Table des matières
Nella Arambasin (2007), Littérature contemporaine et histoires de l’art
Paris, Droz.
Fiche de lecture par Manon Auger - septembre 2015
Notes générales :
- • Cette lecture a été faite dans le cadre de la recherche sur la « mise en scène de la personne réelle » (CRSH – R.Dion).
- • L’ouvrage aborde la question de la réappropriation de l’interprétation de l’art et de l’histoire de l’art par la littérature contemporaine (c’est son point d’intérêt pour notre recherche) dans une démarche beaucoup plus large d’historiographie de la discipline historique en art. Ce faisant, l’ouvrage, érudit, critique et théorique, est excessivement dense (on dirait trois thèses en une…), convoque de nombreuses disciplines et ne donne que très peu d’indices sur la structure de sa réflexion (aucun « le but de cet ouvrage » ou de résumés). N’ont donc été retenus ici que les points essentiels pour nous et non la démarche de l’auteur bien que la fiche reprend la table des matières de l’ouvrage.
- • Son point, si j’ai bien compris, est que la discipline historique en art est dans une impasse et que la littérature contemporaine montre la voie pour la sortir de cette impasse. C’est un peu la double thèse qu’elle tente de soutenir : et la crise et les voies pertinentes empruntées par la littérature en expliquant cette pertinence (autrement dit, en donnant une certaine légitimité au savoir littéraire qui n’est pas de l’ordre de la recherche historique mais plutôt de la perception sensible, du travail d’enquête, de l’importance du regard et de l’indice ou du détail – ce que nous on appelle « biographème » - le travail sur l’image, l’anachronisme, etc.). Dans la deuxième moitié de l’ouvrage, on s’éloigne toutefois un peu de cela.
- • Son corpus va de 1980 à nos jours et est international (français, américain, anglais, italien, allemand, turc et espagnol). Si certaines œuvres mettent en scène les figures réelles des peintres (à contre-vérifier par une recherche bibliographique [en cours par RDP]), plusieurs s’attardent davantage à des peintures, ou encore à des histoires de faussaire en prenant le forme de romans policiers qui mettent en scène des historiens de l’art (ces œuvres portent alors un discours sur l’art).
- • L’auteur offre plusieurs analyses d’œuvres particulières. Pour des raisons techniques, elles n’ont pas été reproduites ici. Cependant, j’invite quiconque recherche une analyse critique d’une œuvre en particulier portant sur un artiste à consulter l’index de l’ouvrage.
- • À noter finalement que le corpus utilisé par l’auteur a été intégré à la bibliographie sur la personne réelle (Par RDP, en cours).
INTRODUCTION : « Un savoir ignorant de lui-même »
Actualité de l’art pour la littérature contemporaine : « Quelle importance faut-il accorder aujourd’hui à l’histoire occidentale de l’art? D’une manière surprenante, les écrivains sont à même d’y répondre tant ils se tournent irrépressiblement vers le passé d’un art qu’ils ramènent au jour et relient par leurs récits au présent. Contemporaine est pour eux la peinture ancienne[,] et intimes ces peintres insignes de lointaine lignée [sic]. Il se forme une chaîne de transmission imprévue de la culture passée au sein de la littérature du tournant des XXe et XXIe siècles. Cette rencontre entre récits contemporains et histoire de l’art heurte les chronologies et les consciences, déjouant les parcours balisés, les effets de causalité, les normes d’évaluation et de présentation. Alors même que défilent sans interruption et dans la proximité des images anonymes à consommer puis à oublier, les écrivains puisent dans la profondeur de la mémoire occidentale des figures d’artistes dont la vie et l’œuvre valent d’être relatées à nouveau. Faut-il établir un parallèle entre ces deux phénomènes? Une alternative plutôt à un autre enchaînement et une aliénation dont tentent de s’extraire les histoires actuelles de la peinture d’autrefois. » Dans ce contexte, « la littérature lance le pari de redevenir créatrice de regards et non plus consommatrice d’images »; « D’aplomb dans la mémoire, elle plonge son regard jusqu’à un point de mire du passé artistique capable de répondre à l’urgence d’une demande aussi socioculturelle que littéraire; comment ‘retrouver une autorité où l’auteur, des auteurs fasse(nt) autorité.’ » (2007 : 11)
