Table des matières
Judy Quinn (2015), Les mains noires
ORION + POROSITÉ - FICHE DE LECTURE
I- MÉTADONNÉES ET PARATEXTE
Auteur : Judy Quinn
Titre : Les mains noires
Éditeur : Leméac
Collection :
Année : 2015
Éditions ultérieures :
Désignation générique : roman (page de garde)
Autres informations : épigraphe d’Emil Cioran : « La vie n’est tolérable que par le degré de mystification que l’on y met. »
Quatrième de couverture : En route pour aller voir son fils, à bord d’un autobus en direction de Québec, Vasyl se raconte ses histoires. Du petit village de Stara Bouda, parmi les terres cendreuses de l’Ukraine, jusqu’à Montréal-Nord, la vie s’est jouée de lui. Mais la mémoire en fait ce qu’elle veut, jusqu’à réinventer le présent.
Avec une extraordinaire puissance d’évocation qui brille de tous ses feux et de ses ombres projetées dans ce roman dense, rythmé, scintillant, baroque, Judy Quinn transforme le road trip de Vasyl en traversée des apparences, là où se télescopent les époques et les récits en une sorte d’embâcle majestueux. Un siècle de légendes familiales en quelques heures sur l’autoroute 20.
Notice biographique de l’auteur : Judy Quinn est auteure et critique littéraire. Elle a publié trois recueils de poésie (L’émondé, Six heures vingt et Les damnés inflationnistes), ainsi qu’un roman (Hunter s’est laissé couler), pour lequel elle a remporté le prix Robert-Cliche.
II - CONTENU ET THÈMES
Résumé de l’œuvre : Vasyl Dranenko, vieil homme d’origine ukrainienne, prend l’autobus de Montréal vers Québec pour aller voir son fils Tassik sur la base militaire de Val Cartier alors qu’il s’apprête à partir au front. Ce sera toutefois un rendez-vous manqué, puisque l’autobus tombera en panne quelque part entre les deux villes et que Vasyl, parti au restaurant, manquera le suivant. Cependant, ce sera un voyage réussi à travers sa mémoire et ses souvenirs, ceux de son enfance en Ukraine, de sa vie d’adolescent et de jeune adulte (soit jusqu’à ce qu’un de ces amis ivrognes mettent la feu à la bibliothèque où Vasyl est gardien de nuit et que celui-ci, de crainte d’être puni par le régime bolchévique, fuit vers Paris où il sera réfugié). Sur le sujet, il dira : « Je me suis enfui comme une bête traquée. Qu’est-ce que j’avais fait de mal? L’Ukraine est le pays le plus malheureux qui soit. Là-bas, il ne suffit pas d’être innocent pour être disculpé. À dix-huit ans je le savais déjà. Tous les Ukrainiens le savent dès leur naissance. La chute du régime socialiste soviétique une trentaine d’années plus tard n’y changerait rien. On trouvera toujours un coupable relativement à l’incendie d’une bibliothèque, même allumé par accident. Et ce coupable sera toujours un diable sans relations. » (177) De la succession et l’enchainement souvent incohérent des souvenirs surgira un portrait de l’homme, mais surtout des figures marquantes de sa vie, dont son grand-père acariâtre et sa cousine Selena, de qui il était amoureux fou. Est aussi évoquée, en parallèle des souvenirs de Vasyl, la vie de son fils qui a souffert de troubles mentaux avant de rejoindre l’armée. En contrepartie, il est très peu question du passage de Vasyl vers Montréal, de sa vie au Québec et de sa première femme (sauf son accouchement).
Thème principal : mémoire, souvenirs; transmission de la mémoire; histoire; filiation.
Description du thème principal : Le parcours Montréal-Québec est d’une grande banalité et, en soi, anti-romanesque. Mais je ne crois pas que Quinn ait choisi cela par hasard. Son personnage est à la fois original (de par ses origines et son histoire) et banal, et il se trouve en quelque sorte « balloté par les souvenirs » (http://www.ledevoir.com/culture/livres/457016/litterature-quebecoise-mal-des-transports) comme on peut l’être dans un autobus. Il fait, par ailleurs, un double voyage qu’il n’a pas forcément envie de faire. Ainsi, les souvenirs l’assaillent : « Depuis ce matin je suis obsédé par le souvenir de grand-père. Peut-être parce que j’ai rêvé de lui cette nuit. J’ai l’impression qu’il est sorti du rêve, que son fantôme est là à me poursuivre. Tout juste si je ne l’entends pas grogner dans mon dos. Cesse de bouger, petit voyou! » (41) Ce double mouvement de mobilité/immobilité induit par le voyage fait travailler la mémoire, certes, mais fait aussi en sorte qu’on ne peut jamais être tout à fait certain de la réalité des souvenirs, qui sont eux-mêmes du mouvement. « Rien ne m’est plus pénible que l’immobilité » dira Vasyl en évoquant son temps passé à l’hôpital à l’adolescence (124).
