Table des matières
FRANÇOIS HARTOG (2003) RÉGIMES D’HISTORICITÉ. PRÉSENTISME ET EXPÉRIENCES DU TEMPS
(Notes de lecture - par Manon Auger)
L’auteur est historien de l’histoire.
ORDRES DU TEMPS, RÉGIMES D’HISTORICITÉ [INTRODUCTION]
But : Réfléchir, à la suite de de Certeau, à la question du « temps », « l’impensé » de la discipline historique, en quête d’objectivisation du passé; réflexion qu’il souhaite faire par le biais d’une interrogation sur notre présent. (12)
Récapitulation de certaines réflexions sur le temps au XXe siècle, puis, années 1980, question de la mémoire : « De fait, les années 1980 ont connu le déploiement d’une grande vague : celle de la mémoire. Avec son alter ego, plus visible et tangible, le patrimoine : à protéger, répertorier, valoriser, mais aussi repenser. » (16) Pierre Nora et les « lieux de mémoire ».
« Mais il ne fait pas de doute que les crimes du 20e siècle, avec ses meurtres de masse et sa monstrueuse industrie de la mort, sont les tempêtes d’où sont parties ses ondes mémorielles, qui ont fini par rejoindre et remuer fortement nos sociétés contemporaines. Le passé n’était pas “passé” et, à la deuxième ou troisième génération, il était questionné. » (17)
« Mémoire est, en tout cas, devenu le terme le plus englobant : une catégorie métahistorique, théologique parfois. On a prétendu faire mémoire de tout et, dans le duel entre la mémoire et l’histoire, on a rapidement donné l’avantage à la première, portée par ce personnage, devenu central dans notre espace public : le témoin. On s’est interrogé sur l’oubli, on a fait valoir et invoqué le “devoir de mémoire” et commencé, parfois aussi, à stigmatiser les abus de la mémoire ou du patrimoine. » (17)
Méthode : Saisie de biais des grands phénomènes historiques, en s’interrogeant « sur les temporalités qui les structurent et les ordonnent. Par quel ordre du temps sont-ils portés? De quel ordre sont-ils les porteurs ou les symptômes? De quelle “crise” du temps, les indices? » En tant qu’historien de l’histoire, il a vite remarqué, comme beaucoup d’autres, « la montée rapide de la catégorie du présent, jusqu’à ce que s’impose l’évidence d’un présent omniprésent », ce qu’il nomme « présentisme ». (18)
Le concept de « régimes d’historicité » Ensuite, il explique que le concept de « régimes d’historicité » le suit depuis longtemps, donne diverses définitions (dont p.19 et 20, 3e paragraphe). Mais le définit ensuite plus clairement (disons, car il le définit surtout par la négative). Retenons : qu’il s’agit d’un « simple outil » qui « au mieux » sert à éclairer le « temps présent » (26). Encore : « Formulée à partir de notre contemporain, l’hypothèse du régime d’historicité devrait permettre le déploiement d’un questionnement historien sur nos rapports au temps. Historien, en ce sens qu’il joue sur plusieurs temps, en instaurant un va-et-vient entre le présent et le passé ou, mieux, des passés, éventuellement très éloignés, tant dans le temps que dans l’espace. Ce mouvement est sa seule spécificité. Partant de diverses expériences du temps, le régime d’historicité se voudrait un outil heuristique, aidant à mieux appréhender, non le temps, tous les temps ou le tout du temps, mais principalement des moments de crise du temps, ici et là, quand viennent, justement, à perdre leur évidence les articulations du passé, du présent et du futur. N’est-ce pas d’abord cela une “crise” du temps? Ce serait ainsi une façon d’éclairer, presque de l’intérieur, les interrogations d’aujourd’hui sur le temps, marqué par l’équivocité des catégories : a-t-on affaire à un passé oublié ou trop rappelé, à un futur qui a presque disparu de l’horizon ou à un avenir surtout menaçant, un présent sans cesse consumé dans l’immédiateté ou quasiment statique et interminable, sinon éternel? Ce serait aussi une façon de jeter un éclairage sur les débats multiples, ici et là, sur la mémoire et l’histoire, la mémoire contre l’histoire, sur le jamais assez ou le déjà trop de patrimoine. » (27)
« Le temps historique, si l’on suit Reinhart Koselleck, est produit par la distance qui se crée entre le champ d’expérience, d’une part, et l’horizon d’attente, d’autre part : il est engendré par la tension entre les deux. C’est cette tension que le régime d’historicité se propose d’éclairer, c’est sur cette distance que travaillent ces pages. Plus exactement encore, sur les types de distance et les modes de tension. » (28)
Hartog pose l’hypothèse que la configuration du contemporain serait, au contraire des « Temps modernes », l’expérience d’une « distance devenue maximale entre le champ d’expérience et l’horizon d’attente, à la limite de la rupture. De sorte que l’engendrement du temps historique semble comme suspendu. D’où, peut-être, cette expérience contemporaine d’un présent perpétuel, insaisissable et quasiment immobile, cherchant malgré tout à produire pour lui–même son propre temps historique. Tout se passe comme s’il n’y avait plus que du présent, sorte de vaste étendue d’eau qu’agite un incessant clapot. Convient-il alors de parler de fin ou de sortie des temps modernes, c’est-à-dire de cette structure temporelle particulière du régime moderne d’historicité? nous n’en savons rien encore. De crise sûrement. C’est ce moment et cette expérience contemporaine du temps que je désigne comme présentisme. » (28, je souligne)
Les « régimes d’historicité » sont aussi définis comme des « façons d’articuler passé, présent et futur » (35)
ORDRE DU TEMPS 1 [PARTIE I]
Étude de divers « ordres du temps » (pour en arriver plus tard à l’historicité des temps modernes et à notre présent)
CHAPITRE 1 : DES ÎLES D’HISTOIRE, p.33-51.
