I- MÉTADONNÉES ET PARATEXTE
Auteur : Dan Franck
Titre : La société
Éditeur : Grasset
Année : 2014
Désignation générique : Roman
Quatrième de couverture : « Un homme, appelons-le Off, tombe hors de sa vie, de son monde, de la société. Il était scénariste, vivait avec sa femme et ses enfants jusqu’au jour où… Et le voici recroquevillé dans les quelques mètres carrés de ce qui fut le garage à vélos de son immeuble, survivant de ses maigres droits d’auteur et cherchant désespérément à rompre son isolement. Les relations qu’il tente de nouer, cocasses, tendres ou mélancoliques, ne font que creuser son sentiment d’absence à une collectivité qui s’affaire désormais sans lui. Seul en ce monde, Off est une manière de Bartleby contemporain, attachant, invisible, universel. »
II- CONTENU GÉNÉRAL
Résumé de l’œuvre : Off, qui vit dans un local à bicyclettes, désespérément seul, a perdu sa femme et ses enfants dans un accident d’avion (on l’apprend au fil du texte). Il parle de sa vie d’avant, comment il gagnait raisonnablement sa vie en étant scénariste. Sa solitude le pousse à s’intéresser à une jeune fille et au chien des nouveaux locataires de son ancien appartement qui partent en promenade chaque matin. Il s’imagine s’occuper du chien pour gagner la sympathie des gens de l’immeuble, puis se ravise, s’imaginant plutôt séduire la jeune fille, ce qu’il ne fait pas non plus. Le petit restaurant habituel du protagoniste, Chez Alfred, est en deuil : monsieur Alfred est décédé. Off se fait passer pour un ami du défunt qu’il ne connaissait pas et se présente à son enterrement. On lui propose de conduire la voiture transportant monsieur Alfred. Après la cérémonie, on lui apprend qu’il a suivi la mauvaise voiture et qu’à cause de lui, monsieur Alfred a été enterré seul. Le restaurant ferme. Off se rend dans une papeterie où il achetait son matériel jadis. Le propriétaire, heureux de le revoir, lui offre des carnets et des crayons. Une fois chez lui, Off entreprend d’écrire. Il écrit principalement sur l’accident qui a bouleversé sa vie. Toujours en manque de sociabilité, Off se présente à une agence d’immobilier et affirme vouloir acheter un appartement luxueux. Il en visite quelques-uns, mais l’agente, Mme Berthe, n’est pas dupe : il n’a pas les moyens. Au lieu de le renvoyer chez lui, elle lui propose de terminer les visites avec elle. Tout au long de la journée, elle lui parle d’elle : de son ancienne vie de maîtresse entretenue et de sa déchéance causée par le vieillissement de son corps. Errant, oisif et malheureux, Off s’empare d’un caddie dans un stationnement de supermarché. Pendant plusieurs semaines, même plusieurs mois, il se promène dans la ville avec son caddie, à qui il commence même à parler à un moment donné, se ravisant ensuite. Le caddie et lui sont toujours ensemble. Il rencontre Mme Berthe et apprend qu’elle s’est fait renvoyée, remplacée par une plus jeune qu’elle. Pour la consoler, Off l’embrasse. Un matin, le patron de Mme Berthe cogne à la porte du placard à bicyclettes où loge Off et lui somme de quitter les lieux. Le protagoniste repart avec son caddie et ses maigres affaires, manque se faire attaquer par un groupe de néo-nazis, se fait sauver de justesse par la jeune fille et le chien qui aboie contre lui. Off s’installe en haut d’un immeuble désaffecté. Tandis que la relation avec son caddie s’effrite, il s’achète une craie pour dessiner des appartements à l’intérieur de l’immeuble. Il s’imagine que les gens de sa connaissance y habitent. N’ayant plus rien à faire du caddie, il le ramène au magasin. Voulant créer une analogie entre sa mort et celle de sa famille, il saute du haut de l’immeuble.
Thème(s): Isolement, scénarisation, pauvreté et déchéance, tristesse, deuil, côté cynique de l’existence.
III – JUSTIFICATION DE LA SÉLECTION
Explication (intuitive mais argumentée) du choix : Dès les premiers chapitres, nous sommes en présence d’un personnage en rupture avec le monde qui l’entoure. Off est dramatiquement seul et toute tentative qu’il fera par la suite pour se rapprocher des autres ou pour donner un sens à son existence se révèlera un échec.
