou de la pureté des arts – phase de confrontation, au contraire, de métissages, de bâtardises, d’interrogations réciproques, avec des enchevêtrements, des zones de contact ou de défi […], des heurts, des contaminations, des rapts, des transferts. » (1985 : 20). Conséquemment, il y a un repli du sujet (chacun pour soi) : Scarpetta pense la culture de notre temps comme prise entre deux impasses : « celle d’un passé sans avenir, et d’un “avenir” sans passé. » (1985 : 8) Quant à la littérature, il est question d’un retour au récit classique, ce dont le nouveau roman a essayé d’abolir. Il s’agit surtout « de prendre le contre-pied exact de la période précédente : ce qui, paradoxalement, n’est pas si éloigné que cela de la logique de “rupture” des avant-gardes. » (1985 : 16) Les questions se posent : l’attitude postmoderne se réduit-elle à un « préjugé platement anti-moderne ? Comment sortir du mythe du progrès en art sans tomber dans un comportement nostalgique, régressif ? » (1985 : 19) Scarpetta pari que les réponses à ces questions seront « de plus en plus différenciées, de plus en plus individuelles – à chacun, écrivain ou artiste, d’inventer les siennes. » (1985 : 19) Les enjeux de l’art contemporain représentent une multiplicité de trajets, de positions et de styles, des réponses singulières.
Réponses individuelles, donc, puisque l’esthétique postmoderne préconise aussi un brouillage des frontières et un mélange de divers registres, le « recyclage », une sorte de recherche de l’originalité et du non-conformisme qui devient paradoxalement la norme : « Cela seul est typiquement postmoderne. Pluralité, expansion, multi-usages, mélange de haute et de basse culture, de culture “cultivée” et de culture “de consommation”, entrelacement ironique et complice de ton académique et de matériaux propres aux mass media (ou à l’inverse de ton irrévérencieux et de thèmes traditionnellement “profonds”). » (Berardinelli, 1999 : 126)
Ces différentes fractures impliquent certainement un repositionnement de l’écrivain, forcé de trouver des solution « individuelles » mais qui peuvent avoir été empruntées par d’autres… :
Héritière des discours à la fois sur l’absence (Barthes, Blanchot, Foucault) et sur l’omniprésence affichée (Duras) de l’auteur dans son oeuvre, la littérature contemporaine repense la place de l’écrivain dans le texte. Une façon d’accomplir cette réflexion est celle des fictions biographiques (Michon et Bergounioux, Rouaud, Louis-Combet, Germain, Pingaud) qui mettent en scène des écrivains (grands ou petits) du passé. Une autre façon, c’est de construire une figure d’écrivain imaginaire, qui emprunte cependant à leur propre expérience (Millet, Maulpoix, Jordane, Puech, Quignard). Or l’écrivain contemporain semble avoir perdu l’évidence de sa place, et interroge à la fois sa légitimité sociale et sa fonction. (Viart, 2007a, reformulé par Leppik).
Cependant, pour d’autres, tel Peras, il y a certes une séparation entre les deux champs, mais elle est bénéfique et ne range pas les lecteurs en deux catégories :
Il faut bien prendre en compte le roman populaire, puisque ses ventes financent les éditeurs qui publient de la littérature « plus expérimentale ». (Peras, 2007 : 105) Le roman populaire se porte bien économiquement. Les lignes entre littérature de grand public et littérature commencent à se brouiller. On témoigne d’un effet de « zapping » : on peut apprécier à la fois une Duras et une Nothomb, par exemple. Que faire des livres comme Les Bienveillantes de Littell ? La partie la plus inventive des romans de large consommation est « sans doute le polar. » (Peras, 2007 : 113) « Le public apprécie de ces écrivains leur capacité non seulement à raconter des histoires, mais aussi à dire le monde, contrairement à une littérature soucieuse avant tout de dire le moi. »
De même, Samoyault ne dévalorise pas la production pour le grand public : « toute culture, tout présent, ont besoin d’objets qui leur ressemblent, qui les confortent et les réconfortent. C’est une des tâches de l’art, et de la littérature, que d’offrir ce miroir aux alouettes. Créer des signes rassurants qui soient aussi des produits lisses, attendus. Attendus parce que déjà là. » (Samoyault, 2001 : 14-15)
L’intime – éléments de synthèse
(par Kim Leppik)
En France : Il y a très peu de documentation sur l’ « intime » - surtout dans le sens de récits revendiquant le « ressenti » ou l’imaginaire intime de toute chose. La critique parle plus d’autobiographies/autofictions/récits de soi, de quête identitaire, de « retour au sujet » et au « réel ». La plupart de ce qui existe sur l’intime est l’étude de la poésie. Quand il s’agit de la littérature narrative, on trouve des discours sur la valeur des textes – le retour à l’intime est vu comme un retour à la poésie, et donc à l’enfance de la littérature (Atélier du roman n3), comme une « égolittérature » (selon Philippe Forest) ou bien comme une littérature « sans estomac » (Jourde).