Visées – dialogue passé-présent : « […] la multiplicité des versions données à l’histoire de l’art récuse avant tout l’autorité d’un récit unique et témoigne pour le moins d’un souci de transmission culturelle. Le passé fait partie intégrante d’une esthétisation généralisée de la vie et qui loin d’être achevé devient une des expériences littéraires les plus fécondes de la contemporanéité. Dès lors, les écrivains opèrent dans le patrimoine culturel occidental un décloisonnement entre époques, genres et registres, un croisement de points de vue et de valeurs qui mettent l’histoire de l’art en rapport avec l’homme de masse […] » (2007 : 15)
Associe le phénomène au postmodernisme qui, bien sûr, enclenche « le processus de recyclages culturels par lequel l’ancien est d’autant plus estimable qu’il est absorbé et réutilisé à des fins esthétiques contemporaines, quotidiennes, existentielles » = « réutilisation d’une référence déjà disponible dans la culture » (2007 : 20) ; « La post-modernité [sic] rend à nouveau possible la transmission d’une histoire interrompue dont le narrateur reprend le cours et qu’il reprise en tenant compte de ses trous et de ses accrocs. » (2007 : 27-28) De même, l’absence d’avenir (lié au « présentisme ») serait-il remplacé par ce besoin de raconter des histoires, de refaire des traditions : « Le topos culturel de l’art, ce cliché rebattu et surexposé remplace l’utopie des futurs de l’histoire, reconfigurant surtout la littérature dans un espace de représentations communes où l’expérience narrative redevient possible, avec pour bagage un vécu collectif de nouveau transmissible. » (2007 : 29) ; « L’on aurait tort de croire qu’avec le déclin des idéologies se soit également effondré l’engagement littéraire. » (2007 : 29)
Relation biographique – biographème (détail) : « Si la littérature opère une révolution esthétique c’est dans la mesure où elle vise à mettre en liaison la peinture des maîtres avec une expérience de la vie à la fois sociale et vivante, dont le point de rencontre réside souvent dans un détail ponctuel, apparemment contingent d’une vie d’artiste ou d’une œuvre. Cependant cette rencontre déclenche une mutation sensible, interactive entre l’individu et le monde qui l’entoure : le détail assume une interface entre subjectivité et objectivité ainsi qu’entre savoirs intimes et pratiques culturelles, inversant les rapports d’autorité du su et du subi dans la vie collective. Ce détail ou point de contact est autant soumis aux schémas culturels qu’il y marque sa différence, notamment par l’extension qu’il prend dans la narration devenue son espace de déploiement. » « le récit sur l’art déjoue les clichés biographiques et iconographiques », « n’est pas une copie conforme culturelle, mais son symptôme déplacé » (2007 : 37).
Renversement dans la littérature contemporaine : on écrit sur des peintres de façon posthume, des peintres déjà célèbres : « Car la rencontre n’est plus prophétique comme elle pouvait l’être au XIXe siècle lorsque l’écrivain travaillait à ce qu’un peintre contemporain soit reconnu au regard de la postérité, mais posthume, puisque la reconnaissance se fait au regard des morts ensevelis sous la culture qui les encense; alors que l’artiste moderne méritait d’être défendu pour que son nom entre dans les temps futurs, aujourd’hui tout artiste admiré depuis des siècles mérite que l’on entende ce qu’il raconte de l’outre-tombe. Et ce récit révèle à la fois une parole qui n’avait jusqu’à aujourd’hui jamais été entendue – populaire, féminine ou fantasmée – et une autre généalogie – non linéaire, non progressive, non héréditaire. » (2007 : 39)
PREMIÈRE PARTIE : RÉÉVALUATION DE L’HISTOIRE DE L’ART : DE LA CLÔTURE DISCIPLINAIRE À L’EXTENSION NARRATIVE
Chapitre I : Un tournant épistémologique
Les écrivains s’emparent du « ‟détail” incongru d’une œuvre, de la face cachée ou de l’anecdote impromptue d’une vie » - le détail devient une « opportunité narrative » (2007 : 55)
Comme pour les autres types d’écriture de la personne réelle, la reprise d’une figure d’artiste peut avoir différentes fonctions. Ex : « l’écriture vient cerner un vide laissé par l’histoire » ou encore on peut vouloir culbuter « les acquis historiques » (77).