Appréciation globale : J’ai adoré le style de Dan Franck, style qui fonctionne à merveille dans le cas d’un personnage déconnecté. Les détails insignifiants de l’existence deviennent intéressants, charmants ou lamentables. Ce roman est plaisant à lire malgré la lourdeur du sujet.
IV – TYPE DE RUPTURE
A) Rupture actionnelle : Off est incapable de se lier avec autrui, là est son grand drame. Toutes ses tentatives échouent ou finissent par lui sembler vaines. Il a conscience de son dépérissement depuis la mort de sa famille, mais ne tente à aucune reprise d’inverser son sort. Logeant dans un local à bicyclettes, vivant pauvrement, oisivement et seul, toutes les actions qu’il pose sont étranges, farfelues, désespérées, et sans la moindre prétention de changement. Il est hors du monde, de la société, n’existe pour personne.
De plus, bien que cela ne soit qu’un détail minime, le personnage s’appelle Off (absent ou vide en français) : « Off est le pseudonyme que je me suis choisi. Après de longues années d’usage, je continue à croire qu’il me va comme un gant. Je lui dois beaucoup. En un certain sens, il a déterminé ma vie. » (p.54), « Off, celui qui parle sans être vu. » (p.56)
« Je n’ai jamais aspiré quant à moi, me dis-je encore tout en lorgnant désespérément en amont puis en aval à la recherche d’un but approchant, je n’ai jamais aspiré à une place quelconque dans l’organigramme des fonctionnaires de l’art ou d’ailleurs. » (p.73)
« Peut-être aussi ne suis-je plus monté dans les étages du bâtiment D parce que les sous-sols me conviennent mieux, m’enferment dans une solitude sans ombres, me réduisent à la portion congrue d’une existence défaite contre laquelle je ne peux rien. » (p.92)
Il n’a pas le contrôle de sa vie, même pas de la lumière de chez lui : « […] chaque fois que l’ampoule s’allumait ou s’éteignait, cela occasionnait un déclic comparable dans ma cervelle, de sorte qu’il se produisait en moi un petit choc nuisant au développement harmonieux du fil de mes réflexions. » (p.99) À la fin, il dit être plus heureux à l’extérieur de son local à bicyclettes, mais ce n’est pas lui qui a pris la décision de partir.
« Si je fuis, je me fiche pas mal de l’endroit où j’atterrirai. Le plus important, c’est de partir. Dans mon cas, arriver ne mène à rien. Et surtout, nulle part. » (p.165)
B) Rupture interprétative : Il y a plusieurs choses qui échappent à Off dans sa compréhension du monde. De plus, les mesures désespérées qu’il va prendre pour sociabiliser feront en sorte que son rapport à la réalité sera faussé : il parle à son caddie (l’anthropomorphise) et trace des pièces pour des locataires imaginaires, par exemple. Aussi, il a de la difficulté à comprendre ce qu’il fait dans le monde, pour qui, pour quoi.
« Où me trouvais-je par rapport à la tasse? Derrière? Devant? Si je choisissais la latéralité, la réponse était simple : elle était à côté de moi. Mais, placée au centre de la table, ou même si je la rapprochais d’un bord ou de l’autre, la question restait sans réponse. » (p.68)
« Qui suis-je si je n’y suis pour personne? » (p.201)
« Quand il fait très froid, je coloris en jaune les bûches préalablement disposées dans l’âtre. Cela nous réchauffe le temps d’une illusion. » (p.225)
NOTE : le protagoniste a des pensées suicidaires et finit par se suicider. Voilà pourquoi, à mon avis, il est moins déconnecté que désespéré. De plus, le passage à l’acte est une action.
V – SPÉCIFICITÉS POÉTIQUES
La narration est autodiégétique, mais certains paragraphes sont extradiégétiques lorsqu’il raconte l’histoire de l’accident qui a tué sa famille.
L’histoire est écrite dans un carnet que Off s’est fait offrir à la papeterie au milieu du récit.
L’ironie et un certain cynisme désespéré sont utilisés pour décrire le monde que l’on comprend absurde.
Plusieurs situations sont analysées par le protagoniste du point de vue des AOC (les anciens patrons de Off) qui croyaient qu’une bonne histoire devait inévitablement être produite à partir d’une contradiction entre deux éléments opposés.