Table des matières
ORION + POROSITÉ FICHE DE LECTURE
I- MÉTADONNÉES ET PARATEXTE
Auteur : Rachel Leclerc
Titre : Les noces de sable
Éditeur : Boréal
Collection :
Année : 1995
Éditions ultérieures : En Boréal Compact en 2011
Désignation générique : Roman (couverture)
Autres informations :
Quatrième de couverture : “Ça n’avait jamais été si mal, si tendu entre la Compagnie et les familles qu’elle faisait vivre. Cette année-là on entrait au magasin comme chez l’ennemi en temps de guerre. Et d’ailleurs c’était la guerre : tous commençaient d’avoir une lueur étrange au fond des yeux.” Baie des Chaleurs, 1835. Gabriel Foucault va mourir dans sa belle demeure anglo-normande. Il dévoile à son fils, Victor, sa jeunesse dans ce village de pêcheurs où la dette envers les maîtres se transmet d’une génération à l’autre. L’esprit et la loi d’un marchand, Richard Thomas, qui arrive de Jersey au lendemain de la Conquête pour s’enrichir, règnent encore sur la côte. Mais il y a surtout le souvenir de fille Catherine, qui nous est livré dans son journal. Venue là pour un été, elle a lié son destin au jeune Gabriel, le plus insoumis des garçons du village.
Plus on avance dans cette œuvre forte et déliée, faite d’ombre et de lumière, plus on s’éloigne du roman historique. Mais ce n’est que pour se rapprocher de l’essentiel : la vie, la mort, et le secret de la disparition de Catherine Thomas.
Notice biographique de l’auteur : Rachel Leclerc est née en 1955 et vit à Montréal depuis une quinzaine d’années. Déjà reconnue pour sa poésie, elle a obtenu en 1991 le prix Émile-Nelligan. Noces de sable est son premier roman.
II - CONTENU ET THÈMES
Résumé de l’œuvre : À l’automne 1835, Gabriel Foucault se meurt à petit feu. Fils de pêcheur en Gaspésie, il a eu la bonne fortune d’épouser la fille du propriétaire de la Compagnie de pêche jersiaise qui maintient tout le village en esclavage. Il vit seul dans la maison de son beau-père depuis la mort de sa femme et le départ de son fils au séminaire. Son fils, Victor, est revenu au village pour veiller sur ses derniers jours. Gabriel lui raconte son enfance, la déchéance et le suicide de son père et les détails de sa participation (alors qu’il n’avait que 14 ans) à une révolte des villageois contre la compagnie et le meurtre qu’il a commis en poignardant le commis du magasin général. Pendant que l’agonie de Gabriel se prolonge (il ne devait pas voir le nouvel an et survit jusqu’au printemps), Clothilde, une amie de la famille, remet à Victor les carnets de la mère de celui-ci, Catherine. Depuis la mort de celle-ci, seul Virgile, esclave affranchi (?) et ami de la famille, les a lus. Gabriel ignore leur existence. Victor les lit en même temps que nous. Catherine raconte sa vie à Jersey, son arrivée au village gaspésien et sa résolution d’y rester avec Gabriel. Après la mort de Gabriel, on lit les carnets relatant la vie de Catherine une fois mariée, et les événements tragiques survenus l’année de sa mort (1819). Alors que Gabriel était en visite à Québec pour voir Victor, Catherine a été violée par un employé de la compagnie. Gardant le secret de cet événement, Catherine est toutefois menacée par cet homme. Victor décide de se venger, mais laisse tomber en constatant le dénuement dans lequel vit son ennemi, il pardonne (?) et semble prendre la résolution de rester au village et d’en instruire les enfants. Le fantôme de Catherine prend la parole à la fin de l’histoire pour raconter que sa mort a été causée par des villageois en colère qui, entraînés par son violeur, ont décidé de se venger de sa famille en la noyant.
Thème principal : L’asservissement, l’exploitation, la soumission.
Description du thème principal : La communauté de pêcheurs canadiens-français en Gaspésie est asservie au maître anglais, qui édicte ses lois avec cruauté, faisant peu de cas des vies et du bien-être des habitants. Les habitants sont pris dans un cercle infernal qui empêche tout avenir : « On gruge lentement son avenir alors que le passé n’est pas encore remboursé. La chair de cette année est déjà donnée avant d’être prise, servant à effacer les dettes de l’hiver. Quand la chair se refuse, entre les mains restent les dettes et la frustration. Et l’on sent monter en soi le désir fou d’anéantir les hommes de Jersey dont le nom règne depuis cinquante ans sur ce village et sur une bonne partie de la péninsule. » (1995 : 11) Cependant, l’espoir reviendra par Victor, le fils de Gabriel et de Catherine, qui décide de rester au village et d’enseigner aux enfants, l’éducation étant la seule voie de sortie possible pour ce groupe d’exploités.