Ce chapitre est assez dense et surtout très théorique, d’une théorie qui dépasse un peu mes compétences et notre intérêt. Il s’agit d’une forme de mise en place des principales avancées en études anthropologiques des rencontres avec d’autres régimes d’historicités (par la découverte, entre autres, des civilisations des îles du Pacifique). On sort alors, à cette période, d’une vision européocentriste du temps et de l’histoire.
Hartog explique dans le chapitre suivant : « Il s’est, en outre, trouvé que, pour moi, l’interrogation sur les régimes d’historicité a commencé dans le Pacifique : à la lecture de [Marshall] Sahlins, voire de Segalen avant lui, et de Lévi-Strauss, bien sûr. C’est le simple hasard d’une biographie intellectuelle, mais aussi l’effet d’un moment où l’anthropologie paraissait receler la clé de nos interrogations sur l’homme et la société. » (68)
CHAPITRE 2 : ULYSSE ET AUGUSTIN : DES LARMES À LA MÉDITATION, p.53-75
Façon de concevoir le temps dans l’Odyssée et l’Iliade d’Homer; personnages dans un présent perpétuel (en particulier Achille), mais première expérience du temps vécue par Ulysse, expérience qui se vit et se dévoile par le biais de larmes, quand il se voit à la fois comme héros du passé et homme du présent en écoutant le récit par un Aède de la bataille de Troie : « expérience d’une distance de soi avec soi, que je nomme rencontre avec l’historicité. Mais cette rencontre, Ulysse en est d’abord comme submergé et il pleure, lui qui ne sait comment appréhender le passé, le sien, dans sa dimension de passé. » (64)
Puis, on passe à la question de l’ordre du temps chrétien : « Reprenant l’économie biblique du temps, le christianisme est allé le plus loin en cette voie et a modelé, aussi profondément que durablement, la tradition occidentale du rapport au temps. » (68) Il pose alors la question : « Peut-on dégager un régime proprement chrétien d’historicité? Avec une question subsidiaire : la notion de régime d’historicité elle-même est-elle séparable des expériences du temps induites par les temporalités bibliques? » (69) « Contemporain de Constantin, Eusèbe, évêque de Césarée, met en place le concept d’Histoire ecclésiastique qui, partant du Christ pour aller jusqu’au présent, fixe la tradition par l’établissement d’une chaîne de témoignage, mettant déjà en place un système d’autorités. On sera dès lors prié de regarder moins en avant et plus vers l’arrière : vers le Christ, avec qui tout commence, et qui est aussi le vivant modèle insurpassable. Il est ce phare, dont le faisceau éclair l’avant (d’Adam à lui) et l’après (de lui jusqu’à la fin des temps). » (75) Le passé est alors revécu sous forme de rituels qui l’actualise. « Perdure, au total, une certaine plasticité de l’ordre chrétien du temps, où présent, passé et futur s’articulent sur fond d’éternité. Si bien qu’il ne se confond ni ne se réduit à un seul régime d’historicité : pas même avec celui, qui a pesé plus lourd, de l’historia magistra. Puis temps chrétien et temps du monde se dissocieront, en traversant de nombreuses crises, jusqu’à la rupture. » (75)
CHAPITRE 3 : CHATEAUBRIAND : ENTRE L’ANCIEN ET LE NOUVEAU RÉGIME D’HISTORICITÉ, p.77-107.
Par sa position de « vaincu » de la Révolution (puisqu’il était de la noblesse), Chateaubriand est d’une part un observateur du passage de l’Ancien Régime au Nouveau Régime. Puis, par le fait qu’il est allé en Amériques, il est un observateur du passage de l’Ancien au Nouveau monde. Hartog dit de lui : « il a, au total, mieux compris que beaucoup de ses contemporains le nouvel ordre du temps des Modernes » : « Puisqu’il a su faire de cette expérience de la rupture des temps, de cette faille ou brèche la raison même de son écriture. » (77)
Le chapitre porte surtout sur l’Essai historique, politique et moral sur les révolutions anciennes et modernes, considérées dans leurs rapports avec la Révolution française (J. Deboffe, Londres, 1797), livre consacré à un examen historique des révolutions anciennes et modernes.