Chapitre II : Écritures plurielles de l’art dans son histoire
Hypothèse : la littérature viendrait suppléer un manque de théories en histoire de l’art. « S’il n’y avait pas la reconnaissance plus ou moins consciente d’une méconnaissance, une inquiétude quant au non-su de ce que l’on croit connaître, il n’y aurait sans doute pas tant d’écrivains concernés actuellement par la peinture. » (2007 : 79)
Importance des contaminations sur le marché éditorial (ce qui n’en fait plus des manifestations marginales), du dialogue avec les sciences humaines : « Entre les connaissances scientifiques et l’écriture narrative, fictionnelle, sinon essayiste ou autobiographique, les interactions ne peuvent plus être tenues pour marginales, puisqu’elles requièrent un espace éditorial où elles s’exercent et se développent. De fait, les maisons d’édition sont certainement les plus à même de recomposer le paysage intellectuel actuel : les sciences humaines y sont rendues perméables entre elles. […] les sciences humaines répondent aujourd’hui à des interrogations sur le savoir qui ne peut plus faire l’économie de l’écriture. » (2007 : 87)
Du même coup, ces « nouvelles écritures » (l’expression est de moi) participent aussi de l’effet de mondialisation et d’interdisciplinarité (la remarque est de moi).
Opposition entre science et littérature : « Car les amateurs ont leur utilité, ils se chargent d’une vérité intérieure encombrante pour la science; ils induisent de la croyance à l’intérieur d’un champ de plus en plus soumis à des critères de rationalité. » (2007 : 105)
Fonction critique de la littérature :
- − « Il y aurait nécessité à exhumer à partir des œuvres mortes un savoir sur l’art, une mort à l’œuvre en quelque sorte, là où l’“aura” exercerait son pouvoir, aux environs du fétiche et de la marchandise. Si la littérature procède à une mortification, c’est lorsqu’elle porte un coup fatal à l’emprise culturelle qui a pétrifié les œuvres d’art, avant même que celles-ci aient pu exister parfois ; elle accomplit un travail de critique en révélant ce qui a été enseveli dans les musées ou les galeries, mettant à vif une mort programmée, cultivée et commercialisée. Cette acception de la critique remet en question un genre devenu institutionnel qui a renié sa fonction en s’installant dans le confort des consécrations culturelles. En revanche, comme si “diluée” formellement à travers tous les autres genres littéraires la critique n’en continuait pas moins d’être efficiente, elle a réintégré aujourd’hui l’ensemble de la littérature d’où elle provient, y coulant comme une veine vivante et transgénérique depuis la comédie dramatique jusqu’au roman policier. » (2007 : 108)
- − « À l’inverse du XIXe siècle, la fonction critique de la littérature ne mobilise pas une élite culturelle, mais demeure au plus près d’une réception des stéréotypes diffusés dans sa largesse par la démocratisation de l’art. » (2007 : 110)
- − « Dès lors qu’il n’y a plus de limites, ni à une esthétisation du champ socioculturel, ni à cette réserve de sens que sont les tableaux de maîtres anciens infiniment aptes à être reformulés selon l’actualité, la littérature sur l’art s’étend d’un genre à l’autre où elle redéploie sa fonction critique première. » (2007 : 119)
Renversement du rapport au réel fin XIXe siècle/fin XXe siècle : « Alors que pour le naturaliste et l’esthète fin de siècle il s’agissait “d’en finir avec le roman par l’intrusion massive du réel dans la fiction, ici sous la forme de fiches documentaires en prise directe sur la vie, là par le biais de textes critiques ”, aujourd’hui l’inverse se produit dans le cadre d’une culture de masse : les écrivains ne rendent plus crédible le réel transformé en parodie culturelle. Le tableau, de référent historique, devient une référence dont on peut se jouer : il ne supporte aucun discours d’exception, mais devient une fiche signalétique parmi une série de référents culturels. L’œuvre d’art érigée en stéréotype relève d’une fiction dont la réalité ne peut être reconquise que par une histoire capable d’échapper aux discours culturels consensuels. Autour de la citation culturelle, c’est ainsi le réel et sa fiction qui font pivoter leur sens. » (2007 : 116)
La fonction critique de la littérature permet aussi d’aller du côté de l’histoire occultée des femmes :
- − Ici, on retrouve le même désir de réhabilitation, ce qu’Arambasin appelle une « mission de réparation historique » (123) ou de « réparation historique de l’art » (124).
