Fiche de lecture
1. Degré d’intérêt général
Quête: peut-être comme contre-exemple. D'une part, lorsque certains personnages tentent vraiment, concrètement, de s'évader de leur quotidien, ça se termine invariablement par un échec (mort, retour au bercail, folie, etc.). D'autre part, l'écriture au conditionnel qui démultiplie les possibilités du récit laisse entendre que toute entreprise est abandonnée avant même d'avoir été entamée. La quête serait alors uniquement considérée comme une éventualité, une possibilité, plutôt que comme une concrétisation des désirs des personnages ?
Diffraction: très pertinent. Les points 4 et 5 y sont consacrés.
Bien que la lecture de Fragments de la vie des gens soit douloureuse pour l'esprit (à ne pas lire un soir de déprime) et s'apparente, dans l'ensemble, à un martèlement oppressant et fastidieux, cet ouvrage me semble extrêmement pertinent dans le cadre d'une étude sur la diffraction, particulièrement pour la prééminence du processus itératif dans sa composition.
2. Informations paratextuelles
2.1 Auteur : Régis Jauffret
2.2 Titre : Fragments de la vie des gens
2.3 Lieu d’édition : Paris
2.4 Édition : Verticales
2.5 Collection : -
2.6 (Année [copyright]) : 2000
2.7 Nombre de pages : 331
2.8 Varia : sous-titré “romans”
4e de couverture: “On peut écrire un roman d'une page ou de trois mille. J'ai écrit la cinquantaine de “romans” qui composent Fragments de la vie des gens à la suite l'un de l'autre, pendant deux ans, sans la moindre interruption dans le temps. Je préfère les appeler “romans” et non “récits” ou “nouvelles” qui sont des mots tristes comme des cercueils.
Fragments de la vie des gens, c'est le prisme à travers lequel, à un certain moment de ma vie, j'ai vu non seulement mon existence, mais aussi la société tout entière. Je n'ai que l'expérience assez restreinte du milieu dans lequel je vis, pourtant, je me sens très proche de toutes ces zones de la société où la souffrance est obligatoire tant aucune chance ne vous est accordée.” R.J.
3. Résumé du roman
L'ouvrage rassemble 57 “romans” ayant pour thème principal la déchéance du couple et, plus généralement, le manque de consistance et le pathétisme d'une existence n'ayant que la routine pour unique pilier. La plupart des “romans” sont racontés selon le point de vue d'un personnage (il, elle ou je), chaque fois différent, et la déchéance précédemment évoquée se traduit souvent par une fuite désespérée, des actes de violence, un viol, la mort… La majorité des “romans” contiennent une échappée ou plutôt une tentative d'échappée hors de la routine, pour retrouver le sens de la vie, mais ces fuites se soldent toujours (ou presque toujours, mais je doute du “presque”) par un échec. Constat général peu optimiste: pour les personnages, le bonheur est impossible dans la routine, l'ennui ; le bonheur est impossible dans la fuite ; le bonheur est impossible.
4. Singularité formelle
Il me semble que Fragments de la vie des gens est organisé selon le mode de la variation en musique, la variation étant comprise comme “un procédé permettant de produire de multiples phrases musicales par des modifications apportées à un « thème »” (Wikipédia). Chacun des “romans” présente en effet une déclinaison de la routine, une possibilité qui est plus ou moins longuement développée. Les 57 “romans” sont numérotés.
5. Caractéristiques du récit et de la narration
Chaque “roman” est raconté du point de vue d'un personnage: presque toujours un “elle”, rarement un “il” et à quatre reprises un “je” (# 35, 36, 48 et 53). Il y a très peu de description des endroits ou des personnages, les dialogues sont atrocement insipides ou décousus (p. 191-192: “- Pourquoi n'es-tu pas allé au supermarché ? - Je souhaite à peine ta mort. - Tu y retourneras demain ? - Si j'essayais quand même de t'étrangler ? […] Il a essayé de serrer, il n'avait aucune force. - Tu n'y arrives pas ?”). Pour toutes les narrations à la troisième personne, le discours indirect libre est prédominant et ce sont d'ailleurs essentiellement les pensées des personnages ainsi dévoilées qui font progresser le récit et non les actions puisque celles-ci, en général, sont vaines, banales ou interrompues avant même d'être entreprises. Quant au ton de la narration, il est sec et complètement désintéressé, désabusé. Par exemple: “Elle lui a demandé s'il voulait boire quelque chose, il lui a raconté la mésaventure qui lui était arrivée la veille sur un parking. Puis ils sont allés s'accoupler dans la chambre.” (p. 208-9).
L'étude des temps de verbe est également révélatrice de certains éléments importants de la narration dans Fragments de la vie des gens. Le passé composé, à l'intérieur de phrases courtes, renforce l'aspect machinal des actions des personnages (voir notamment à la page 127). L'imparfait accentue le sentiment de répétition : “Quand elle sentait approcher la fin de son congé, elle se demandait pourquoi certains avaient la force de se jeter dans le vide, alors que d'autres ne faisaient qu'y penser” (p. 319). On retrouve également bon nombre de passages au conditionnel dans pratiquement tous les “romans”, passages qui ont pour effet de multiplier les possibilités de chaque “roman” et de permettre aux personnages de quitter leur routine, voire leur enfer. Ainsi, à la page 244: “Il aurait aimé qu'un des consommateurs accoudés au bar s'écroule sur le sol. Durant quelques secondes cet incident l'aurait diverti, il se serait même approché pour voir l'expression du cadavre. Une guerre l'aurait comblé, il aurait admiré les bombardements par la fenêtre de son bureau et en rentrant chez lui il aurait trouvé un grand trou à la place de sa maison. Sa femme et ses enfants ne seraient plus qu'un souvenir dispersé cinquante mètres à la ronde. Cette catastrophe l'aurait rendu en un éclair au célibat, alors qu'il n'aurait jamais l'énergie de mener à bien un divorce.” Grâce à un tel usage du conditionnel, la fiction se trouve démultipliée. Non seulement l'ouvrage contient-il 57 variations autour d'un même thème, mais, en plus, chacune de ces variations renferme à son tour un lot de nouvelles possibilités de fiction. Pour brosser une jolie métaphore, on pourrait voir le thème (routine, ennui) comme le tronc d'un arbre, les “romans” comme les branches et les possibilités fictionnelles entrevues comme les feuilles. Ou quelque chose du genre…
6. Narrativité (Typologie de Ryan)
6.1- Simple
6.2- Multiple
6.3- Complexe
6.4- Proliférante
6.5- Tramée
6.6- Diluée
6.7- Embryonnaire
6.8- Implicite
6.9- Figurale
6.10- Anti-narrativité
6.11- Instrumentale
6.12- Suspendue
Justifiez :
J'ignore quelle option choisir: les 57 “romans” sont uniquement unis par leur thématique et leur posture énonciative. Ni récit cadre, ni macro-récit, ni intrigue principale. Bref: narrativité multiple sans récit cadre.
7. Rapport avec la fiction
Rien de pertinent pour ce point.
8. Intertextualité
Pas la moindre.
9. Élément marquant à retenir
Il me semble que l'élément le plus intéressant de cette oeuvre est l'arborescence fictionnelle qui s'y développe, grâce à l'effet prismatique, la variation autour d'un même thème, que mettent en place les 57 “romans” et l'usage récurrent du conditionnel.