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Hélène Frédérick (2010), La poupée de Kokoschka
ORION + POROSITÉ + PERSONNE RÉELLE (RD) – FICHE DE LECTURE
I- MÉTADONNÉES ET PARATEXTE
Auteur : Hélène Frédérick
Titre : La poupée de Kokoschka
Éditeur : Verticales
Collection :
Année : 2010
Éditions ultérieures : Repris en format poche chez Héliotrope en 2014.
Désignation générique : Roman (page de garde)
Autres informations :
Quatrième de couverture : Munich, 1918. Hermine Moos, costumière de théâtre, reçoit du peintre Oskar Kokoschka une étrange commande : fabriquer une poupée grandeur nature à l’image exacte d’Alma Mahler, sa maîtresse perdue. Tandis que la marionnette prend corps, sa conceptrice note dans un cahier le trouble que lui inspire cette folle entreprise. Au fil de ce journal intime, l’obsédante créature de chiffon cède bientôt la place à l’autoportrait d’une artiste bohème dans une société allemande entre débâcle et révolution. Et la jeune femme qui se dessine alors, modeste et iconoclaste, solitaire et émancipée, nous entraîne dans le libre dédale de ses désirs insoupçonnés.
S’inspirant d’une histoire authentique, La poupée de Kokoschka réinvente sa version secrètement féminine au moyen d’une langue émotive et concrète. Une fiction qui interroge, dans l’acte de création comme dans le pacte amoureux, la monstruosité de tout fantasme de possession.
Notice biographique de l’auteur : Hélène Frédérick est née au Québec en 1976. Installée à Paris depuis 2006, elle signe là son premier roman.
II - CONTENU ET THÈMES
Résumé de l’œuvre : Le roman s’ouvre à Munich, le 13 juin 1918, alors que le peintre Oskar Kokoschka (appelé K dans le journal fictif d’Hermine Moos) vient de passer commande de sa poupée grandeur nature, réplique d’Alma Mahler. Hermine décide donc de tenir un journal qui devait, dans un premier temps, être un carnet de travail comme tous les autres – elle y consigne en effet son travail autour de la poupée –, mais dans lequel elle se décide à confier également les soubresauts de son âme et de son esprit face à cette « étrange entreprise » (c’est ainsi qu’elle la désigne, en utilisant les guillemets, 11). Le roman est donc centré sur la fabrication de la poupée et sur la quête intérieure d’Hermine avec quelques détails sur son quotidien (les visites de sa sœur, de son ami Heinrich qui disparaîtra dans les attaques révolutionnaires, ses brefs échanges avec sa voisine Tilla, etc., mais aussi sa pauvreté dans ce contexte de fin de guerre). Prennent place également dans son cahier ses nombreux questionnements et ses fantasmes (au sens large) à propos de K. et des autres personnes qu’elle connaît ; elle imagine réactions et scènes, puis spécule sur ce qui s’est passé et sur ce qui va arriver ou non. Ainsi, comme on oscille entre réel et imaginaire et que les dates sont à la fin des entrées, on se sent davantage dans le monologue intérieur que dans un journal proprement dit. Le tout est entrecoupé de descriptions de tableaux et de dessins de Kokoschka écrites depuis le point de vue des modèles et rédigées par Hermine elle-même : « Je regarde des croquis de K., la nuit, et des reproductions. […] Je note mes observations, dans l’espoir que cela pourra aider je les insérerai dans ce carnet. » (16) Le journal se termine au printemps de 1919, quelque temps après qu’Hermine ait terminé la poupée. Elle espérait que le « Maître » vienne la cherche pour qu’elle puisse voir sa réaction, mais, finalement, il lui demande de lui envoyer le colis à ses frais à elle. Elle se sent idiote et ridicule.
Thème principal : dévouement
Description du thème principal : Tout le roman tourne autour du dévouement de la protagoniste face à son « maître » et de son implication émotive dans ce travail qui frise l’obsession (tant pour l’un que pour l’autre), qui menace son équilibre et sa santé physique et psychologique. Elle écrit, au début : « Je ne peux considérer comme un ‘simple client’ celui qui m’implore d’inventer un être, qui d’une certaine manière, au final, devra être plus vrai que nature, aussi vivant que cette maîtresse inoubliable (et à jamais perdue puisqu’elle s’est remariée). » (13-14) On y voit, bien sûr, pointer aussi le thème de la manipulation amoureuse qui ne se décline pas dans les mêmes termes pour l’un et l’autre des protagonistes. Sur le sujet, Hermine écrit (à propos de Reserl, la femme de chambre de Kokoschka) : « Elle sortira indemne de cette situation où le manipulateur présumé est en fait, encore une fois, le manipulé. » (95)
Thèmes secondaires : manipulation, possession, création, fantasmes, double, génie, monstre, peinture.