- − Dans plusieurs cas, « le récit passe par la fiction autobiographique pour témoigner d’un vécu, d’un sujet de l’histoire que l’historiographie officielle, dans toute son objectivité, n’a pas retenu. » (2007 : 124) ;
- − « Cette reconfiguration généalogique prend souvent l’allure d’un récit de servante, ombre docile qui se tient derrière l’artiste grandiose, femme inculte et souvent sans parole qui trouve dans l’écriture contemporaine un mode d’expression par procuration : elle est la femme cachée dans l’histoire de l’art, celle qui exhume un autre savoir, intime et indigne de la mémoire universelle, et qui non sans hasard passe par la fiction autobiographique [dans quelques cas]. » (2007 : 125)
- − (On peut aussi consulter cette section pour plus de détails sur le sujet de la réhabilitation de figures féminines, p.119-126.)
- − Notons aussi la nuance intéressante : « Au fond, il ne s’agit pas de chercher la perle abandonnée dans les oubliettes, nul besoin de forcément “sauver” la femme, puisque chaque figure masculine dominante de l’histoire de l’art est en soi une gageure à relever pour un savoir ignorant de lui-même : c’est la face cachée et perdue d’une histoire glorieuse qui intéresse les écrivains d’aujourd’hui, qu’ils soient hommes ou femmes. » (2007 : 126)
La littérature actuelle serait porteuse d’un questionnement sur le legs artistique : « […] la littérature est à même de faire de l’esthétique de la réception une réévaluation de la discipline historique qui se tient devant un public qu’elle n’entend pas et auquel elle fait écran. C’est même un droit que revendique la littérature et qui constitue son combat critique. Alors que le manque de visibilité est lui-même masqué par la démultiplication des expositions, la littérature lui oppose une lecture qui parle de peinture bien sûr, mais aussi de celui qui la regarde, spectateur ordinaire d’un angle mort auquel appartient l’écrivain. Et tandis que la critique d’art a perdu le sens de la revendication en sombrant dans le consensus culturel sur l’art contemporain, les écrivains ont pris la relève, non plus pour défendre la valeur boursière d’un savoir conjoncturel sur l’art contemporain, mais un droit historique de savoir ce qu’est le legs artistique aujourd’hui. » (2007 : 126)
Chapitre III : Entre université et roman policier
Sur l’importance des figures du détective et du professeur historien de l’art dans les romans populaires. « Dans la place vide d’un texte correspondant à la peinture ancienne, le détective vient se loger pour proposer une intrigue qui soit heuristique, comme pouvait l’être la quête du peintre par le passé, elle-même prise entre causes, finalités et hasards. On peut se demander si, en jouant sur l’anachronisme, sans toutefois se passer des documents historiques pour l’élucidation des thèmes iconographiques, la littérature policière ne tente pas de devenir le texte qui aujourd’hui veut être lu au regard des tableaux de maîtres, devenant le texte à la fois manquant et virtuel qui fournirait l’explication de son histoire oblitérée, perdue, énigmatique. » (2007 : 152-153)
DEUXIÈME PARTIE : RÉÉVALUATION DES BIOGRAPHIES D’ARTISTES : DE LA MONOGRAPHIE AUX ESPACES DE VIE
Chapitre 1 : Vies posthumes
En guise d’introduction, Arambasin parle des monographies d’artistes qui tendent vers le scientifique, le factuel, pour leur opposer la vision proposée par Virginia Woolf dans ses essais sur la biographie. Cette dernière parlant de l’importance pour le biographe d’agrandir son champ d’action en « accrochant des miroirs dans les angles morts », Arambasin propose que : « L’image est d’autant plus belle que pour l’historien de l’art ces miroirs sont donnés par les œuvres d’art, angles morts qu’il s’agit de faire revivre en les raccrochant à leur tour aux vies d’où elles