« Avec les Anciens et les Modernes, on tient un couple qui a structuré en profondeur, et dans la longue durée, l’histoire de la culture occidentale dans son rapport au temps. Les nombreuses querelles qui ont rythmé son histoire sont, à chaque fois, une expression de la tension même qui le constitue. Avec le Sauvage, que rapportent les premiers récits de voyage au Nouveau Monde, un nouveau terme entre dans le jeu. » (79) Le Sauvage sera le plus souvent associé aux Anciens.
Les instruments intellectuels dont dispose Chateaubriand sont l’exemple et le parallèle (85). « Aussi part-il du passé pour rejoindre le présent [en l’occurrence la Révolution française] et, si possible, allant plus loin, pronostiquer l’avenir. » (85) C’est l’homme d’autrefois qu’il faut « percer » pour prédire l’avenir : « La passé parle à condition de l’interroger. » (86) = « Un tel rapport au temps et à l’histoire encourage les rapprochements, incite à rechercher des parallèles entre les Anciens et les Modernes, et devrait justifier la pratique de l’imitation. » (86) Mais l’auteur ne peut rattraper le présent en s’attardant au passé : « le retard est inéluctable. » « Que faire dès lors, sinon écrire quand même, mais en jouant du décalage, jusqu’à en faire le ressort, sinon la raison même de l’écriture? » (93)
Le Voyage en Amérique, publiés 36 ans après le voyage lui-même, fait passer Chateaubriand du voyageur à l’historien : « ce glissement du voyageur à l’historien confirme que le 19e siècle entend se donner comme le siècle de l’histoire, c’est-à-dire comme la mémoire de ce qui n’est plus et le héraut de ce qui n’est pas encore. Peut-être Chateaubriand a-t-il vu ce que tout le monde a vu, mais aujourd’hui ce ne sont déjà plus que des traces, qui bientôt achèveront de s’effacer. C’est ce décalage-là qui le qualifie comme “dernier historien”. Le “dernier” voyageur est aussi le dernier historien, c’est-à-dire aussi bien le premier : il a vu ce qu’on ne pourra plus voir. » (94)
Différence entre l’Essai et Le Voyage selon Hartog : « L’Essai se concluait par un hymne à la liberté (l’indépendance) du Sauvage, la seule authentique (faisant paraître toutes les autres, y compris celle des Anciens, comme factices), le Voyage, lui, s’achève sur la reconnaissance et la célébration de la liberté moderne. » (97) Le premier Essai postulait que l’homme, évoluant à l’intérieur d’un même cercle, se répétait incessamment. Ce sont désormais des “cercles concentriques – qui vont s’élargissant sans cesse dans un espace infini” – qui représenteraient au mieux le mouvement de l’histoire. Le présent ne se modèle pus sur le passé et ne se mesure plus à son aune. » (98-99) L’Essai serait représentatif du passage entre les Anciens et les Modernes, du passage entre deux ordres du temps : sous l’effet de la Révolution française, le topos de l’historia magistra cesse d’être opératoire mais on ne peut encore se passer de lui. (99) [Définition de l’historia magistra : son schéma est du passé vers le présent, sans échapper au cercle de la répétition (103). L’étude du passé doit servir de leçon pour le futur. Avec le régime historique moderne, « l’historien n’élabore plus de l’exemplaire, mais il est en quête de l’unique ». (117)]
« Par delà Augustin, Chateaubriand peut alors apparaître comme le frère lointain d’Ulysse, l’un ne pouvait que pleurer en découvrant, sans pouvoir encore la dire, sa radicale historicité, cette distance de soi à soi, l’autre n’a cessé de la reconnaître et de la scruter. En écrivant et récrivant ses Mémoires d’Outre-Tombe, pendant plus de quarante années, il fait de la brèche du temps, de l’écart irrémédiable entre l’ancien et le nouveau régime d’historicité, le principe (de réalité et de plaisir) de son écriture. » (100)
Désormais, l’Amérique n’est plus un « asile », mais un laboratoire du « monde nouveau » (106). C’est ce que Tocqueville, avec De la démocratie en Amérique inaugure comme idée : « En somme, Tocqueville retourne (mais en conserve la forme) le modèle de l’historia magistra : la leçon désormais vient du futur et non plus du passé. […] L’ancien régime d’historicité, qui était précisément ce temps où le passé éclairait l’avenir, est définitivement caduc. » (107)
ORDRE DU TEMPS 2 [PARTIE II]
Cette partie s’ouvre sur une page introductive, permettant de faire le pont entre les deux parties. D’abord : résumé de la 1ère partie. Pour la 2e partie, il passe du 1789 de la Révolution (qui a bouleversé l’ordre du temps) à 1989, moment, selon lui, d’une « autre crise majeure du temps, qui s’étend de part et d’autre de cette date devenue symbolique » (112). = Ce serait les deux césures de l’ordre du temps.