De plus, en choisissant de rester au village, Catherine (héroïne typiquement rebelle), choisit elle aussi de se soumettre à cet asservissement, qui est celui du corps et de la nature, aux dépens de l’esprit : « Catherine connaissait trop bien l’effet d’éteignoir qu’avait ce village sur l’esprit chercheur et fougueux de son fils. Des années auparavant, elle avait aussi senti que, en choisissant de ne pas repartir, elle fermait la porte à quelque chose qui aurait pu grandir en elle et dont elle aurait pu se nourrir. La connaissance, le savoir. Rester, c’était perdre la clef d’un édifice qui brillait dans le coin obscur de la conscience et ne serait jamais visité. C’était laisser le corps instaurer son règne, celui des bras et des muscles qui arracheraient à l’être toute son énergie. Et pour faire quoi? Pour se colleter avec ce qui serait toujours plus fort que soi, la mer devant, et derrière, les montagnes et la forêt. Rester, c’était [27 :] donner toute sa vie à l’univers et ne jamais rien recevoir de lui que du vent. » (1995 : 26-27)
Aurélien Boivin, pour sa part, écrit : « L’exploitation et la soumission dont sont victimes les pêcheurs de ce coin de pays, voilà les deux thèmes principaux qu’exploite Noces de sable. Toute la population du village, voire celle des villages voisins, est soumise à l’emprise de Thomas. Les pêcheurs sont ainsi condamnés à la misère et à la pauvreté, car c’est la compagnie de Thomas qui règne en roi et maître sur toute la péninsule, comme le précise un long passage (1995 : p. 36-37). Dans la confession qu’il fait à son fils, Gabriel évoque cette abdication, dont sa famille et toute la population ont été victimes, abdication qui est aussi responsable du suicide de son père, qui a condamné sa famille à la misère : « […] notre maison était un monument à la misère, un animal puant dans le ventre duquel on avait peine à respirer. La pauvreté a une odeur particulière » (p. 48). Dépossédé de son bateau puis de sa maison après une mauvaise saison de pêche, forcé de donner ses trois gars à la Compagnie parce qu’inapte à honorer ses dettes, il « a noué sa vie au bout d’une corde » (p. 58), incapable de supporter plus longtemps un tel dénuement, une telle dépendance. Son épouse ne manque pas d’adresser de sévères reproches à Thomas, qui reste toutefois de glace : « Je prie pour que vous pourrissiez lentement de l’intérieur, Richard Thomas, comme ça vous n’incommoderez personne. Et quand vous serez devenu le tas de fumier que tout le monde sait que vous êtes déjà, on vous donnera aux Irlandais pour engraisser leurs terres » (p. 60). Seuls Gabriel et Catherine, insoumis et révoltés à leur manière, parviennent à échapper à cette domination et refusent d’être associés à des « nègres blancs », choisissant plutôt la liberté. » (tiré de Aurélien Boivin, « Noces de sable ou l’importance d’occuper son espace », Québec français, n° 161, 2011, p. 89-92.
Thèmes secondaires : La mort, la révolte, la haine, le rejet des parents (entre autres par le biais de Catherine, qui rejette encore plus fortement sa mère que son père), la liberté, l’éducation.
III- CARACTÉRISATION NARRATIVE ET FORMELLE
Type de roman (ou de récit) : nouveau roman historique
Commentaire à propos du type de roman : sans être tout à fait du roman historique (comme le précise la quatrième de couverture), il s’inscrit dans la mouvance large du nouveau roman historique, où les écrivains s’approprient des morceaux de l’histoire et du passé pour les évoquer de façon poétique. L’écriture prime sur la mise en scène juste de l’histoire.
Type de narration : multiple
Commentaire à propos du type de narration : narration en mode hétérodiégétique au début (partie I), qui cède la parole à Gabriel Foucault racontant sa vie à son fils en mode autodiégétique dans la partie II. La partie III est réservée au « Journal de Catherine », non daté, qui raconte sa jeunesse et son arrivée sur la côte gaspésienne. La partie IV oscille entre la narration hétérodiégétique et le des extraits du « Journal de Catherine » datant de plusieurs années après son mariage. Le dernier chapitre est raconté par une Catherine de « l’au-delà ».
Personnes et/ou personnages mis en scène : Pêcheurs gaspésiens et marchand jersiais – l’auteure s’est inspirée de son coin de pays, des riches marchands qui exploitaient les pêcheurs. Aurélien Boivin écrit : « Dans une entrevue, la romancière a avoué s’être inspirée, pour construire son personnage de Richard Thomas, d’un commerçant de Paspébiac, Charles Robin, qui a exercé un pouvoir tyrannique sur la population de ce coin de pays. Les habitants sont soumis aux ordres d’un riche commerçant, venu de l’Île de Jersey, fin XVIIIe, début du XIXe siècle, qui les exploite honteusement, perpétuant misère et pauvreté au sein de cette petite communauté tributaire des richesses de la mer. » (« Noces de sable ou l’importance d’occuper son espace », Québec français, n° 161, 2011, p. 90)
Lieu(x) mis en scène : la Gaspésie, village de pêcheurs non nommé, Baie-des-Chaleurs, ile de Jersey (Saint-Hélier)
Types de lieux : Côte gaspésienne, mer, plage, village de pêcheurs, maison de marchand bourgeois.
