Ouellet, Pierre, Still Tirs groupés, Québec, L’instant même, 2000.
Pertinence : haute (quête et enquête)
Résumé de l’éditeur Un crime sordide a été commis dans le milieu du cinéma snuff (films d’une violence extrême et réelle, assortie de sexualité idoine). L’on pourrait mener l’enquête en se mettant dans la peau de l’assassin : « C’est le risque : on pense comme lui, puis l’on comprend comment il agit, pourquoi. Le moindre de vos souvenirs et le moindre de vos fantasmes lui appartiennent aussi… » L’enquête ressemble alors à une séance de cinéma dont le détective remplit tous les rôles, dans le but de débusquer celui par qui la mort survient. Le détective Head s’est prêté au jeu, mais un « accident de travail » le rend amnésique. Le narrateur, flic lui aussi, remonte le fil de la vie de son confrère. Confrère de sang, avec lequel il se confond, et confond tout.
Mes remarques : Vertigineux roman à la prose tortueuse, faite de ressassements. Roman où l’enquête se perd dans les abysses d’une mémoire trouée et d’une identité problématique. Tous les codes du polar y sont remixés à la sauce existentielle. Petit bémol : On sent parfois le ton théorique de Ouellet: « Le métier de flic, pour lui, c’était un genre de philosophie. Pas une éthique, ni une esthétique. Non, ce serait trop simple. Une poétique, comme il disait: une théorie de l’âme, une critique de la douleur, une pathétique. » (p. 43)
Roman plus que jamais d’actualité avec ces Snuff à la sauce Luka Magnotta que regardent les enquêteurs pour mieux comprendre les motifs du tueur en série…
Extraits Est-ce que Chester Head, l’enquêteur amnésique, est aussi le meurtrier? «Ce sont des choses qui arrivent : un flic qui se met dans la peau de l’auteur du crime pour mieux le piéger. On identifie le coupable en s’identifiant à lui, en adoptant au plus près ses comportements, son raisonnement, ses sentiments, et quand le tueur est fou, son affolement, son dérèglement, sa folie.» (p. 41) «Bref, Head s’est pris au jeu à quoi s’adonne tout détective au cours de son enquête : prendre la place du criminel pour se mettre avec lui dans la peau de la victime (…)» (p. 41) Eva Wright et Adam Read : « Les deux premières [victimes] du “décapiteur”, de l’écerveleur ou appelez-le comme vous voudrez : Ray McIntyre ou… Chester Head.» (p.57) Les brouillages de l’identité : Chester Head retrouve une lettre signée Lester Read. C’est sous ce pseudo qu’il correspondait avec les victimes, Eva Wright et Adam Read, avant qu’elles ne soient décapitées : « Chester Head ou Lester Head dans le même bourbier : ce mélange indéfinissable de soi, des autres, de tant de personnes en soi que c’est une glèbe, une boue avec quoi on n’a pas réussi à faire le premier homme, par manque d’unité, manque de talent pour donner une forme précise à cette substance amorphe qu’on appelle âme et qui est un simple tas de vase (…) » (p. 63)
Chester Head apprend que l’une des victimes, Eve Beverly, est sa sœur adoptive et qu’elle s’appelle en fait Eve Read (p. 65) Il tâche de la retrouver et ratissant les États-Unis. Le narrateur reçoit ses lettres et cartes postales. Ces lettres démentes nous laissent croire qu’il est l’auteur, le scénariste des films où durant lesquels ont été tuées les victimes (p. 78)
Le narrateur, qui a découvert le crime de Head, son collègue amnésique, détruit toutes les preuves de sa culpabilité : «J’ai détruit le dossier : ces photos de têtes sans corps, de corps sans tête (…). Il faut oublier : il n’y a plus rien ni personne qui puisse payer pour cela. Le monde entier a été puni, déjà, pour tous ces meurtres (…)» (p. 99)
Les motifs de la décapitation, de la tête, apparaissent dans tout le roman:
«Une tête, ce n’est pas un bazar, où tout traîne pêle-mêle et d’où l’on sort une ou deux pensées par pur hasard… C’est un puzzle : il faut remettre les morceaux en place, imbriqués l’un dans l’autre jusqu’à ce qu’on ait une pensée complète, une tête refaite…» (p. 53)
«Des couches et des couches de réel s’accumulent sur la réalité. Et c’est Chester qui les donne : une couche de blanc, une couche de noir sur ce grand mur où on ne cesse pas de buter. Et tout s’écaille. Au fur et à mesure. Tout se fissure. On est dans une tête repeinte à neuf, où par endroits de vieux enduits refont surface, des laques anciennes, des papiers peints, d’antiques crépis, des couches de mémoire vive qui reparaissent par plaques sous les vernis les plus récents (…)» (p. 85)