Les deux chapitres suivants seront donc « des exercices de contemporanéité » (112), plus difficile parce que ne relevant pas du « regard éloigné » qui prévalait dans la première partie. Pour remédier à ce problème, « deux des maîtres mots du moment », la mémoire et le patrimoine serviront de repère, seront scrutés du point de vue du temps : « Pour la mémoire, Les lieux de mémoire nous serviront d’entrée. Quant au patrimoine, ce sera une vue cavalière du dégagement de la notion qui nous servira de fil interrogatif. De quel ordre du temps sont-ils, l’une et l’autre, la traduction et peut-être, tout autant, une expression de sa mise en question? De quel crise du temps sont-ils les indices? Le régime moderne d’historicité, que nous avons vu prendre forme autour de 1789, est-il encore opératoire? L’intelligibilité vient-elle encore et toujours du futur, ainsi que tous les concepteurs du progrès ont osé d’abord le penser, avant de l’affirmer avec une assurance de plus en plus forte? Le “fait nouveau” ne pouvant que l’emporter sur le “fait historique”. Aujourd’hui, dans cette évidence de la mémoire et de la centralité du patrimoine, tout comme dans les polémiques autour de la mémoire et d l’histoire, faut-il reconnaître un “retour” de la catégorie du passé, une nostalgie pour le vieux modèle de l’historia magistra ou, plutôt, une prédominance, inédite jusqu’alors, de la catégorie du présent? Le moment même du présentisme. Mais le patrimoine est-il obligatoirement “passéiste”? Non, dans la mesure où la démarche qui consiste à patrimonialiser l’environnement amène à réintroduire le futur. » (112)
CHAPITRE 4. MÉMOIRE, HISTOIRE, PRÉSENT
Mouvement mémoriel en France depuis le milieu des années 1970. (114) Nora, contrairement à Chateaubriand, n’évoque nul temps progressiste, et reste dans « le cercle du présent » (115)
Les crises du régime moderne Avec le régime historique moderne, « l’historien n’élabore plus de l’exemplaire, mais il est en quête de l’unique ». (117)
La montée du présentisme
« Le 20e siècle a finalement allié futurisme et présentisme. S’il a d’abord été plus futuriste que présentiste, il a fini plus présentiste que futuriste. Futuriste, il l’a été avec passion, avec aveuglement, jusqu’au pire, chacun le sait désormais. » (119) Hartog énumère et décrit ensuite différentes manifestations du présentisme dans l’histoire intellectuelle de la France avant les années 1980 (pour montrer que cela n’est pas apparu tout d’un coup). Entre autres exemples : l’épicurisme, le stoïcisme, le présent messianique, l’existentialisme (l’action présente est la seule chance de salut).
La désillusion des années 1960 et 1970, le no future.
« Dans ce progressif envahissement de l’horizon par un présent de plus en plus gonflé, hypertrophié, il est bien clair que le rôle moteur a été joué par l’extension rapide et les exigences toujours plus grandes d’une société de consommation, où les innovations technologiques et la recherche de profits de plus en plus rapide frappent d’obsolescence les choses et les hommes de plus en plus vite. » (125) L’omniprésence des médias qui cherchent de plus en plus à faire court et direct s’inscrit dans cette mouvance. De même, la montée du chômage accentue le présentisme, « pesant et désespéré » (126) + le refus du vieillissement + le non intérêt accordé aux morts. Les comportements se structurent autour du « temps » qui doit être maitrisé : « Ces comportements traduisent une expérience largement partagée du présent, en sont une des composantes, dessinant ainsi un des régimes de temporalité du présent. » (127)
Les failles du présent
1ere faille : « L’économie médiatique du présent ne cesse de produire et de consommer de l’événement […]. Mais avec une particularité : le présent, au moment même où il se fait, désire se regarder comme déjà historique, comme déjà passé. Il se retourne en quelque sorte sur lui-même pour anticiper le regard qu’on portera sur lui, quand il sera complètement passé, comme s’il voulait “prévoir” le passé, se faire passé avant même d’être encore pleinement advenu comme présent; mais ce regard, c’est le sien, à lui présent. » (127)
2e faille : Vers le milieu des années 1970, « il [ce présent] commence à se montrer préoccupé de conservation (de monuments, d’objets, de modes de vie, de paysages, d’espèces animales) et anxieux de défendre l’environnement. Vivre au pays et l’écologie, des thèmes uniquement contestataires, deviennent des thèmes mobilisateurs et porteurs. Insensiblement, la conservation et la réhabilitation se substituèrent, dans les politiques urbaines, au simple impératif de modernisation, dont jusqu’alors la brillante et brutale évidence n’avait pas été questionnée. Comme si on voulait préserver, en fait reconstituer un passé déjà disparu ou sur le point de s’effacer sans retour. Déjà inquiet, le présent se découvre également en quête de racines et d’identité, soucieux de mémoire et de généalogies. » (128)