proviennent. Ce qui ne se voit pas n’est pas mort, mais juste maintenu hors champ (comme une voix off du visuel), si bien qu’en élargissant le cercle de la vie, l’invisibilité y prend place également (et devient sonore). L’intégration des miroirs dans les angles morts procède d’une combinaison savante, un mélange de faits et de fiction. […] Il faut donc inverser les perspectives : l’histoire ne devient réelle que par le biais imaginaire, car autrement elle demeure une matière morte à autopsier, à expertiser. » Elle termine par cette question : « Et si la gageure de la biographie était aujourd’hui de pousser le plus loin possible l’usage de la fiction dans la substance factuelle des vies d’artiste? » (2007 : 177)
Elle refait ensuite l’historique de la pratique biographique, spécifiant, comme nous le savons, qu’ : « Il y a surtout moyen aujourd’hui de distinguer entre ceux qui entretiennent les mythes biographiques et ceux qui inventent des vies du passé, distinction entre deux types de fiction historique dont certains écrivains du XIXe siècle ont précisément travaillé la nuance. » Elle donne divers exemples, dont Walter Pater et ses Imaginary Portraits (1887) et Marcel Schwob et ses Vies imaginaires (1896). (2007 : 181-182)
Légitimité nouvelle de la pratique biographique en régime contemporain : « On peut surtout se demander si la pratique artistique contemporaine n’a pas donné une légitimité aux écrivains pour réinvestir les biographies d’artistes, un champ du savoir qui leur avait été retiré par la modernité […]. La fiction est donc plus heuristique que trompeuse ou frauduleuse : elle permet d’induire ce que la science tarde à mettre au jour, étant un outil de prospection et d’analyse, voire une technique de restitution. » (2007 : 184)
Rapport réel/fiction : Dans la foulée d’une réflexion sur la valeur heuristique de la biographie, elle dit, à propos d’un récit particulier (mais cette remarque peut facilement s’élargir) : « Il offre une probabilité du réel qui rend l’imaginaire crédible. » (185) ; « Le souci de rigueur historique n’est pas incompatible avec la littérature, qui déploie son imaginaire chaque fois qu’une lacune apparaît. » (185)
— Dans la sous-section « La mémoire anonyme des grands peintres d’autrefois », Arambasin offre une réflexion intéressante sur le rôle de la littérature, sur le savoir qu’elle est susceptible d’apporter. Un des rôles premiers de la littérature est, bien sûr, de faire connaître et de rendre le savoir accessible (ici, le savoir historique et artistique), mais l’auteur pousse un peu plus loin en réunissant dans cette partie plusieurs visions d’écrivains. Voir p. 185-192 :
- • « En remplaçant le positivisme historique par l’esthétique de la réception, les écrivains permettent surtout au grand public de croiser le regard du spécialiste, dégageant un savoir sur l’art qui n’est pas monolithique mais tributaire d’une multitude de paramètres contradictoires et à facettes dans laquelle s’inscrit aussi la culture populaire. À l’évidence pour la littérature l’enjeu est de taille, il en va du sauvetage d’un pan entier de l’identité collective, dont la répercussion est trans-générationnelle. » (2007 : 185-186)
- • Il en va aussi pour la littérature de faire entendre les « voix », les « murmures », les mémoires des absents, des anonymes; enjeux qui ont pris naissance avec la Deuxième Guerre (des milieux d’innocents mouraient) et qui sont cristallisés dans les essais de Virginia Woolf sur la biographie, en particulier « L’art de la biographie » que l’auteur cite, spécifiant que : « C’est précisément le programme que s’assigne la génération actuelle pour laquelle le héros est précaire, hypothétique et anonyme. » (186) Inflexions données par Michon (Vies minuscules, Joseph Roulin, Maîtres et serviteurs).