III- CARACTÉRISATION NARRATIVE ET FORMELLE
Type de roman (ou de récit) : Nouveau roman historique (féministe)
Commentaire à propos du type de roman : Comme le dit la quatrième de couverture, on a, ici, la « version secrètement féminine » d’une histoire assez bien connue pour être documentée (voir, par exemple : http://www.disons.fr/?p=16288) et, qui plus est, du point de vue de la quasi anonyme, de celle qui a travaillé dans l’ombre du grand génie et dont on n’a pas gardé les lettres (info extratextuelle). C’est, un peu à l’image de La Jeune fille à la perle de Tracy Chevalier, soit la femme sacrifiée au génie masculin – même si elle avait son propre talent. D’ailleurs, Hermine est consciente de n’être qu’une sorte de pivot dans l’histoire Kokoshka-Mahler : « Il n’y pas d’Alma : ce qui n’a jamais été ne peut pas avoir disparu. Qui est donc l’absente de cette histoire? Le vide en son centre? Moi, Hermine Moos. Je suis le pivot dont personne ne parle. Je suis la seule à manipuler l’absence, à devoir en faire quelque chose, à devoir la façonner pour ressusciter ce qui ne peut plus être vivant, faute de l’avoir jamais été. En dehors de cette tâche, et même à travers elle, je n’existe pas. » (46-47) Cela devient encore plus évident dans le long passage suivant : « J’ai arrêté de chercher, pour un temps, quelles douleurs aiguës peuvent amener un homme à cesser d’entretenir tout espoir amoureux (et même tout espoir simplement humain) envers une femme de chair et d’os. Les rumeurs qui circulent sur cette commande d’une poupée ne semblent pas perturber outre mesure le principal intéressé. Au contraire, on dirait que cette position de provocateur sied parfaitement au peintre, qu’en dehors d’elle il ne peut plus se définir. Peut-être cette quête folle le protège-t-elle de la tentation de retourner cette folie contre lui-même; il la retourne alors contre moi, ce qui ne lui coûte pas grand-chose, au sens propre comme au figuré. (C’est même pour lui une très bonne affaire.) Il n’a aucunement conscience du risque encouru de briser la femme que je suis, tout simplement parce qu’il fuit cette lucidité. Toute sa force est consacrée à sa survie psychique, même s’il faut pour cela tuer d’autres psychés que la sienne. Et mon éloignement (voire mon étrangeté) sert sa cause. Il n’aurait, à l’évidence, aucun scrupule à voir de très loin s’écrouler une vieille fille de Munich. Comment? Je ne suis pas mariée à trente ans? C’est que je dois être ennuyeuse, ou folle, ou trop pauvre, ou bien malade… Pire : mon plus grave défaut est de ne pas vouloir céder ma liberté, cela en étant juive dans une société si conservatrice (chère Bavière, fière et droite, mais qui tremble et se consume en dessous…). En effet, je ne céderai pas. » (115) Dans ces circonstances, le roman « donne » une voix à cette figure féminine négligée et oubliée.
Type de narration : autodiégétique.
Commentaire à propos du type de narration : journal fictif.
Personnes et/ou personnages mis en scène : Sont mises en scène des personnes réelles – ou du moins celles qui sont connues de l’Histoire officielle. Particulièrement : Oskar Kokoschka, Hermine Moos (sa famille est peut-être une invention), la femme de chambre de Kokoschka (Ersel), le docteur Gerhard Pagel.
Lieu(x) mis en scène : Munich
Types de lieux : L’action, minimale, se passe principalement dans l’atelier d’Hermine Moos.
Date(s) ou époque(s) de l'histoire : Juin 1918-printemps 1919. Fin de la Première Guerre mondiale.
Intergénéricité et/ou intertextualité et/ou intermédialité :
Intergénéricité : Le roman prend la forme d’un journal fictif, mais, dans la mesure où les dates se retrouvent à la fin, on se sent davantage dans un monologue intérieur.
Intermédialité importante puisque plusieurs peintures, dessins et croquis de Kokoschka sont décrites, sans qu’il soit véritablement possible de les retracer (les titres des œuvres sont en allemand et, même en googlant, ça ne marche pas toujours).
Forme d’intertextualité puisque ce sont les lettres de Kokoshka qui ont certainement servi d’inspiration à la romancière. Elles ne sont pas reproduites, mais Hermine les commente, les paraphrase, etc.
Particularités stylistiques ou textuelles : Style intimiste, histoire minimaliste évitant l’effet d’épate provoquée parallèlement par l’histoire complète de Kokoschka et de sa poupée qu’on ne peut s’empêcher d’aller débusquer sur Internet. C’est le style – parfois un peu ampoulé –, le projet d’écriture d’Hermine qui semble au centre du projet de l’auteur. Dans cette optique, les éléments romanesques se retrouvent dans les marges : on apprend, par exemple au milieu du roman que la jeune femme est juive, que son père a été mitraillé par sa propre artillerie, son frère abattu, que sa mère s’est suicidé (135).