Il parle des « années patrimoines » pour décrire le contemporain (129) Le présent a vite ses limites; il ne se suffit pas à lui-même. « Trois mots clés ont résumé et fixé ce glissement de terrain : mémoire, mais il s’agit en fait d’une mémoire volontaire, provoquée (celle de l’histoire orale), reconstruite (de l’histoire donc, pour pouvoir se raconter son histoire); patrimoine : 1980 a été décrétée l’année du Patrimoine – le succès du mot et du thème (la défense, la valorisation, la promotion du patrimoine) va de pair avec la crise de la notion même de “patrimoine national”; commémoration : d’une commémoration à l’autre pourrait être le titre d’une chronique des vingt dernières années. Ces trois thèmes pointent tous vers un autre, qui en est comme le foyer : l’identité. » (132)
Mémoire et Histoire
Sur différentes conceptions de l’histoire et de la mémoire, mais dans leur rapport l’un à l’autre. Par ex : au 19e siècle, « l’histoire devait commencer là où s’arrêtait la mémoire : dans les archives écrites. » (134); Au début du 20e siècle : « Avec La Mémoire collective, livre qu’il laissa inachevé, Halbwachs traçait une claire ligne de partage entre l’histoire et la mémoire, au bénéfice d’une approche par la mémoire, qui congédiait poliment l’historien, le renvoyant à ses archives et à son extériorité. L’histoire est une, alors qu’il y a autant de mémoires collectives que de groupes, dont chacun a sa durée propre. Sous l’effet d’une vie sociale de plus en plus accélérée, il y a donc de plus en plus de mémoires collectives. » (135); Puis, avec Pierre Nora vers l’époque contemporaine : « La mémoire collective peut aussi faire partie du “territoire” de l’historien ou, mieux encore, devenir l’instrument de la montée en puissance de l’histoire contemporaine. Or, Nora a toujours récusé le postulat d’une coupure (artificielle ou illusoire) entre le passé et le présent. Tout au contraire, pose-t-il, […], il revient à “l’historien du présent” de faire “consciemment surgir le passé dans le présent (au lieu de faire inconsciemment surgir le présent dans le passé)”. (136) « Entièrement psychologisée, la mémoire est devenue affaire privée, entraînant une nouvelle économie de “l’identité du moi”. » (138) La mémoire est devenu un « instrument présentiste » (138). Les historiens sont de retour dans le débat (144).
Histoires nationales
Quelques tentatives de cerner la France par rapport à la République (surtout au 19e siècle) et l’idée de nation. « Ensuite, dans l’après-coup de 1914, se produisit une faille dans l’ordre du temps : une brèche. Après les débauches sanglantes des nations en guerre, les années 1920 se traduisirent, du point de vue de l’histoire, soit par un retrait du national en direction du social soit par son surinvestissement, qui sont deux stratégies profondément différentes pour relier le passé et le futur. » (150) Ouverture (entre autres dans le sillage de Lucien Febvre) d’un « espace de travail et d’interrogation pour une histoire-science, en quête d’autres rythmes, d’autres profondeurs, d’autres objets : d’autre temporalité. » (151)
Perte d’évidence du régime moderne d’historicité :
« Or, il est devenu clair, autour de 1980, que ces modèles scientifiques, volontiers gros consommateurs de futur et solidement amarrés au concept de progrès (de la société comme de la science), atteignaient des rendements décroissants, voire se mettaient à tourner à vide. S’est alors ouvert un temps de stase, moment d’arrêt où le regard en arrière devint légitime : pour embrasser le chemin parcouru, pour essayer de comprendre où l’on se trouvait aujourd’hui, et pourquoi? C’était une manière de prendre de la distance, en passant du prospectif au rétrospectif : les individus se mettaient à se soucier de généalogies et les entreprises de leurs archives (avec son produit d’appel, la culture d’entreprise). Le régime moderne d’historicité perdait de son évidence. » (152)
« Comme les autres disciplines, l’histoire n’a pas échappé à ce mouvement, qui n’est qu’un élément de la conjoncture d’ensemble esquissé dans nos premières pages, mais elle n’en a aucunement été l’initiatrice. » (152) En contrepartie, elle adopte une posture réflexive : « À quoi cherche-t-elle à répondre sinon, pour partie, à cette conjoncture nouvelle, marquée par une mise en question de la temporalité, jusque-là paradigmatique, du régime moderne d’historicité? La lumière projetée depuis le futur baisse, l’imprévisibilité de l’avenir augmente, le présent devient la catégorie prépondérante, tandis que le passé récent – celui dont on s’étonne qu’il “ne passe pas” ou dont on s’inquiète qu’il “passe” – exige d’être incessamment et compulsivement visité et revisité. Avec la conséquence que l’histoire a complètement cessé de pouvoir s’écrire depuis le point de vue du futur (ou de ses diverses hypostases) ou en son nom : l’histoire contemporaine d’abord, mais, de proche en proche, pas seulement elle. » (153)
Reprise du « national » :