Comme beaucoup de romans et récits contemporains, on y voit aussi le mouvement implacable de l’Histoire sur les destinées individuelles. Ainsi, même si c’est l’histoire personnelle de Vasyl qui est au premier plan, la grande Histoire, elle, n’en broie pas moins les existences, rendant chaque destin insignifiant. Le passage suivant est, à ce sujet, parfaitement évocateur : « Mon fils part pour l’Afghanistan et ça me laisse complètement indifférent. C’est difficile à comprendre pour les autres, même Laura [sa conjointe actuelle] ne le peut pas. On voudrait s’en faire mais on est épuisé par les années. On fuit une dictature pour un pays qui envoie ses enfants dans une guerre sale, même cette idée finit par nous laisser complètement indifférent. On fuit une dictature pour un pays qui travaille à continuer les dictatures, et cela nous épuise rien que d’y penser. Que la Russie y broie ses fils, ce n’était pas assez, il fallait qu’ils mettent tous la main dans ce bourbier! Toi, l’araignée, t’as juste à pondre tes œufs. On ne te demande rien d’autre. Tisser ta toile, bouffer des insectes. » (199) Et le passage se termine sur Vasyl qui parle littéralement à une araignée, qui se colle les doigts dans la toile et les insectes séchés.
La question de la transmission problématique de père en fils est aussi centrale. Vasyl ne connaît pas son père, mais celui-ci envoie une lettre à Assia, sa mère, qui la fera lire à son fils avant de la brûler. Vasyl, 16 ans, l’imprimera dans sa mémoire, s’accrochant sans le vouloir au mot « père ». Les mots de son père reviendront ainsi sporadiquement le hanter (110;126; 214). Qui plus est, en l’absence de modèle, c’est le grand-père gâteux et violent qui sera la seule figure marquante pour le jeune homme. Il retrouvera son père à Paris, mais on ignore comment la rupture se fait par la suite. En parallèle, Vasyl aura une relation tout aussi problématique avec son fils, incapable de lui communiquer quoi que ce soit et n’ayant de toute façon qu’un héritage problématique à transmettre – un héritage dont lui-même ne veut pas. D’ailleurs, l’héritage de Vasyl (celui qu’il reçoit et qu’il pourrait transmettre) est dérisoire; il s’incarne dans un lièvre en bois que le grand-père a sculpté alors qu’il était dans le Nord de la Russie et qui embarrasse. C’est sur cette image que s’ouvre le roman : « Le lièvre que grand-père a sculpté dans le Nord est dans ma poche. Il me l’a donné quand j’avais dix ans. Un travail rudimentaire, mais bien exécuté. J’ai voulu le jeter avec mes trophées de quilles mais Laura m’a arrêté. Offre-le à Tassik, il sera content. Lui connaît bien l’histoire. Petit, il me suppliait de la lui raconter. Sa face d’écureuil Chip and Dale me regardait presque amoureusement. L’autre jour, je lui ai demandé s’il s’en souvenait. Il a répondu avec son ironie habituelle, un ton qu’il prend juste avec moi : Non, vraiment, non. Au bout du compte, il ne reste plus de cette histoire que le lièvre. Qui ballotte au fond de ma poche. Tout à l’heure, j’ai failli le perdre dans la voiture de Laura. C’est elle qui l’a aperçu. Moi, avec mes cataractes. Le docteur a parlé de deux semaines, dans deux semaines l’œil sera mûr pour l’opération. Quant à l’autre, on verra. J’aurais bien laissé le lièvre sur le siège de la voiture, mais Laura a insisté. À croire qu’elle y gagne quelque chose. Donne-le à Tassik, il sera content. Je pense qu’il sera plutôt embêté. Est-ce qu’une tasse J’aime Montréal lui ferait davantage plaisir? […]. » (9) À la toute fin, lorsqu’il se retrouve coincé au restaurant de bord d’autoroute, il le perd à nouveau – mais ne peut jamais s’en débarrasser : « Vous avez laissé tomber ça en partant tantôt, me dit Diane. Elle me montre le lièvre en bois sculpté par grand-père. La chose la plus horrible qu’une main a pu créer dans l’histoire de l’humanité. Il est tout maigre, avec des yeux, on dirait le diable en personne. » (221-222) Au final, ce que Vasyl peut transmettre, ce sont des histoires, les histoires qu’on lui a racontées et celles qu’il a vécu, mais Vasyl est lui-même saturés d’histoires et de mémoires. Ainsi, lorsqu’il évoque la rencontre avec son père, celle-ci sera vide de toute émotion romanesque, car ce père veut lui raconter son histoire mais Vasyl résiste : « Était-ce trop impoli que de partir tout de suite? Je n’ai jamais été doué pour écouter les histoires des autres. Dans l’enfance, on m’a gavé de tant d’histoires, parmi les plus longues et les plus pénibles qui existent, que je ne peux supporter d’en recevoir plus, même de très courtes. Quand on me dit écoute bien cette histoire, Vasyl, je sens les miennes qui me remontent à la gorge comme de la bile. » (217)
Thèmes secondaires : filiation, histoire, temps, Ukraine, dictature.