On peut quand même souligner des récurrences intéressantes dans la littérature critique : -les frontières entre le public et le privé s’effacent, l’intime devient inatteignable, objet d’une nostalgie, quelque chose qui se cherche ou se construit plutôt que de se dire. -l’abolition de la dicothomie dehors/dedans -la sphère privée est réduite au néant : processus d’intimation par lequel l’autorité dit (de l’extérieur) ce que l’écrivain peut dire, ne pas dire. Légitimation ou non de ce qui est dit sur l’intime, le privé -mouvement dans les deux sens (aller chercher à l’intérieur de soi, se porter à l’extérieur par le biais de l’écriture) crée une tension, un sujet hésitant comme tiré dans les deux sens. (en France, surtout chez les minimalistes où la tension narrative est manquante – cette tension comble le vide – mais aussi, le manque de tension crée une tension : quelque chose doit arriver à un moment donné… mais ce quelque chose n’aboutit jamais)
La question doit se poser : qu’est-ce que c’est, l’intime ? Si ce qui ce passe à l’intérieur de nous tout comme à l’extérieur n’est qu’un « legs » des ages antérieurs, une accumulation de pensées, de gestes, de représentations, l’intime et extime ne sont que des catégories fausses. Le choix de s’exprimer, de se dire, par le biais de l’intime ou de l’extime, semble moins important à la lumière de cette pensée. Aline Mura-Brunel dit que chez Millet, au moins, le détour par des objets extérieurs fait « un centre possible pour l’œuvre » (p. 10) (après le soupçon ?) et, par extension, un centre possible pour le sujet clivé, fissuré, déchiré. –Est-ce que le « soupçon » a été senti au Québec comme en France ?
Dans l’impureté, Scarpetta analyse le retour du Moi de façon assez intéressant, en tant que « stratégie de la Séduction » :
« le Moi revient, - mais il ne peut plus revenir comme avant (il ne peut plus être “innocent” ) : c’est forcément, désormais, un Moi au second degré, jouant avec son statut de leurre ; autrement dit : ce n’est pas le Moi de l’artifice, de la sincérité, de la profondeur, - c’est le Moi de l’artifice, de la surface assumée comme telle, le Moi de la séduction. » (p. 284)
“Il ne s'agit pas, aujourd'hui, de “revenir au moi” (à l'auteur, à la biographie) comme s'il ne s'était rien passé : notre “égotisme”, après Freud, ne peut plus être celui de Stendhal. Si nous transgressons désormais l'interdit qu'un certain dogmatisme intellectuel, il y a quelques années, faisait porter sur la subjectivité, si nous revenons à la lecture (et peut-être à l'écriture) de journaux intimes, de confessions, de correspondances, cela n'implique pas pour autant un retour du romantisme, de l'emphase psychologique. Plus précisément : ce qui revient, après “l'ère du soupçon”, c'est sans doute moins la psychologie que le corps (sensations, perceptions, rythme, singularités physiques, nerveuses, saveurs, éclats de sensualité, etc.). Et même, il n'est pas certain que l'on doive penser tout cela en termes de pure et simple “réhabilitation du sujet” : celui qui écrit un journal ne peut manquer (même s'il croît livrer “spontanément” son expérience vécue de sujet) de se proposer aussi comme objet, - dans les cas les plus lucides, passage d'une mythologie de l'Expression à une stratégie de la Séduction.” (p. 289)
L’idéologie du mineur « se caractérise, en gros, par trois postulats : 1 La revendication d’une totale liberté dans le choix des styles et des matériaux (par opposition au “purisme” des avant-gardes), d’un primat du plaisir (par contraste avec leur ascétisme) ; 2 Le constat de la fin des avant-gardes, justement, de leur exténuation, et le soupçon porté à partir de ce constat sur l’ensemble des arts majeurs (c’est tout une culture qui est rejetée sous prétexte des impasses de sa toute dernière période ; 3 Le “populisme”, soit l’idée d’un recours aux éléments culturels populaires comme signes d’authenticité, forces de subversion, ou “lignes de fuite”. » (p. 78-79)