« Or il a fallu justement ces mêmes années 1980 pour assister à une reprise du national (pas uniquement en France) et à son réinvestissement (intellectuel, politique) avec, en particulier, la publication de toute une bordée d’histoires nationales. N’y a-t-il pas là quelque paradoxe dans cette coïncidence entre un moment présentiste et la production d’histoires nationales? Alors que le 19e siècle a si fortement uni Nation et Progrès, comment se fait-il qu’on revienne sur la Nation quand le Progrès se trouve mis à mal? Que reste-il de la Nation? Une Nation, non plus prospective, mais rétrospective et nostalgique, refuge en somme, mais aussi une forme d’histoire qui voudrait pouvoir lorgner à nouveau du côté de l’historia magistra? Parfois, sûrement. Ou bien, serait-ce une façon de prendre en compte la montée mémorielle, en proposant une réponse, plus ou moins explicite ou volontariste, à l’interrogation identitaire? » (153)
« Aux antipodes de l’histoire méthodique (qui n’en parlait jamais, mais y pensait toujours), le présent est bien devenu – explicitement la catégorie dominante (et suffisante?). » (155)
Commémorer
Hartog revient sur l’entreprise de Nora, disant que « on va bien du présent au présent, pour interroger le moment présent. » (155) « Aujourd’hui, […] tout événement inclut son autocommémoration. C’était vrai de mai 1968. Ce l’est jusqu’à l’extrême du 11 septembre 2001, avec toutes les caméras filmant le second avion venant s’écraser sur la seconde tour du World Trade Center. » (156) C’est ce qu’il appelle aussi « la tendance du présent à s’historiciser lui-même » (157). Selon le diagnostic posé par Nora, « la nation elle-même […] se mue en patrimoine » (156). « Les vingt dernières années marqueraient donc le passage de la “nation historique” à la “nation mémorielle”. » (157)
Le moment des “Lieux de mémoire”
Hartog décrit en quoi les Lieux de mémoire (entendre l’œuvre elle-même) se veut à la fois une histoire du présent mais est aussi symptomatique du présentisme contemporain. [Je renvoie à ces pages pour plus de précisions, p.157-159 – On peut toutefois retenir sa forme de conclusion sur le sujet :] « Attentifs à toute l’économie du passé dans le présent, ils ont aussi indiqué un mode de circulation possible entre passé et présent, délibérément, répétons-le encore une fois, à partir du présent. » (160) « Depuis 1989, on peut mieux appréhender que de nouveaux rapports au temps se cherchent, tout comme deux siècles plus tôt quand se délitaient l’ancien ordre du temps et le régime d’historicité qui lui était lié. Le futur est toujours là, aussi et peut-être, serions-nous tenté de dire, plus imprévisible que jamais. Quant au passé, la fin de la tyrannie de l’avenir a eu aussi pour conséquence de le rendre à son opacité, d’en faire, également, un passé pour une part imprévisible. » (160) « 1989 a aussi amené ou ramené la nation au premier plan la nation : la nation a fait rage ou, au moins, problème. » (160)
CHAPITRE 5. PATRIMOINE ET PRÉSENT
« Au cours de la période [depuis 1980] […], le patrimoine s’est imposé comme la catégorie dominante, englobante, sinon dévorante, en tout cas évidente de la vie culturelle et des politiques publiques. » (163) « Passant du côté de la mémoire, [le patrimoine] devient mémoire de l’histoire et, comme telle, symbole d’identité. Mémoire, patrimoine, histoire, identité, nation se trouvent réunis dans l’évidence du style lisse du législateur. Dans cette nouvelle configuration le patrimoine se trouve lié au territoire et à la mémoire, qui opèrent l’un et l’autre comme vecteur de l’identité : le maître mot des années 1980. Mais il s’agit moins d’une identité évidente et sûre d’elle-même, que d’une identité s’avouant inquiète, risquant de s’effacer ou déjà largement oubliée, oblitérée, réprimée : d’une identité à la recherche d’elle-même, à exhumer, à bricoler, voire à inventer. Dans cette acception, la patrimoine en vient à définir moins ce que l’on possède, ce que l’on a qu’il ne circonscrit ce que l’on est, sans l’avoir su, ou même sans avoir pu le savoir. Le patrimoine se présente alors comme une invite à l’anamnèse collective. » (164-165, souligné dans le texte)
Histoire d’une notion
« Le patrimoine rend visible, exprime un certain ordre du temps, où compte la dimension du passé. Mais il s’agit d’un passé dont le présent ne peut ou ne veut se détacher complètement. Qu’il s’agisse de le célébrer, de l’imiter, de le conjurer, d’en tirer du prestige ou, simplement, de pouvoir le visiter. » (166-167) Il s’agit « du passé – d’un certain passé – dont une forme de visibilité importe au présent. » (167) Pour que la valorisation du patrimoine ait eu lieu de manière aussi forte en France, il a aussi « fallu une valorisation particulière de la trace, en tant que telle ». (167)
Les Anciens
Partie sur la vision du patrimoine par les Anciens (différente bien sûr d’aujourd’hui).
Rome
Sur différentes descriptions de Rome et ses monuments. Étude de diverses « visiteurs » de la ville, donc, et de leur rapport au temps. Rome est vu comme « lieu effectif et symbolique où l’Europe a largement forgé sa notion de patrimoine » (185).