III- CARACTÉRISATION NARRATIVE ET FORMELLE
Type de roman (ou de récit) : roman (de la mémoire)
Commentaire à propos du type de roman : roman, voire récit de facture traditionnelle, à l’exception de sa structure qui épouse davantage les soubresauts de la mémoire. À cet égard, la référence à Woolf en quatrième de couverture (une « traversée des apparences ») n’est pas anodine.
Type de narration : Autodiégétique
Commentaire à propos du type de narration : La narration est assumée principalement par le personnage principal. À quelques occasions, elle est relayée par d’autres personnages qui racontent leur histoire à Vasyl mais cela est sporadique. Il me semble d’ailleurs que le procédé aurait pu être davantage exploré.
Personnes et/ou personnages mis en scène : Mise en scène d’un personnage issue d’une autre culture (ukrainienne). Antihéros.
Lieu(x) mis en scène : Ukraine (village de Stara Bouda; Kiev); Paris; autoroute 20 (Montréal-Québec).
Types de lieux : Campagne ukrainienne; séjour dans un hôpital de Kiev; dans un autobus.
Date(s) ou époque(s) de l'histoire : Il est difficile de dater avec précision car certains éléments remontent à avant la naissance de Vasyl et qu’aucune date n’est donnée (sans doute pour respecter le flux de la mémoire), mais on peut proposer le 20e siècle jusqu’au début du 21e. Révolution Russe : 1917.
Intergénéricité et/ou intertextualité et/ou intermédialité : s.o.
Particularités stylistiques ou textuelles : L’ouvrage est divisé en courts chapitres non numérotés. Le fil du récit mime en quelque sorte les aléas de la mémoire qui se déplace dans le temps, focalise sur une scène, fait un bond en avant, etc., ce qui peut rendre la lecture difficile, mais au bout d’un certain temps, on s’habitue et une atmosphère s’impose, un portrait se met en place.
IV- POROSITÉ
Phénomènes de porosité observés : porosité de l’oral et de l’écrit.
Description des phénomènes observés : Le flux des souvenirs et de la mémoire tend à rendre homogène le discours écrit qui emprunte à l’oral mais aussi aux autres protagonistes. Ainsi, il n’y a pas de frontières étanches entre les mots des uns et des autres – des tirets ou des guillemets pour marquer clairement le discours autre. Cela tend à suggérer que la mémoire travaille par amalgame et qu’on ne peut différencier ce qui est à soi de ce qui est aux autres.
Autres : Citations =
Lorsque le grand-père change de nom : « Grand-père avait trop raté sa vie pour ne pas avoir droit à une deuxième chance. » (37) / « Pourtant, il savait très bien qu’on ne réinvente pas asa vie. » (38)
« On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, disait ma grand-mère. Ce n’était peut-être pas l’expression exacte. Enfin. Elle voulait nous rappeler que pour créer de belles histoires il fallait un peu de laideur. Pas trop. Et voilà. On se fait le héros d’un roman d’aventures et son propre fils en arrive à penser qu’on s’en sort toujours, au fond. Mais on ne s’en sort qu’à moitié, même si on est entier. » (174)
Auteur(e) de la fiche : Manon Auger