—
Dans l’ensemble de la deuxième partie, Arambasin tente de décliner et d’analyser les diverses formes que peuvent prendre les biographies d’artistes. Elle parlera, par exemple, des « noms de personne » (c’est le titre d’une sous-section) qui constitue des programmes d’écriture : « Peut-on dire qu’aujourd’hui le nom propre de l’artiste constitue un programme à part entière, un mode de lecture qui structure autant le récit biographique que les œuvres? Plusieurs exemples viennent prouver qu’une biographie d’artiste peut aussi se construire autour d’un nom qui précisément cache une identité, voire une fiction identitaire, dont la littérature enregistre le mode de dépersonnalisation par la saillie d’une trace sensible, sa signature. » (2007 : 192) Elle analyse ensuite différents exemples et conclut cette sous-section en disant : « De même que les vies des maîtres anciens rayonnent ensemble autour d’une fiction contemporaine ou jalonnent l’autobiographie d’un écrivain, elles éclatent aussi dans les vies anonymes, se ramifient entre patronymes, homophonies et analogies, deviennent d’autres personnes, pour n’être surtout qu’une conception collective de l’esthétique. » (2007 : 1999)
Une autre façon que peuvent emprunter les biographies d’artistes est le récit des derniers jours, à propos duquel Arambasin explique : « La détresse soutenue des dernières heures de la vie des peintres est un sauvetage ultime de ce monde d’oubli esthétique : si elle échappe totalement à l’histoire, en revanche la littérature lui lance une bouée de secours et se met à son service, telle une chance que la poétique se donne aussi pour survivre et se retenir en retour à elle. » (2007 : 202)
Chapitre II : Le roman de la servante
Avec ce type de romans sur l’art, on est du côté des anonymes et du côté de la mémoire oubliée des femmes, du rapport au corps et au quotidien. La servante, comme personnage littéraire, se voit réactivée dans la littérature contemporaine comme une forme de « passeuse de mémoire » (l’expression est de moi) : « Entre visibilité culturelle et culture de masse, la servante réapparaît : elle occupe aujourd’hui une place symbolique au sein de la fiction littéraire, où elle assure le relais entre la sphère privée du lectorat et la mémoire anonyme des grands peintres d’autrefois, à la fois spectatrice de leur vie et narratrice de leur biographie. Parce que la société de spectacle rend passif le public auquel elle s’expose, on peut se demander si la servante du peintre ne continue pas d’être opérationnelle sur le plan fantasmé d’une culture à la fois nivelée et embourgeoisée. Son rôle serait alors de réveiller toute la richesse cognitive d’un patrimoine que l’époque a jugulée et recouverte de paillettes médiatiques : relais vers un ailleurs fictif de la culture, elle serait la manifestation active et discursive d’une instance populaire encore vivante, son épiphanie narrative. » (2007 : 208) « Si la servante est aujourd’hui choisie par les écrivains, c’est de manière à esthétiser l’histoire de l’art, à en sentir les aspérités, parce qu’elle se soumet aux contingences d’un milieu socioculturel dont l’histoire officielle des maîtres intemporels de l’art a effacé les traces. » La servante « se situe aux antipodes de toute identité biographique particulière » (2007 : 212). « Par un ultime renversement de la vérité en peinture, non seulement l’époque contemporaine ne reconnaît la grandeur de son patrimoine qu’au regard de ceux qu’elle y a délaissés, mais ne fait acte de son apprentissage de l’histoire qu’en prenant sa mesure au quotidien. » (2007 : 233)