La Révolution française
Suite à la Révolution, les mesures prises pour conserver les monuments; même s’ils sont des « emblèmes despotiques », ils appartiennent désormais à la nation. « Désormais, le temps est présenté comme le propriétaire éminent de cet amas de chefs-d’œuvre. » (189) Sur la création de deux musées « post-révolutionnaires » : le Louvres et le Musée des Monuments français, premier musée historique qui sera finalement fermé en 1816. « La Révolution est ce moment d’appropriation collective, où ses acteurs ressentent “l’orgueil de voir un patrimoine de famille devenir un patrimoine collectif” [François Puthod]. De même qu’il y a transfert de souverainement, il y a transfert de propriété : au nom et sur le nom de la Nation. C’est le premier temps, proprement politique et présentiste, bientôt suivi d’un autre, qui conduit à reconnaître le temps comme acteur. Un acteur à part entière de l’opération, doublement. Il y a le temps long, celui qui restitue et à qui il faut restituer, et le temps immédiat, celui de l’expérience inédite de l’accélération. L’ancien ordre du temps se brise et, une fois le moment de la table rase passé, l’ordre moderne ne sait trop encore comment se formuler. » (193)
Vers l’universalisation
« Au cours de ces années [à partir de 80 mais sans doute un peu avant aussi], la vague patrimoniale, en phase avec celle de la mémoire, a pris de plus en plus d’ampleur jusqu’à tendre vers cette limite qui serait le “tout patrimoine”. Tout comme on annonce ou réclame des mémoires de tout, tout serait patrimoine ou susceptible de le devenir. La même inflation semble régner. La patrimonialisation ou la muséification a gagné, se rapprochant toujours plus du présent. » (196) À tel point qu’on doit établir certaines règles pour empêcher que des œuvres d’architectes encore vivants soient tenus comme patrimoine historique.
Un paradoxe important : « Le plus authentiquement moderne aujourd’hui serait le passé historique, mais mis aux normes modernes. À la limite. On ne conserve que les façades. » (197) « Et quand ce passé faisait défaut, contribuant au mal-être des banlieues ou des cités-dortoirs, on l’a fait surgir. On a produit des lieux de patrimoine urbain pour construire de l’identité. Comment? En choisissant une histoire, qui devient l’histoire, celle de la ville ou du quartier, la sienne : histoire trouvée, retrouvée ou exhumée, puis montrée, autour de laquelle on organise, à tous les sens du mot, la “circulation”. » (197)
« Mais, aujourd’hui, le privilège régalien de la définition de l’histoire-mémoire nationale est concurrencé ou contesté au nom des mémoires partielles, sectorielles, particulières (de groupements, d’associations, d’entreprises, de collectivités, etc.), qui toutes veulent se faire reconnaître comme légitimes, aussi légitimes, voire plus légitimes. L’État-nation n’a plus a imposer ses valeurs, mais à sauvegarder au plus vite ce qui, dans le moment présent, immédiatement, voire dans l’urgence, est tenu pour “patrimoine” par les divers acteurs sociaux. » (199)
« Enfin, le patrimoine, devenu une branche maîtresse de l’industrie des loisirs, est l’objet d’enjeux économiques importants. Le “vaut le détour” des guides repris par les tour-opérateurs l’inscrit dans la mondialisation. Sa “valorisation” s’insère alors directement dans les rythmes et les temporalités de l’économie marchande d’aujourd’hui, s’y heurte ou, en tout cas, s’en rapproche. » (200)
« Le 20e siècle est celui qui a le plus invoqué le futur, le plus construit et massacré en son nom, qui a poussé le plus loin la production d’une histoire écrite du point de vue du futur, conforme aux postulats du régime moderne d’historicité. Mais il est aussi celui qui, surtout dans son dernier tiers, a donné l’extension la plus grande à la catégorie du présent : un présent massif, envahissant, omniprésent, qui n’a d’autre horizon que lui-même, fabriquant quotidiennement le passé et le futur dont il a, jour après jour, besoin. Un présent déjà passé avant même d’être complètement advenu. Mais, dès la fin des années 1960, ce présent s’était découvert inquiet, en quête de racines, obsédé de mémoire. Si l’on cherchait alors, pour reprendre le vocabulaire de Michelet en 1830, à renouer le fil de la tradition, il fallait presque inventer et la tradition et le fil. À la confiance dans le progrès s’est substitué le souci de sauvegarder, préserver : préserver quoi et qui? Ce monde, le nôtre, les générations futures, nous-mêmes. [201 :] D’où ce regard muséal porté sur ce qui nous environne. Nous aimerions préparer, dès aujourd’hui, le musée de demain et réunir les archives d’aujourd’hui, comme si c’était déjà hier, pris que nous sommes entre amnésie et volonté de ne rien oublier. Pour qui, sinon, déjà, pour nous? La destruction du mur de Berlin, suivie de sa muséification instantanée, en a été un bel exemple, avec, tout aussi immédiatement, sa marchandisation. […] Si le patrimoine est désormais ce qui définit ce que nous sommes aujourd’hui, le mouvement de patrimonialisation, cet impératif, pris lui-même dans l’aura du devoir de mémoire, restera un trait distinctif du moment que nous vivons ou venons de vivre : un certain rapport au présent et une manifestation du présentisme. » (200-201)