Date(s) ou époque(s) de l'histoire : 1835-1836 pour la partie I (agonie et mort de Gabriel) – 1815 pour la mort de Catherine. On peut supposer 1780 (environ) à 1836.
Intergénérité et/ou intertextualité et/ou intermédialité : Intertextualité : même si cela n’est pas explicite, l’œuvre rappelle beaucoup Les Fous de Bassan d’Anne Hébert, tant par l’univers décrit, la poésie du verbe que par le chapitre final où Catherine raconte de l’au-delà sa mort sur la grève.
Particularités stylistiques ou textuelles : Écriture lyrique et poétique qui transcende la singularité des personnages (ils s’expriment tous, grosso modo, de la même façon que la narration hétérodiégétique). Rappelle l’écriture et les univers d’Anne Hébert. Notons également que le « Journal de Catherine » ressemble à tout sauf à un vrai journal. Il n’est pas daté et prend davantage une posture autobiographique. Mais le procédé littéraire est utilisé de façon classique, tout comme l’agonisant qui raconte sa vie dans le détail. On est vraiment dans le littéraire et ses convenances.
IV- POROSITÉ
Phénomènes de porosité observés : porosité fiction/histoire, porosité savant/populaire
Description des phénomènes observés : la porosité fiction/histoire est à liée avec l’idée de « nouveau roman historique », mais ne révolutionne pas le genre.
Savant/populaire = je ne sais pas si c’est juste, mais il me semble que le contraste entre des univers de misère (bien que les gens demeurent fiers malgré tout) et la poésie de l’écriture qui en rend compte pourrait être une forme de porosité. On remarque d’ailleurs la prégnance du rapport à la littérature, à la lecture et à l’écriture qui caractérise nombre de nouveau roman historique au féminin. Je retiens les citations qui y semblent lié :
« Elle [Catherine] parlait souvent de littérature à ces femmes pour la plupart illettrées. Elle avait fait venir une quantité importante de livres, et sa bibliothèque prenait de l’ampleur à mesure que les nouveautés arrivaient de Montréal ou de la Manche. Les femmes retenaient leur souffle et écoutaient les récits en silence. Leur esprit traversait les paysages pour aller se perdre dans des lieux qu’elles croyaient faits pour l’extase. Leur corps frémissait de crainte et d’envie devant l’audace des protagonistes. Elles prenaient sur elles le destin des plus démunies, pourfendaient les traîtres et les profiteurs, désiraient les plus désirables et dédaignaient les médiocres. » (1995 : 35)
Bien sûr, l’accès à l’éducation est capitale pour sortir de la pauvreté, mais, comme le raconte Gabriel à son fils Victor : « La vérité est que les compagnies étaient prêtes à tout pour empêcher que les pêcheurs fassent instruire leurs enfants. Dans ma famille, on ne savait pas lire. Le seul qui aurait pu nous apprendre était notre père, parce qu’il avait fait ses classes à Québec, mais il n’en voyait pas la nécessité, il était si fatigué quand il rentrait le soir. Au début, c’est ta mère [Catherine] qui m’a appris l’alphabet. Et quand Virgile s’est installé ici [l’esclave affranchie qui avait lui aussi eu droit à une éducation], il ne m’a pas lâché d’une semelle, comme si ç’avait été pour lui d’une importance capitale. Il me dictait chaque soir des pages de livres qu’il prenait dans notre bibliothèque. Quand je me suis retrouvé seul dans la maison, après la mort de ta mère et puis celle de Virgile, j’ai entrepris de lire ces livres qu’ils avaient tenus entre leurs mains, ces histoires qu’ils avaient tant aimées. C’était une façon de les garder tous deux auprès de moi, de les faire revivre, pour que leur présence ne s’éteigne pas. Et je les revoyais là, devant moi, têtus, montés sur leurs ergots, chacun médisant du héros préféré de l’autre. Ils m’apparaissaient dans leurs moments d’exaltation et d’affectueuse raillerie et, comme autrefois, cela se terminait par de longues soirées de réconciliation. » (91) Ces livres seront l’héritage de Victor : « Ces livres sont à toi, maintenant, ça et tout ce que ta mère a partagé avec moi en acceptant de m’épouser, tout ce qui ne m’a jamais appartenu parce que l’odeur de ton grand-père Thomas s’y trouve encore après cinquante ans. » (1955 : 91-92) Dans ce contexte, le roman s’ouvre sur un espoir, puisque Victor – l’héritier de tant de violence, de vengeance mais aussi des livres de Catherine – décide de rester au village et d’enseigner aux enfants des pêcheurs : « Sans le savoir, Jean a frappé à la bonne porte. Ne pas être ignorant. Et si par malheur on l’est, ne pas brandir fièrement cette ignorance comme le drapeau de sa race, et surtout s’arranger pour ne pas le rester, telle pourrait être la devise de Victor depuis qu’il a compris que la balourdise du Canadien français est prétexte à histoires drôles dans les bals des seigneuries et les bureaux des Anglais aux quatres [sic] coins du Bas-Canada. » (171)
Auteur(e) de la fiche : Manon Auger (sauf pour le résumé)