Chapitre III : Esthétiques de l’autobiographie
Arambasin inventorie dans ce chapitre les formes autobiographiques que prend le récit des peintres et de l’art (moins pertinent pour nous). Elle signale que « La collection Musées secrets est particulièrement représentative de ces nouvelles Vies d’artistes qui relatent en fait la vie de leurs auteurs écrivains : elle semble surtout particulière aux écrivains français. » (2007 : 242)
Dans les cas autobiographiques : « Ce n’est certes pas la vie même de l’artiste qui intéresse l’auteur mais la fiction dont elle est porteuse, état actif de latence qui contient l’opus entier. » (2007 : 251)
Rôle de l’œuvre d’art dans la littérature contemporaine : « Que les œuvres d’art soient imbriquées dans le vécu, voire absorbées par l’histoire personnelle de l’écrivain ne signifie pas qu’elles aient perdu leur place dans le patrimoine universel de l’histoire de l’art. Elles ne sont pas réduites à une histoire anecdotique qui serait dérisoire car trop intime ou étroitement circonscrite. Parce qu’elles donnent à lire le croisement de paramètres temporels personnels qui échappent au déterminisme historique, elles configurent un horizon d’attente auquel personne n’aurait jamais pu songer et que personne à l’avenir ne pourra anticiper, dans l’indétermination la plus surprenante d’une histoire comparée des formes et des vies. Car l’œuvre d’art s’émancipe autant de sa conception d’origine que d’une évolution programmée par l’histoire de l’art. Au lieu d’être intégrée dans une histoire des genres, des mouvements ou des institutions, elle intègre à son tour dans son cadre iconographique un événement ponctuel inattendu mais déterminant, celui d’une révélation d’un sens à donner à l’existence humaine. En lieu et place d’un horizon d’attente, l’effet de déroute s’inscrit dans une postmodernité pour laquelle le sens individuel existentiel de l’expérience esthétique donne à la fois son orientation autant que sa signification à l’Histoire. » (2007 : 274)
TROISIÈME PARTIE : RÉÉVALUATIN DE L’EXPOSITION : DE L’ICONOGRAPHIE AU REGARD VIATIQUE
Chapitre 1 : « Iconofictions » : un tiers espace-temps
Arambasin appelle « iconofictions » des fictions qui tournent autour d’une œuvre d’art, celle-ci fut-elle absente ou disparue, comme dans certaines œuvres de Sophie Calle. Ce chapitre est donc moins pertinent pour nous.
Je retiens toutefois cette remarque sur le réservoir de « vies » que sont les tableaux et les portraits des peintres (pensons au Joseph Roulin de Michon) : « L’histoire de l’art ne peut pas connaître l’histoire personnelle de tous ces hommes et femmes portraiturés, qui en provenance de cabinets particuliers ou de demeures familiales ont soudain été rendus publics du fait de leur accrochage dans les musées. Souvenirs intimes ou témoignages d’existences oubliées, les portraits sont nimbés d’une ignorance qui touche par excellence l’imaginaire, comme une énigme ou un secret que l’on chercherait à partager. L’incongruité de leur présence face à des spectateurs qui ne leur étaient pas destinés leur confère un intérêt qui éveille la fiction, provoquant le récit capable de les soustraire au sommeil de leur demeure éternelle. » (2007 : 282)
Chapitre II : Récits de voyages antérieurs
Dans ce chapitre, c’est la thématique du voyage, de la « lignes de fuite » et de l’exil dans ses rapports à l’art et à l’écriture des œuvres qui sert d’angle d’analyse. Encore une fois, c’est plus loin de notre propos.