Le temps de l’environnement
« Parcs naturels et écomusées ont […] contribué à rendre visible le passage d’une perception esthétique de la nature à une représentation patrimoniale de l’environnement, liant fortement mémoire et territoire. Le cours rapide de cette patrimonialisation a poussé à son terme l’universalisation de la notion de patrimoine, avec le souci, voire le devoir, de préserver ce qui a déjà disparu, vient juste de disparaître, disparaîtra demain, presque en anticipant déjà sur le passage de la valeur d’usage à celle d’ancienneté. » (204)
[Conclusion du chapitre] « [C]e qui distingue la poussée patrimoniale contemporaine des précédentes, c’est la rapidité de son extension, la multiplicité de ses manifestations et son caractère fortement présentiste, alors même que le présent a pris une extension inédite (il est sexagénaire). » (206)
« La patrimonialisation de l’environnement, qui désigne l’extension probablement la plus massive et la plus neuve de la notion, ouvre indubitablement sur le futur ou sur de nouvelles interactions entre présent et futur. Ne sort-on pas alors du seul cercle du présent, puisque le souci de l’avenir se présente même comme la raison d’être de ce phénomène? Sauf que ce futur n’est plus promesse ou “principe d’espérance”, mais menace. Tel est le retournement. Une menace dont nous avons été les initiateurs et dont nous devons nous reconnaître, aujourd’hui à défaut d’hier déjà, comme les responsables. Ainsi interroger le patrimoine et ses régimes de temporalités nous a conduit, de manière inattendue, du passé au futur, mais un futur qui n’est plus à conquérir ou à faire advenir, sans hésiter, s’il le faut, à brutaliser le présent. Ce futur n’est plus un horizon lumineux vers lequel on marche, mais une ligne d’ombre que nous avons mise en mouvement vers nous, tandis que nous semblons piétiner l’aire du présent et ruminer un passé qui ne passe pas. » (206)
CONCLUSION. LA DOUBLE DETTE OU LE PRÉSENTISME DU PRÉSENT
Retour sur le livre. Puis, sur deux nouveaux principes qui régissent le contemporain : le principe de responsabilité (élaboré et défendu par le philosophe Hans Jonas = l’importance de développer une éthique du futur, p.211, de penser à ceux qui suivent, idée d’une dette envers les générations futures p.212) et le principe de précaution (marqué par la crise du progrès et les dangers des nouvelles technologies p.212).
« Le principe de précaution est justement conçu pour affronter l’incertitude dans toutes ses incertitudes, en un moment où la science se trouve dans l’incapacité de trancher. S’adressant à des présomptions de risques, non encore corroborés et qui peut-être ne le seront pas, il veut se distinguer de la démarche, familière sinon toujours mise en œuvre, de la prévention. Les temporalités sur lesquelles il opère ne sont pas les mêmes : elles sont longues ou très longues. » (213)
« Ainsi le présent s’est étendu tant en direction du futur que du passé. Vers le futur : par les dispositifs de la précaution et de la responsabilité, par la prise en compte de l’irréparable et de l’irréversible, par le recours à la notion de patrimoine et à celle de dette, qui réunit et donne sens à l’ensemble. Vers le passé : par la mobilisation de dispositifs analogues [il donne surtout l’exemple, un peu avant, des crimes contre l’humanité qui demeurent dans le présent même s’ils appartiennent à un autre temps]. La responsabilité et le devoir de mémoire, la patrimonialisation, l’imprescriptible, la dette déjà. Formulé à partir du présent et pesant sur lui, ce double endettement, tant en direction du passé que du futur, marque l’expérience contemporaine du présent. Par la dette, on passe des victimes du Génocides aux menaces sur l’espèce humaine, du devoir de mémoire au principe de responsabilité. Pour que les générations futures aient encore une vie humaine et qu’elles se souviennent aussi de l’inhumanité de l’homme. » (216)
On se doit alors d’être le plus « flexible » possible pour tout prévoir. « Remarquons que cette mise au centre de l’incertitude et du présent ne vaut pas que pour le traitement du futur, elle peut également trouver à s’employer dans l’approche du passé, qui peut être, lui aussi, reconstruit comme multidirectionnel ou multiple. Jusqu’à un certain point du moins. » (216-217) = Dommage qu’il n’élabore pas sur ce point…
« Tels sont les principaux traits de ce présent multiforme et multivoque : un présent monstre. Il est à la fois tout (il n’y a que du présent) et presque rien (la tyrannie de l’immédiat). […] Nous […], nous ne cessons de regarder en avant et en arrière, mais sans sortir d’un présent dont nous avons fait notre seul horizon. » (217, souligné dans le texte)