IV- POROSITÉ
Phénomènes de porosité observés : porosité du réel et de la fiction – porosité intermédiale
Description des phénomènes observés : ce roman s’inscrit dans une des tendances fortes du roman actuel, soit le roman historique qui revisite certains personnages oubliés ou négligés par l’histoire officielle. S’inspirant du réel, il table toutefois davantage sur la fiction comme projet littéraire, sur l’exploration d’une subjectivité féminine. Qui plus est, le fait d’insérer des descriptions de toiles et de croquis du peintre crée une porosité intéressante, bien que le procédé soit un peu statique (l’accès aux toiles rendrait le tout plus dynamique).
V- ÉCRITURE DE LA PERSONNE RÉELLE
De quel type de personne réelle s’agit-il (écrivain, artiste, inconnu, membre de famille, personne issue d’un fait divers, etc.) ? :
Artistes (de second et de premier plan)
Comment celle-ci est-elle mise en scène (personnage principal, secondaire ; narrateur, personnage, etc.) :
C’est l’artiste de second plan qui est le personnage principal de ce roman de type nouvelle fiction historique (voir « type de roman »). La particularité de ce roman est en effet de mettre Kokoschka au centre de son histoire sans le mettre véritablement en scène. Il n’est présenté comme personnage que dans un seul tableau (du moins il me semble) daté du 4 septembre 1918, alors qu’Hermine lui rend visite pour lui apporter le squelette de la poupée. Elle souligne alors le contraste entre le peintre et la « personne réelle » - il va de soi qu’elle est fascinée par le peintre et par sa peinture et non pas l’homme : « Je dois dire que son travail m’a terriblement impressionnée, si bien que je vois encore les couleurs en fermant les paupières. Il est difficile de lier la confusion de ses discours filandreux (son apparence un peu… comment dire…, presque simple d’esprit, susceptible) à la force de ses peintures et dessins. » (94)
De même, la figure d’Oskar Kokoschka est passée tout entière au prisme de la vision d’Hermine, mi-envoutée mi-dédaigneuse. Il apparaît ainsi comme un homme charismatique mais perturbé, profiteur et égocentrique. Elle a, incontestablement, une certaine supériorité sur lui : « Un peu plus tôt, allongée, j’essayais d’imaginer K. en compagnie d’Alma Mahler, et l’impossibilité de leur union m’est apparue, tache criarde. […] Cette ‘femme du monde’ en compagnie d’un singe jaloux au discours désarticulé : ce qu’il me semble avoir été. Mon maître, pardonnez-moi, mais vous continuer à travers la belle Eva de vous accrocher à des chimères. » (64) D’une exigence quasi-farfelue, il lui demande l’impossible : « Concernant la tête et l’expression du visage, réussir là où il dit échouer à tous les coups lorsqu’il peint. » (74) « Vous vous imaginez penché sur moi, pour m’indiquer la voie à suivre, alors que je suis penchée sur vous et vous chuchote à l’oreille de m’offrir plutôt le calme, l’harmonie de votre génie pictural, auquel je puise tous les jours, cette force intarissable qu’il ne faudrait plus retourner contre vous-mêmes. » (76-77)
La poupée, personnage monstrueux entre tous (mais seule œuvre connue de Moos), devient aussi au centre de l’histoire.
Commentaire sur le rapport réel/fiction : En se saisissant en quelque sorte du « témoin » muet du grand homme, Frédérick se donne une certaine liberté dans la fiction et l’invention, surtout qu’elle peut s’inspirer du cadre réel fournit par l’Histoire. Cependant, le réel ne semble pas l’intéresser outre mesure, et c’est le psychologisme intérieur d’Hermine (qui me paraît totalement anachronique) qui motive l’écriture. Ainsi, la protagoniste se fait aussi des fictions, des délires, des spéculations, des suppositions – elle fait aussi des phrases, beaucoup de phrases – qui en viennent à occuper la majeure partie du roman. J’ai l’impression que l’auteur a voulu créer une œuvre autonome, détachée de son point d’ancrage historique (curieusement, la véritable poupée dont il existe des photos ne se trouvent pas en couverture).
Thématisation de l’écriture (le geste d’écrire est-il thématisé ?) : oui. Et il est même central bien qu’un peu artificiel et cliché (« j’écris ces notes pour moi-même, je peux donc tout dire », « je brulerai ce cahier », etc.). Le roman hésite, ce me semble, entre le rapport ambigüe d’Hermine pour Kokoschka, sa fascination, et une certaine recherche et réappropriation de soi par l’écriture, celle-ci étant le témoin mais aussi la garde de la folie.
Dimension éthique (telle que mise en scène dans l’œuvre et telle qu’elle peut se poser pour le lecteur) : s.o.
Pertinence dans le cadre d’une recherche sur la personne réelle : Tout à fait pertinent parce que ça rencontre les critères de base. Cependant, je suis un peu sceptique face à ce livre qui m’est tombé des mains à plusieurs reprises. Je sais qu’il a eu une très bonne réception critique, et c’est le genre de sujet qui me passionne, mais je l’ai trouvé plutôt maladroit. Peut-être est-ce son rapport à l’histoire qui lui donne le plus de pertinence : roman inspiré de la nouvelle his¬toire (qui ne croit donc plus au rôle des grands personnages) ?
Auteur(e) de la fiche : Manon Auger