« Pour les écrivains aujourd’hui, le voyage de l’artiste s’effectue non plus tant selon des méridiens exotiques, mais suivant le décalage horaire que les arts plastiques ouvrent dans leur espace antérieur , une temporalité décalée du présent, trop passée ou trop inaccessible, prenant la forme d’un ailleurs plus originel que géographique. » (2007 : 329)
Chapitre III : Exposer le regard
Ce chapitre porte sur l’exposition d’œuvres d’art, sur le musée et les lieux d’art. Il est éloigné de notre propos. Conclusion : Vers une esthétique anthropologique
« S’il est vrai que les méta-récits de la modernité ne peuvent plus légitimer le présent, ceux de la culture marchande internationale ne le peuvent pas non plus. Il faut donc entendre tous ces micro-récits de fictions littéraires sur l’histoire de la peinture comme un pendant à ce qui se produit dans l’art contemporain, une nécessité de recentrer l’esthétique sur une anthropologie culturelle. Cette anthropologie passe à la fois par une remise en question de la globalisation socioéconomique actuelle, et par une reconstruction identitaire qui puise dans les images disponibles du patrimoine une source de résolutions inépuisables. Comme si deux systèmes de productions se faisaient concurrence, à la globalisation s’oppose la fabrique fictionnelle de l’art. » (2007 : 389)
Une particularité des fictions contemporaines aurait été de redonner « corps », si on veut, à l’art, à l’expérience intime de l’art : « Les réévaluations littéraires de l’histoire de l’art auront réactivé cette corporéité de la peinture et infiniment redistribué toutes les valeurs picturales pour que jamais elles ne se figent et continuent de poursuivre leur cheminement au regard d’une humanité à venir. La transmission passe par le paradoxe de l’oubli qui rend possible la mémoire, une sélection du savoir déjà acquis par une littérature qui partage avec la psychanalyse, la philosophie et l’histoire, ‘la croyance dans l’indestructibilité du passé éprouvé’ . En cette croyance réside sans doute aussi un enjeu plus que littéraire, esthétique et socioculturel, celui d’une civilisation occidentale en mal de survie parce qu’elle se sait aujourd’hui non plus destructrice seulement, mais destructible aussi. » (2007 : 396) Autres notes :
- • Une citation que je trouve intéressante empruntée à Kenneth White, Van Gogh, Flohic, 1994, (probablement p. 52 ou 8, 75 ou 76 [système de référencement déficient, disons!]) : « Dans la contemporanéité, on se sentait non seulement seul, mais même dégoûté – on avait envie de fréquenter des individus de toutes les époques avec lesquels on se sentait des affinités électives : des esprits qui dépassaient les époques et qui avaient un rapport originel à la terre, une vision fraîche du monde. » (Titre écrit en français je crois)
- • Un paragraphe consacré à la collection « L’un et l’autre », sur sa posture dialogique. Je retiens que le but de la collection accorde une « ambition historique à cette mémoire individuelle que n’effraie pas l’hybridation entre “l’auteur et son héros secret, le peintre et son modèle” […] » (2007 : 92)
- • Description également de l’entreprise des éditions Flohic avec la collection « Musées secrets » : « Dans cette collection un écrivain choisit l’œuvre d’un artiste ancien à partir de laquelle il élabore une narration. » Revue des objectifs de la collection, qui se voulait d’abord internationale puis s’est peu à peu tournée vers les écrivains francophones et la pluridisciplinarité. (2007 : 94) Plus loin, elle reparle de cette collection comme d’une esthétique « anti-histoire de l’art » (qui se veut rigoureuse, fondée sur les faits) (2007 : 96). S’attardant à l’évolution de la collection, elle note ce changement intéressant dans les titres, qui passent d’une « copule » où le nom de l’écrivain et celui de l’artiste se faisait face (tel & tel) à une phrase tirée du texte : « La préférence est donc donnée au texte plus qu’à la procédure. Et l’on passe ainsi de la confrontation entre l’artiste et l’écrivain à l’imbrication entre deux pratiques esthétiques. » (2007 : 102)
- • Une allusion à Le chef-d’œuvre inconnu de Balzac, nouvelle qui met en scène des personnes réelles mais à titre de personnages secondaires : Nicolas Poussin et François Porbus. Cependant, c’est le personnage fictif de peintre qui a marqué l’imaginaire à l’époque (voir p. 178). Que fait-on de ces cas? Sont-ils si différents de la mise en scène de la personne réelle aujourd’hui?
- • Philippe Delerm serait un cas particulier puisque les vies d’artistes se développent dans plusieurs de ses romans. (voir p. 182-183)
- • Cas de personnage secondaire réel : La vie de Joseph Roulin de Pierre Michon, employé des postes qui rencontre Van Gogh. Bien que Roulin ait réellement existé, la relégation du peintre en personnage secondaire est significative chez Michon, « car ce n’est plus l’artiste le sujet de l’hagiographie mais l’anonyme spectateur, celui par lequel une peinture a pour la première fois été donnée à voir ». « De fait, pour Michon la casquette du fonctionnaire est une aura qui signale une inversion des rôles : le peintre donne à voir son modèle à la fois témoin de sa peinture et premier disciple muet, dont l’écrivain à son tour est le témoin et le biographe. » (280)